Défaite informationnelle sociétale contre un projet touristique au Pérou

En octobre 2019, les aborigènes Anungu décidèrent d’interdire l’ascension du massif rocheux d’Uluru, aussi appelé Ayers Rock, au grand dam des centaines de milliers de touristes visitant l’Australie et considérant ce monolithe comme étant incontournable. En effet, l’affluence touristique sur ce site, classé sur la liste du patrimoine de l’UNESCO, a augmenté de 25% en un an, ce qui fut perçu par les propriétaires comme un danger pour la pérennité de ce lieu sacré dans la culture aborigène. A l’inverse, le gouvernement péruvien a décidé de construire un aéroport international, à Chinchero, ville située à 60km du Machu Picchu. Ces vestiges de la culture Inca font partie de la liste des 7 merveilles du monde moderne, établie par l’American Society of Civil Engineers, chargée depuis 1964 de reconnaitre « les monuments historiques du génie civil ». De nombreuses voix péruviennes et étrangères, de tous horizons, se sont alors levées, mettant en avant les risques importants de disparition à terme de la fortification Inca, ainsi que les dégâts environnementaux que ce nouvel aéroport va engendrer. De son côté, le gouvernement péruvien tente de démontrer son absolu nécessité pour garantir des opportunités de développement économique durable pour les habitants de cette région, qui est la plus pauvre du pays. Cependant, si certains Péruviens « locaux » vont en effet pouvoir profiter de cette ouverture au tourisme de masse, la plupart des bénéfices seront engrangés par des compagnies étrangères. Aussi, non seulement les populations locales ne verront pas leur sort s’améliorer, mais en plus le tourisme de masse va impacter négativement cette région, berceau de la culture Inca.

L’économie touristique au Machu Picchu

Le Pérou est une destination privilégiée par les touristes et ce depuis 2010. En effet, le nombre de touristes étrangers croît de l’ordre de 7 à 8% chaque année pour atteindre 4,4 millions en 2018. En termes de répartition, 63% des touristes ont pour destination Lima, qui est la capitale, et 51%, la ville de Cuzco dans laquelle se situe le seul aéroport pouvant accueillir des vols nationaux, dans la région du Machu Picchu. L’objectif fixé (avant la crise du COVID) par le ministère du tourisme péruvien était d’atteindre les 7 millions de touristes étrangers en 2021. Cet axe de développement économique repose sur le fait d'accroître la capacité d’accueil du Pérou (transports, hébergements, infrastructures).

C’est donc dans cette optique que le gouvernement a pris la décision de développer l’aéroport Alejandro Velasco Astete. En effet ce dernier est limité dans sa capacité d’accueil car, étant proche du centre-ville de Cuzco, sa piste n’est pas adaptée pour recevoir des vols internationaux, en provenance principalement des grandes villes nord-américaines (Miami, Los Angeles...) mais aussi des capitales sud-américaines. Ainsi, le 14 mars 2021, Hyundai Engineering & Construction Corporation et un consortium de 3 entreprises locales signent un contrat de 658 millions de dollars avec le gouvernement péruvien, pour la construction d’un nouvel aéroport basé à Chinchero, censé ouvrir en 2025. Il sera situé à 58 km au sud-est du Machu Picchu et à 30km au nord de Cuzco, à une altitude de 3720m et aura une capacité d’accueil de 6 millions de passagers par an, soit une hausse de 60% par rapport à l’aéroport actuel de Cusco.

La capacité de persuasion d’intérêts étrangers comme le groupe Belmond

De nos jours, un touriste souhaitant visiter le Machu Picchu doit tout d’abord se rendre à Cuzco en avion. Une fois à Cuzco, le touriste a le choix entre 2 solutions : “train + marche” ou “train + bus”.

15% des touristes choisissent le moyen le plus sportif, une marche programmée sur 4 jours (Classic Inca Trail), temps nécessaire pour parcourir 44 km (distance entre le kilomètre 88 de la voie de chemin de fer et la Puerta Del Sol du Machu Picchu). Pour effectuer cette marche, le touriste devra obtenir un permis pour emprunter le Chemins des Incas (nécessité de réserver le circuit 6 mois à l’avance) et débourser 400$.

La plupart des touristes (85%) choisissent la solution “Train + Bus”. Ils ont alors le choix entre un voyage d’une journée (aller/retour Cusco- Machu Picchu dans la journée) ou de 2 jours avec une nuit dans la ville Aguas Caliente. Le prix de ces trajets aller/retour varient entre 100$ et 460$ en fonction du type de train et classe que le touriste souhaite prendre. A noter que la version luxe du trajet à 460$ est en partenariat avec le groupe hôtelier Belmond. Deux compagnies d’exploitation ferroviaire sont sur ce marché : Inca Rail, spécialisé dans les trajets de Ollantaytambo à Aguas Caliente et PeruRail sur les trajets Cusco - Aguas Caliente. Ces 2 compagnies ont à ce jour une concession d’exploitation délivrée jusqu’en 2034. De plus, le groupe Belmond est actionnaire de la compagnie PeruRail.

D’un point de vue hébergement, plusieurs solutions sont possibles dans la ville d’Agua Caliente avec des tarifs par nuit allant de 50$ à 500$) par contre aux abords du Machu Picchu, il n’existe que l'hôtel 5*, Sanctuary Lodge, appartenant au groupe hôtelier Belmond et dans lequel le prix d’une nuit commence à 1000$.

Enfin le tarif du ticket d’entrée pour visiter la cité Inca, varient en fonction des sites que le touriste souhaite visiter entre 50 et 70$, somme à laquelle il faudra ajouter 10$ par personne pour le guide, censé être obligatoire pour toute visite. En réalité, il est encore possible de visiter le Machu Picchu sans guide. De plus, sous pression de l’Unesco, le gouvernement a mis en place toute une organisation des visites de manière à limiter le nombre maxi de touristes par jour, de manière à assurer la préservation du site. Avant la pandémie du Covid, la limite était fixée à 3000 personnes par jour. Aujourd’hui avec l’organisation mise en place, la limite a été rehaussée à 6000 personnes. En effet la nouvelle organisation limite le temps de présence des touristes sur le site avec 3 créneaux de 2 heures de visites par jour.

A la vue de l’ensemble de ces données il est aisé de comprendre que les visites du Machu Picchu sont une source importante de revenus pour la région du Machu Picchu mais aussi pour quelques entreprises étrangères et notamment le groupe Belmond.

Critiques du projet et réponses du gouvernement péruvien

Une multitude d’acteurs et de voix se sont élevées contre ce projet d’aéroport :

. Association Internationale du Transport Aérien (AITA)

Les premières critiques et certainement les plus déroutantes ont été émises par l’AITA, organisation qui regroupe 260 compagnies aériennes (83% de trafic mondial). Il s’avère que ce projet s’est monté sans concertation avec les futurs utilisateurs de l’aéroport. L’AITA met notamment en avant le fait que les vents violents “de cisaillements” sévissant dans cette région montagneuse, accroissent les risques liés aux décollages et atterrissages et que la piste prévue ne permettrait pas de faire atterrir des gros porteurs. Suite à ces remontées, le gouvernement péruvien a sollicité l’AITA pour trouver des solutions...mais la relocalisation de l’aéroport n’a pas été évoquée.

. Archéologues et historiens

La première personne étrangère à s’opposer au projet fut Natalia Majluf, historienne spécialiste de l’art péruvien et qui dispense ses cours à l’université de Cambridge. En 2019, elle lance une pétition qui demande au président de l’époque, Martin Vizcarra, soit d’annuler le projet, soit de changer sa localisation. Cette pétition signée par l’ensemble des archéologues et historiens travaillant ou ayant travaillé sur les ruines du Machu Picchu, exprime les craintes de ces derniers concernant la préservation des sites Incas. En effet, le passage de nombreux avions en basse altitude, endommagerait les ruines et les pollutions environnementales et sonores seraient inévitables. Il y aurait donc des risques de fortes perturbations de la faune et la flore locale et la venue massive de personnes dans la région augmenterait significativement la quantité de déchets à traiter, sujet sur lequel aucun projet n’est actuellement en cours. De plus, Natalia Majluf craint que les constructions immobilières touristiques non maîtrisées viennent dénaturer et endommager les différents sites archéologiques.Enfin elle met en avant le fait que le nombre limite de visiteurs quotidiens (établi à 2250 personnes) est déjà régulièrement dépassé alors même que le nouvel aéroport n’est pas encore construit.

Face à ces remontées, le gouvernement péruvien a demandé à un comité technique de statuer sur ce nombre limite de visiteurs quotidiens. Ce comité est composé de représentants politiques de la région de Cuzco, de responsables locaux du tourisme et commerce extérieur, d’un représentant du ministère de la culture et d’un responsable du service national de protection de l’environnement. La répartition inégale entre représentants de pans économiques et ceux des questions culturelles et environnementales, a logiquement conduit à la validation de la hausse du nombre limite de visiteurs quotidiens des ruines de Machu Picchu, passant de 2250 personnes à 3500 maximum (+ 50%).

Concernant les autre remontées (passage des avions, déchets,etc.) la seule réponse donnée par le gouvernement péruvien a été celle de Carlos Oliva, ministre des finances, qui répéta,à de nombreuses reprises en 2019, que l’aéroport devait être construit le plus rapidement possible car absolument nécessaire pour la ville de Cuzco.

. Syndicat des porteurs du Chemin de l’Inca

Comme déjà présenté précédemment dans cet article, un des moyens d’accéder au Machu Picchu est d’emprunter le Chemin de l’Inca. Cette marche de quatre jours, nécessite la présence de porteurs. Aussi lors de la création de ce circuit touristique, dans les années 70, les péruviens, vivant dans la région, ont vu cette nouvelle activité de “porteur” comme une façon d’augmenter leurs maigres revenus issus de l’agriculture. Tout animal pour le transport étant interdit de manière à préserver le Chemin de l’Inca, la difficulté physique de ce nouveau travail est considérable et les touristes toujours plus exigeants.

. Une ONG en appui aux opposants au projet

De plus, dans un rapport de l’ONG Inka Porter Project, celle-ci dénonçait les conditions déplorables dans lesquels travaillent ces porteurs : vêtements et chaussures inadaptés, poids excessif et non contrôlé des bagages, l’interdiction d’emporter des affaires personnelles, quantité et qualité de la nourriture inadéquate. Payés entre 2,9$ et 7,25$ par jour, les porteurs doivent encore déduire à ce salaire le coût de leur nourriture et la casse éventuelle d’objet survenue pendant la marche. De plus en cas d’accidents, aucun dédommagement n’est prévu. Fut alors créée en 2004 la Fédération régionale des porteurs du Chemin de l’Inca Daniel Estrada. Cet exemple des porteurs illustre bien le fait que le développement économique d’une région n’est pas synonyme d ‘enrichissement de sa population. En 2013, 24,7% de la population de la province de Cuzco vit en dessous du seuil de pauvreté alors qu’à l’échelle de la région, c’est 51,1% de la population. Ainsi, si la population urbaine semble bénéficier de l’économie touristique, ce n’est pas le cas des populations rurales. En effet le faible niveau d’éducation de la population de cette région, condamne les habitants de cette région à des travaux à faibles revenus et même à Cuzco, les managers des plus grands hôtels ne sont pas péruviens.

Une défaite sociétale

Le projet de construction du nouvel aéroport international à Chinchero a fait, pendant 5 ans, l’objet de report à la suite aux nombreuses critiques, pétitions de différents acteurs, remettant en cause le bienfondé de ce projet face aux enjeux culturels, environnementaux et économiques. Cependant, après de nombreux aléas, le projet a été validé et lancé. Si l’axe de développement économique de la région de Cuzco est louable, il n’en reste pas moins que les populations locales ne bénéficieront que faiblement de ce développement et que les risques quant à la pérennisation des sites Incas sont considérables. Cette vision court-termiste du gouvernement, certainement liée au calendrier politique, est d'autant plus étonnante que si les sites sont trop endommagés pour être visités, le principal axe de développement économique de cette région, comptant parmi les pauvres du Pérou, disparaîtra.

Jeremy Blanchard

Sources

- Site ProInversion, , 2010

- Site Hyundai E&C, , 2021.

- Site Novethic, 2019.

- Site Aviacionline, 2021.

- Rapport du comité technique de la région de Cuzco, Comité technique, 2014.

- Site Andina, 2021.

- Site OpenEdition, 2013.

- Présentation aéroport Chinchero, Proinversion, 2014.