Décryptage du New Space : la conquête de l’espace entre enjeux de souveraineté et jeux d’influence

L'arrivée de nouveaux pays dans la communauté spatiale, la montée en puissance de l’économie numérique et l’entrée en lice d’acteurs privés ont accéléré la cadence de lancement des satellites. Avec près de 3400 satellites autour de la terre, l’espace extra-atmosphérique, espace commun par excellence, joue un rôle de premier plan dans la défense des pays et revêt une importance stratégique dans le fonctionnement de leurs sociétés contemporaines. L’espace est depuis quelques années sujet à de nouvelles tensions, les relations entre les acteurs sont complexes et les menaces plus importantes.

Pour faire face à ces menaces, des commandements hybrides regroupant le spatial et la défense ont vu le jour afin de préserver les intérêts stratégiques des nations les plus avancées. La conquête de l’espace a donc pris un nouveau tournant, elle n’est plus réservée aux grandes puissances spatiales que sont les États-Unis, la Russie et l’Europe. Les enjeux de la conquête spatiale sont désormais différents.

La recherche de puissance militaire à l’origine de la première utilisation de l'espace

A l’issue de la première guerre mondiale, l’Allemagne a investi dès 1929 dans l’utilisation militaire des fusées afin de contourner les restrictions imposées par le traité de Versailles qui limite le développement de sa force aérienne. La première exploitation de l'espace a donc été initiée par les travaux de recherche allemands sur les missiles balistiques qui utilisent les effets de la gravité dans leur trajectoire. En avance sur cette technologie, les Allemands ont développé pendant la seconde guerre mondiale le missile balistique Vergeltungswaffe 2 connu sous le nom V2.

Sur le plan militaire, l'utilisation des premiers missiles balistiques V2 était un échec. Ce missile a servi surtout dans la guerre psychologique menée par l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale. Néanmoins, sur le volet technologique, ce missile était une réussite non seulement à l'origine des missiles intercontinentaux mais aussi du vol spatial.

Pendant la guerre froide - l’espace est au centre d’une confrontation idéologique entre les deux superpuissances

 Dès la capitulation de l'Allemagne, la course entre les américains et les soviétiques a été lancée pour mettre la main sur les stocks, la documentation ainsi que les scientifiques impliqués dans la conception du V2. Cette opération est connue sous le nom de Paperclip pour les américains. Les deux blocs utilisent directement ou indirectement des V2 comme base pour leurs travaux sur les missiles balistiques, les missiles intercontinentaux, et les missions spatiales.

La guerre froide engagée après la seconde guerre mondiale, était une période de tensions caractérisée par une opposition idéologique et politique frontale entre les deux superpuissances les États-Unis et l’Union Soviétique. La conquête spatiale n’a pas échappé à cette bipolarisation, la confrontation idéologique s’était invitée dans la conquête de l’espace : des cosmonautes qui fondent dans l'espace l’espoir naturel d’une vie meilleure pour le modèle Soviétique d’un côté et des astronautes qui prolongent le mythe explorateur fondateur de la société américaine pour les États-Unis de l’autre.

Les avancées scientifiques liées à la conquête de l’espace ont été, tout au long de cette période, un vecteur de communication politique pour confirmer le bien-fondé des modèles de pensée des deux blocs. La mise en orbite de Spoutnik en 1957 a été présentée comme une validation du bien-fondé du modèle de développement soviétique “Il n’y a pas de vieux dieu barbu là-haut, seulement la science, seulement l’URSS” clament les commentateurs soviétiques. (1)

Par réaction à cette victoire soviétique, les États-Unis créent la NASA. Et malgré les réticences des scientifiques quant à l’intérêt du programme Apollo lancé en 1961 par Kennedy, faire marcher un américain sur la lune a été un objectif de premier ordre pour l’exécutif américain. Considéré comme le seul défi spatial que les soviétiques n’ont pas encore surmonté, l’alunissage de Neil Amstrong en 1969 a fait basculer le leadership de l’espace.

L'Europe a rejoint les activités spatiales un peu plus tard, la France a été la première nation à lancer son propre satellite A1 « Astérix » le 26 novembre 1965, suivie par le Royaume-Uni, qui lance Prospero le 28 octobre 1971. En 1973, l'Europe consciente de l'importance d'un accès autonome a pris la décision de construire le lanceur Ariane. En 1975, pour concentrer ses efforts, elle fait le choix de fusionner ses organismes dédiés à l’espace en un seul et unique organisme : l’Agence Spatiale Européenne (ESA)L'ESA n'a pas de souveraineté sur toutes les activités spatiales des pays membres : chaque état continue de mener ses propres projets en parallèle.

Les affrontements sécuritaires dans un espace militarisé 

Les premiers satellites ont servi dans un cadre d'affrontement sécuritaire entre les deux blocs. Observation, écoute, communication, navigation, ont été les principales applications des satellites militaires. Une pause intervient dans cet affrontement en raison des coûts et des difficultés économiques que connaissent les deux puissances. Une tentative de coopération a eu lieu dans le cadre de la mission Apollo-Soyouz du 15 juillet 1975, qui voit pour la première fois l’amarrage d’un vaisseau américain (Apollo 18) à un vaisseau soviétique (Soyouz 19). C’est ainsi que cosmonautes et astronautes échangent une première poignée de main à 200 km d’altitude.

Pendant cet événement, la symbolique a été tellement importante que cette mission a failli ne pas voir le jour pour une simple raison d'emboîtement : qui sera le vaisseau mâle et qui sera le vaisseau femelle ? Un système “ androgyne” a alors été inventé pour dépasser ce problème. Mais rapidement, la course est relancée dans le cadre de l’initiative de défense stratégique américaine. Les satellites sont utilisés en appui aux opérations militaires comme fut le cas dans la première guerre du Golfe (1990-1991) où 98% du renseignement image étaient apportés par les États-Unis. 

Changement de paradigme à la fin de la guerre froide, l’heure est à la commercialisation des applications spatiales

Après la chute de l’URSS, les États-Unis se retrouvent seuls leaders disposant d’une avance dans les industries de la technologie spatiale et de l’information. D’un point de vue géopolitique, les américains veulent éviter le pillage du savoir-faire soviétique par d’autres nations. Ils transforment alors leur station spatiale Alpha en Station Spatiale Internationale afin d'y accueillir les russes et d’autres nationalités.

D’un point de vue économique, le rapprochement de l’espace et des technologies de l’information est un véritable projet politique pour les américains. Sans adversaires idéologiques, les États-Unis devaient capitaliser sur leurs investissements. Il était primordial pour eux de préserver une industrie bâtie en partie sur l’effort militaire. Reconvertir les capacités technologiques accumulées pendant toute la phase de confrontation en outils pertinents est une priorité. L’administration Clinton a ainsi misé sur la technologie spatiale pour édicter de nouvelles règles dans les rapports de force internationaux. Il s’agissait d’exploiter les capacités américaines les plus avancées en matière d’observation de la terre (libéralisation commerciale en 1994 des satellites à haute résolution) et de localisation par satellites (décision de diffuser la plus haute précision au grand public sous contrôle gouvernemental prise en 1996).

Avec la privatisation de l’accès à l’espace, la conquête spatiale prend une tournure économique

Avec l'ouverture des marchés russe et ukrainien et l'apparition de capacités de lancement dans de nouveaux pays : Chine, Japon, Inde,  .., la situation change puisqu’il est désormais possible d'acquérir un lancement sur le marché commercial mondial. Une course commerciale est alors lancée.  En janvier 2001, l'amiral David Jeremiah, président de la Commission du Congrès chargée de la sécurité spatiale des États-Unis, déclare qu’« en matière spatiale, l'Europe est plus une rivale qu'une partenaire ».

Une étude publiée début 2016 révèle que plus de treize milliards de dollars avaient été investis aux États-Unis entre 2000 et 2015 dans un peu plus de quatre-vingts start-ups spatiales créées dans l'intervalle. L'industrie du lancement a été le premier secteur spatial concerné par la privatisation, disrupté par des start-up comme Space X, Blue Origin, Virgin Galactic.

L’arrivée des acteurs privés et des GAFA avec de grandes capacités financières et un potentiel important d’innovation est en train de réinventer l'usage civil de l'espace jusqu'alors cantonné à des tâches d'observation de la Terre, d'étude de l'univers, d'exploration, de démonstration de technologie et d'une activité humaine en orbite basse. La convergence de l'industrie numérique et de la conquête spatiale dans le cadre du New Space est devenue un moteur de développement économique qui fait de la donnée spatiale un produit à forte valeur.

La course à la fourniture d’internet haut débit depuis l'espace est d’ailleurs l’un des enjeux du moment : les principaux projets de constellations sont Starlink de SpaceX et Kuiper d’Amazon. Ce dernier prévoit notamment de déployer 3200 satellites dans les années à venir. L’Europe a pris des mesures en 2014 pour s'équiper de lanceurs moins coûteux afin de faire face à la nouvelle concurrence. Elle a également réformé la gouvernance de sa politique de lancement en intéressant plus directement l'industrie aux résultats commerciaux des investissements publics européens. D’autres pays ont suivi cette tendance. L’agence spatiale japonaise Jaxa (Japan Aerospace eXploration Agency) a lancé en 2018 un partenariat public-privé afin de développer l’industrie spatiale.

La montée en puissance de nouvelles nations

La privatisation de l'accès à l’espace a permis de réduire les coûts, levant par la même occasion les barrières à l’entrée et ouvrant ainsi les portes à de nouveaux entrants que sont les pays émergents. Le déploiement des satellites s’est alors accéléré, dopé également par l’arrivée des nanosatellites et des capacités de lancements multiples. Avec une augmentation de 120% par rapport à 2019, 2020 a été une année record: 104 lancements orbitaux réussis ont été effectués à partir du territoire de 9 pays, 4 vols habités, 1272 satellites ont été mis en orbite par une fusée ou déployés dans l’espace dont 1008 dédiés aux télécommunications.

La Chine arrive en tête des lancements en 2020 avec 37 tirs, suivie des États-Unis avec 35 tirs, la Russie 14 tirs, la Nouvelle Zélande 6 tirs et l’Europe 5 tirs. Viennent ensuite l'Inde, l'Iran et Israël. L’Agence spatiale nationale chinoise (CNSA) a rattrapé ses homologues russe et américain dans tous les secteurs de la conquête spatiale : les lanceurs, les satellites, les vols habités, les rendez-vous spatiaux, les laboratoires de l’espace et la conquête de la Lune.  La Chine est devenue le troisième pays à maîtriser l’ensemble des secteurs et s’impose sur la scène internationale comme une puissance spatiale.

Les ressources de l’espace : le droit spatial international laisse la place aux jeux d’influence 

Dès 1967, un traité a permis de poser quelques grands principes sur l'exploitation des ressources de l'espace sans être restrictif afin de pouvoir faire converger les différentes puissances du moment. Selon l’article I du traité de 1967, l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique.

L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen (art 2 du traité de 1967). Mais ce traité laisse  un vide juridique autour de l'exploitation des ressources extraterrestres. Avec la montée en puissance des acteurs privés, l’accès aux ressources de l’espace revêt un caractère central et relance un sujet en statu quo depuis des décennies.

Le Space Act promulgué en 2015 appuyé par le décret présidentiel émis sous Donald Trump en 2020, bouleverse le consensus international du droit spatial, il autorise les entreprises des États-Unis à s'emparer des ressources de l'espace. Ces dernières seront juridiquement protégées par cet « Act ».  Les États-Unis ont également signé les accords Artemis avec le Canada, le Japon, les Émirats arabes unis, et bien d’autres pays dont l'objectif est de « renforcer et mettre en œuvre le traité de 1967 sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique ». Cette démarche marque clairement le passage en force des États-Unis et leur motivation pour influencer le droit international et imposer des normes juridiques pour les activités spatiales dans l’intérêt de leur industrie spatiale et de leur économie numérique. 

La protection des intérêts stratégiques : l’extension de la souveraineté territoriale à l’espace

La doctrine de l'extension de la souveraineté territoriale à l’espace n’est pas nouvelle. Pour Rumsfeld, toute attaque dans l’espace doit être considérée comme une attaque sur le territoire même des États-Unis, écrit Laurence Nardon, chercheur et responsable du programme Amérique du Nord de l’Ifri (2)

Une journée sans satellites, sans l'espace, c'est impossible. Tous les secteurs économiques bénéficient de l'espace, depuis la gestion d'énergie, la synchronisation des transactions bancaires, la gestion des risques et des catastrophes naturelles, le suivi environnemental, la mise en œuvre et le contrôle d'entreprises publiques... - Murielle Lafaye

Avec une dépendance croissante à l’espace de nos sociétés contemporaines, les pays les plus avancés dans le domaine spatial deviennent les plus vulnérables et les plus exposés aux menaces, que ce soit dans leurs activités de sécurité, de défense, de télécommunications ou d’accès à internet.  La souveraineté de l’espace devient une extension naturelle de la souveraineté territoriale, une vision géographique de l’espace est en train d’émerger. 

La nouvelle doctrine militaire : La convergence du militaire et du spatial

Ces dernières années (3),  nous avons assisté à une escalade des confrontations et tentatives de déstabilisation dans l'espace : espionnage, brouillage, tests de missiles anti-satellites, ce qui remet l’enjeu sécuritaire spatial au premier plan. Le traité de l’espace de 1967 dans son article 4 interdit de placer des armes de destruction massive en orbite et pose le principe d’une utilisation de l’espace à des fins pacifiques. Ainsi, le fait de placer une arme conventionnelle dans l’espace n’est pas formellement interdit, pas plus qu’il ne peut être considéré comme étant « en soi » une disposition agressive. 

Avec l’arrivée de ces nouvelles menaces couplée à la dépendance croissante à l'espace, la convergence du militaire et du spatial est devenue inévitable, elle commence à se concrétiser dans différents pays. Le 29 août 2019, Donald Trump a lancé un commandement militaire de l’espace. En juillet 2019 Emmanuel Macron a annoncé la création de l’armée de l’air et de l’espace, et le 9 mars 2021 la France a lancé AsterX, premier exercice militaire spatial en France et en Europe organisé par le nouveau commandement.

Vers une nouvelle géopolitique de l’espace

Les États-Unis s’imposent comme une hyperpuissance qui domine le secteur spatial et y consacrent une cinquantaine de milliards de dollars chaque année. Ils tentent de bouleverser le vieux consensus international concernant l’exploitation des ressources spatiales et multiplient les actions d’influence sur le droit spatial afin de soutenir les acteurs privés américains.  La Chine de son côté est en train de s’imposer comme une puissance spatiale de premier plan et ses taïkonautes contribuent à forger l’image d'une nation conquérante dans la continuité de son offensive économique.

L'Europe est menacée dans la viabilité de ses activités spatiales notamment sur son activité de lancement. Même après les réformes apportées à sa gouvernance spatiale, l’Europe peine à faire face à la cadence imposée par ses homologues américains et chinois qui bénéficient du soutien des géants du numérique : les GAFA pour l’un et les BATX pour l’autre. En France, le CNES continue sa politique d’ouverture à la coopération au-delà des frontières européennes : avec les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, le Japon, mais aussi le Canada, les Émirats arabes unis, Israël, le Portugal, Singapour, et bien d’autres encore.

En plaçant les enjeux économiques au cœur de la conquête spatiale, le New Space bouscule la hiérarchie établie, relance l’activité spatiale, redessine la souveraineté territoriale et remet les enjeux sécuritaires au cœur des confrontations.  Cette nouvelle configuration ouvre la voie à une géopolitique spatiale qui se construit autour de nouvelles confrontations et de nouvelles alliances.

 

Mohamed-Ali RAZGALLAH
Auditeur de la 36ème promotion MSIE

Notes

1.       PASCO Xavier, Le nouvel âge spatial de la guerre froide au new space, CNRS EDITIONS p376.

2.      " L’Arsenalisation de l’espace : les projets américains", Institut français des relations internationales, décembre 2006, p6.

3.       TOURAINE Patrice et PÉRONO Pierre-Stanley, JALUSOT Marine, "Les nouveaux enjeux de l'espace", éditions VA Presse, 2021.