Déréglementation du foncier agricole : quels risques pour la souveraineté alimentaire française ?

La diversité du système agricole est le socle fondateur de la souveraineté alimentaire française 

Appréhender le monde agricole, c’est d’abord et avant tout faire preuve de prudence face à sa complexité. C’est aussi comprendre que l’agriculture s’articule spatialement et temporellement ; spatialement, car les productions sont dépendantes des conditions pédo-climatiques, temporellement, car l'agriculture marque avant toute chose un rapport au vivant très étroit entre l’homme et la nature et suit des cycles saisonniers. De ce fait, l’agriculture ne peut pas être considérée au même titre qu’un autre secteur économique. 

Jusqu’à présent l’agriculture française a su tirer parti de ces deux réalités pour exprimer son potentiel à travers la diversité des productions nationales. En effet, les agriculteurs français produisent du blé, du sucre, du vin, du fromage, des bananes, de la vanille, de la viande… Très peu de pays au monde sont capables d’égaler cette diversité. D'autre part, les productions françaises sont qualitativement diversifiées : des produits premiers prix comme des produits de très haute qualité naissent dans les fermes françaises chaque année, même si la part de l’agriculture cœur de gamme tend à se contracter. La production agricole française offre donc une richesse dans la variété et dans la qualité des produits jusque-là inégalée.

La singularité du modèle Français

Elle s'explique entre autres par trois spécificités. D’abord, la France dispose de conditions pédo-climatiques très variées. La France est le point de rencontre entre la mer et l'océan, les montagnes et les plaines, les plateaux et les vallées, offrant ainsi une diversité de paysages allant des polders aux sommets alpins. Elle est méridionale et septentrionale. Elle est calcaire, argileuse, granitique et basaltique… L’agriculture française n’est pas exclusive à la métropole : il y a aussi des systèmes agricoles dans les départements et territoires d’outre-mer. Toutes ces caractéristiques font qu’il n’y a pas une agriculture française, mais des agricultures françaises. Ensuite, l’agriculture française est encore aujourd’hui majoritairement familiale et facilite la transmission d’un savoir-faire unique au monde. Avec une moyenne de 69 ha par exploitation, la France ne peut pas rivaliser face à la productivité des méga-fermes, mais elle se démarque par son rapport authentique au vivant. Enfin, les outils de productions agricoles sont à 66 % détenus par les agriculteurs ou leur famille, ce qui offre une autonomie et une indépendance quant aux choix qu’ils prennent. La majeure partie des exploitations françaises sont gérées avec une vision sur le long terme. 

Cet équilibre a en partie été maintenu à travers le temps grâce à des dispositifs juridiques et économiques dont font partie le fermage et les SAFER. Mais face au renouvellement générationnel qui s’impose et aux difficultés des jeunes à s'installer, l’équilibre pourrait être rompu. Le génie de l’agriculteur français serait alors déstabilisé ! Pour répondre aux défis qui s’imposent au monde agricole, des mutations vont nécessairement se produire. 

Depuis les années 1980, des sociétés non agricoles, via des GFA investisseurs, peuvent acheter du foncier agricole, sous réserves de certaines conditions, et dans un esprit de coopération avec le monde agricole. Aujourd’hui, 14 % des surfaces agricoles françaises utiles sont exploitées par des sociétés financiarisées. Toutefois, le succès des GFA investisseurs est contrasté et n’a pas permis un fléchage suffisant des investissements vers le monde agricole. Pour relever le défi du renouvellement générationnel, le Gouvernement français propose, dans son projet de loi sur l’orientation agricole, de remplacer la logique coopérative par une logique de rentabilité. Ce projet de loi vise à placer la souveraineté alimentaire française au cœur des politiques publiquesMais rappelons-nous, comme l’a dit Emmanuel Macron, le 12 mars 2020, dans son allocution télévisée : “Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d'autres est une folie”. Pourtant, quatre années plus tard, le gouvernement fait exactement le contraire de ce qui a été dit. Le projet de loi d'orientation agricole qu’il soutient menace directement la souveraineté agricole française à moyen et à long terme. Une folie !

L'attirance spéculative des fonds d'investissement concernant le foncier agricole Français

Permettre à n’importe quel investisseur d'acquérir du foncier agricole, c’est remettre le destin de la souveraineté alimentaire entre les mains du hasard. Les fonds d’investissements et les grands groupes sont aux aguets.

Contrairement aux pays anglo-saxons, la France ne dispose pas de fonds d’investissements puissants. De fait, il est probable qu’à moyen terme, des fonds américains comme BlackRock, Vanguard ou ceux des universités américaines achètent du foncier agricole en France. Idem pour les fonds anglais. Ce phénomène de prédation de secteurs économiques entiers par des fonds anglo-saxons n’est pas inconnu. A deux heures de vol de Paris, en Ukraine, c’est exactement ce qui est en train de se passer. En 2021, contre l’avis de 81 % des Ukrainiens, Zelensky a fait tomber le moratoire qui interdisait à des entreprises étrangères d’acheter du foncier agricole. Depuis, les entreprises étrangères et les fonds d’investissements se ruent sur les terres agricoles ukrainiennes. L’Ukraine n’est pas un cas isolé : il se passe exactement la même chose en Espagne où des fonds (notamment américains et canadiens) ont acheté pour 2 milliards d’euros de terres agricoles en 2023. Avec un scénario semblable en France, les résultats seront probablement les mêmes. 

Les grands groupes ont aussi intérêt à vampiriser le foncier agricole. En effet, avec les nouvelles réglementations de neutralité carbone, les entités qui pollueront le plus vont chercher à compenser leurs émissions. Seulement, uniquement les forêts et les sols agricoles permettent aujourd'hui de stocker rapidement et à coût réduit du carbone. Acheter des terres agricoles serait donc une manière pour les grands groupes d’atteindre les objectifs « carbone » qui leur sont imposés. La conséquence est que le foncier agricole va être détourné de sa fonction première, nourrir, pour permettre le stockage du carbone. Ces phénomènes sont observables en Afrique : des grandes entreprises investissent dans des terres et des forêts au détriment des populations locales. C’est donc une menace directe pour la souveraineté alimentaire française. 

Par ailleurs, si fonds d’investissements et grands groupes commencent à acheter des terres agricoles massivement, le foncier prendra inéluctablement de la valeur. Maintenus aujourd’hui autour de 6 000 € par l'interventionnisme des SAFER, l’hectare pourrait dans les prochaines années doubler ou tripler de valeur pour s’aligner sur la moyenne des prix européens. En Allemagne, l’hectare se vend autour de 20 000 €, aux Pays-Bas, cela peut avoisiner les 60 000€. La libéralisation dans les pays d’Europe de l’Est avait conduit à une hausse d’un facteur allant de 4 à 10 fois le prix initial de la terre en 10 ans. 

Cette envolée des prix permettra aux investisseurs de réaliser une très belle plus-value. Ensuite, le prix des fermages ne pourra pas rester bloqué autour des 150 € / an / ha, il évoluera à la hausse, comme ce fut observable à la suite de la spéculation dans le vignoble bordelais. De fait, les charges pour les agriculteurs vont augmenter, ce qui va affecter encore plus la compétitivité de l’agriculture française déjà en berne. Enfin, les jeunes repreneurs qui ont déjà des difficultés à trouver des financements pour acheter du foncier, n’arriveront tout simplement plus à investir. Les nouvelles générations d'agriculteurs ne seront plus propriétaires de leur outil de travail : l’autonomie des agriculteurs ne pourra être que réduite !

Chasse aux exploitations familiales, place aux méga-fermes

Favoriser l’accès du foncier agricole à des investisseurs qui n’ont pas de liens avec l’agriculture va renforcer l’exposition du monde agricole aux lois du marché. Avec 69 hectares en moyenne, les exploitations françaises sont bien trop petites par rapport aux fermes de plusieurs milliers voire dizaines de milliers d'hectares d’Europe de l’Est ou des Amériques. Pour optimiser la gestion et maximiser la rentabilité, les exploitations françaises vont inéluctablement être concentrées et grossir. L'objectif est double : l’uniformisation des productions agricoles pour faciliter la mise en vente sur les marchés et les économies d’échelle.

Pourtant, cette voie ouverte aux méga-fermes va affecter la souveraineté agricole française. D’abord, l'uniformisation des cultures et la spécialisation des modèles agricoles est contraire à la notion de diversité. Or, la force et la richesse de l’agriculture française est sa diversité. Il y a incompatibilité avec l’expression du potentiel productif français. Ensuite, les économies d'échelle vont accélérer le déclin d’une agriculture familiale : qu’adviendra-t-il du savoir-faire français transmis de génération en génération ? Le repas gastronomique français, classé patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010, est-il condamné aux oubliettes de l’histoire ? 

Enfin, les exploitations agricoles familiales sont aussi les architectes de notre cadre de vie. Elles entretiennent et valorisent les paysages français. Les méga-fermes s'accompagnent d’aberrations : quid du bien-être animal, de la concentration des nitrates, de la pollution ? Ces méga-fermes ne sont-elle pas en contradiction totale avec la transition écologique qui s’impose ? En tout cas, ce n’est pas en ce sens que se dirigent les politiques environnementales européennes et française. 

Financiarisation : après l'échec dans la Santé, une seconde tentative avec l'agriculture ?

Le secteur agricole n’est pas le premier secteur vital pour la France à faire l’objet d’une financiarisation. Le système de santé est lui aussi exposé à des logiques de financiarisation depuis la loi 2008-776 du 4 août 2008 qui a ouvert le capital des sociétés d’exercice libérale (forme de société utilisée dans le secteur médical) à des personnes extérieures aux professions médicales. Cette porte ouverte à laisser place à une forte financiarisation des cliniques privées, des cabinets de radiologie ou encore des laboratoires de biologie médicale. D’un modèle très décentralisé, où les professionnels utilisaient les bénéfices des sociétés pour les réinvestir dans leur outil de travail, on est passé à un modèle d’enseignes avec des montages financiers complexes (LBO, private equity, dette mezzanine). Une logique de rémunération des actionnaires s’est alors imposée, au détriment parfois de la mission de santé publique de ces entreprises. 

La financiarisation a conduit à une très forte spéculation sur les parts sociales de ces entreprises du secteur médical, ce qui a rendu impossible pour une large partie des jeunes professionnels de santé d’accéder au capital de leur outil de travail. La financiarisation a aussi permis à des fonds de pensions américains, canadiens, australiens ou encore émiratis de devenir actionnaires d’une partie du système de santé français : une partie des cotisations de la sécurité sociale sert donc directement à payer des bénéfices à des actionnaires étrangers. 

L’ouverture du capital des sociétés médicales à des investissements extérieurs à conduit à des économies d'échelle dans toute la profession : aujourd’hui l’offre de service de santé à la patientèle diminue pour réduire les charges qui pèsent sur ces entreprises et augmenter la rentabilité du capital investi. La redevabilité des professionnels médicaux vis-à-vis des actionnaires soulève aussi la question de leur indépendance quant aux choix qu’ils font dans le parcours de soin des patients. 

Constatant l’impact de la financiarisation d’une partie du système de santé depuis une quinzaine d’années, la commission des affaires sociales du Sénat a décidé d’ouvrir un contrôle de la financiarisation de la santé le 14 février 2024. Alors que le Sénat tire la sonnette d’alarme, le Gouvernement envisage de reproduire exactement les mêmes erreurs stratégiques, sur le secteur agricole qui est tout aussi vital que la santé. Quand allons-nous apprendre de nos erreurs ?

Les politiques publiques et les lois du marché doivent s'adapter aux spécificités du monde agricole et non l'inverse...

Que ce soit dans la santé ou dans l’agriculture, le Gouvernement démontre qu’il n’a aucune stratégie sur le long terme pour des secteurs vitaux pour les Français. Ouvrir le foncier aux lois de marché, c’est voir le bénéfice à court terme pour l’agriculture, et ignorer les impacts à long terme. Pourtant, l'agriculture se pense sur le temps long et jamais sur des cycles électoraux ou financiers de 5 à 7 ans. Depuis des siècles, la nature même de l’agriculture est de transmettre des terres et un savoir-faire de génération en génération. Ça n'a jamais été de faire la plus grosse plus-value en 5 ans. 

Il est évident que le défis du renouvellement des agriculteurs et de l’accès au foncier des jeunes générations est de taille. La réponse apportée ne sera pas parfaite. Aujourd'hui, des propositions sont faites, comme celle du portage foncier par des collectifs citoyens, pour favoriser l’installation des jeunes agriculteurs tout en soutenant et préservant l’agriculture française : Terre de Liens est un exemple d’acteur dans ce domaine. D’autres solutions pourraient être envisagées comme un fléchage de l’épargne des Français vers du foncier agricole. L’installation de jeunes agriculteurs pourrait aussi être favorisée par une politique de taux préférentiel sur les emprunts, ou par une fiscalité avantageuse pour les propriétaires-exploitants, et non pour les investisseurs. Bref, d’autres solutions existent, certaines ont déjà été mises en œuvre et montrent des résultats. Pourquoi s’acharner à dupliquer les erreurs faites dans le secteur de la santé en France ? Les Français en paient le prix avec leur santé ; bientôt en paieront-ils le prix avec leur alimentation et leur cadre de vie ? 

La France a l’exceptionnel avantage d’avoir une richesse pédo-climatique unique au monde. La diversité de l’agriculture française est le fondement garant de la souveraineté alimentaire. Cette authenticité de l’agriculture française fait incontestablement le rayonnement international de ses produits agricoles. On ne peut pas se permettre de détruire un héritage qui a traversé des siècles pour satisfaire des marchés financiers qui sont à la recherche d’un profit immédiat. A l’exception des modèles intensifs importés des Etats-Unis, l’agriculture s’est toujours pensée sur un temps long, et non pas sur une rentabilité à court terme du capital. Est-ce donc vraiment sensé de vouloir déraciner l’agriculture française ? 

L’agriculture française a besoin d’une vision stratégique qui intègre les caractéristiques spécifiques, spatiales et temporelles du modèle agricole, et qui place l’humain au centre. Il n’est pas certain que nos campagnes soient conçues pour des fermes de plusieurs milliers d’hectares, et surtout pas dans un contexte de transition agroécologique. Il paraît aujourd’hui nécessaire de redonner un espace de liberté à nos agriculteurs et non pas de les asphyxier en les engageant dans une logique financière. 

 

Etienne Lombardot,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)