Des difficultés dans l’implantation de l’idéologie "woke" aux Etats-Unis

« Le vieil âge doit brûler et s’emporter à la chute du jour ». Bien que vieux de plusieurs décennies, ces vers du poète Dylan Thomas n’ont pas pris une ride au regard des diverses secousses agitant actuellement la société américaine. Cette dernière est, en effet, le théâtre de l’affrontement entre la nouvelle idéologie “woke” et les modèles traditionnels.

Héritier des mouvances anti-racistes des années 60, le “wokisme” constitue aujourd’hui la tête de pont de la gauche sociétale contestataire. Réelle “convergence des luttes à l'américaine”, c’est un agrégat de nombreux mouvements tels que Black Lives Matter, d’associations “LGBTQIA” ou encore de collectifs féministes radicaux. Le mouvement “woke” fait la promotion de nombreuses idées en rupture avec le modèle sociétal américain traditionnel. Il est opportun d’évoquer ici la promotion des transgenres, les réparations financières aux descendants d’esclaves ou encore l’instauration de quotas afin de lutter contre le “privilège blanc”.

En dépit de positions radicales sur les sujets précédemment évoqués, le “wokisme” a su mener une habile stratégie de guerre informationnelle consistant à conquérir puis à occuper le terrain idéologique. Cette manœuvre s'est révélée particulièrement efficace sur les campus américains. Un tel succès pourrait s'expliquer, en partie, par le fait que « L’étudiant, parce qu’il est intellectuellement familiarisé avec l’abstraction, est plus réceptif que le paysan et l’ouvrier aux discours et doctrines des penseurs politiques et des philosophes ».

Il serait cependant faux d’affirmer que le mouvement “woke” ne rencontre aucune résistance dans son processus d’expansion. Plusieurs entités américaines affichent, en effet, une réelle opposition à cette nouvelle idéologie.

Une diversité de points de résistance

L'implantation de l'idéologie « woke » au sein de certaines entités demeure un échec. C'est le cas dans certains États américains pouvant être qualifiés de « traditionnels ». Il convient de prendre pour exemple le Texas qui, sous l'impulsion du gouverneur Greg Abbott, souhaite interdire, dans l'enceinte scolaire, les théories critiques raciales, cheval de bataille de l'idéologie « woke ». Outre la mise en place d'obstacles à la diffusion du « wokisme », le Texas (2) prend également des positions fortes, en opposition totale avec le modèle promu par la nouvelle idéologie.

Le Texas n'est pas l'unique État conservateur se plaçant en opposition au « wokisme », il s'inscrit dans un chemin ouvert par le Mississippi en 2018 via une réforme du droit à l'avortement. La question de l'interruption volontaire de grossesse n'est cependant pas l'unique domaine révélant une opposition de certains États à l'idéologie « woke ». Il est en effet possible de retrouver cette polarisation autour d'autres questions sociétales telles que celles liées aux transgenres. Ainsi, les Etats d’Alabama et du Dakota du Nord ont adopté une loi empêchant les « transgenres nés hommes » de jouer dans des équipes sportives féminines. L’Arkansas a, lui, choisi d’aller plus loin en interdisant aux mineurs de commencer des opérations ou un traitement hormonal de transition. Par de telles législations, les Etats mentionnés plus haut affirment clairement leur antagonisme vis-à-vis d’un « wokisme » faisant la promotion d’une importante liberté individuelle sur les questions de changement de sexe.

L’idéologie « woke » peine également à se développer au sein de certains corps constitués, notamment les corps militaires. En effet, en dépit de la communication « woke » mise en avant par certains cadres, principalement dans une optique de recrutement, les forces armées américaines demeurent, pour le moment, majoritairement réfractaires au « wokisme ». A l’instar du Lieutenant-Colonel Mathew Lohmeier, renvoyé du commandement de son unité après avoir pris publiquement position contre la diffusion du « Marxisme et du Gauchisme » dans les armées au motif que cela affaiblissait les forces. Le Lt. Col. a reçu de nombreux soutiens sur les réseaux sociaux, notamment de la part de membres actifs des forces armées mais aussi de la part de membres récemment sortis de l’institution.

L’imperméabilité des forces armées américaines au « wokisme » transparait également au travers des divers témoignages de « woke », notamment LGBT, engagés au sein de l’institution. Ainsi, le 15 juin 2020, Meghann Myers publiait un article dans lequel elle affirmait que les membres LGBT des forces armées rechignaient à faire part de leurs orientations sexuelles de peur que cela n’affecte négativement leurs relations avec leurs collègues.

Une opposition culturelle totale

L’une des principales raisons pouvant être mise en avant afin d’expliquer le rejet de l’idéologie « woke » par les acteurs énoncés précédemment demeure l’opposition culturelle totale régnant entre les forces en présence. En effet, les Etats sudistes, à l’instar des forces armées, fonctionnent sur la base de modèles culturels tels que ceux de « l’honneur » et de la « dignité » alors que le « wokisme » se base sur le modèle de la « victimisation ».

Les sociologues Bradley Campbell et Jason Manning (2) ont mis en lumière la culture de la victimisation qui a été explicitée dans un rapport de la Fondation pour l’Innovation Politique. Ce dernier désigne le statut de victime comme point central de ladite culture. En effet, à la suite d’un changement de paradigme culturel, on va assister à une « sacralisation » de ce statut. Dès lors, certains individus vont œuvrer activement afin de l’acquérir dans l’espoir d’en tirer les bénéfices sociaux lui étant désormais inhérents.

Pour se faire, les « aspirants victimes » vont pouvoir avoir recours au mensonge (faux témoignages) mais aussi à l’élargissement de la notion de victime grâce à de nouveaux concepts tels que les « microagressions ». Concomitamment, cette culture « woke » de la victimisation va faire la promotion du recours systématique à un tiers, souvent l’Etat, dans la gestion de n’importe quel grief, si trivial puisse t’il être. L’autorité étatique sollicitée aura pour rôle d’accorder une reconnaissance formelle du statut de victime aux individus tout en prenant les mesures afin de faire cesser, ou de punir, la (micro)agression. En définitive, la culture « woke » encourage l’individu à se placer systématiquement comme victime dans l’attente qu’une autorité supérieure vienne régler son problème à sa place.

Culture de l’honneur versus culture de la victimisation

Un tel paradigme culturel ne saurait être compatible avec les modèles préexistants évoqués par Campbell et Manning que sont les cultures de « l’honneur » et de la « dignité ». Dans leur étude, les auteurs vont définir la culture de l’honneur comme structurante des sociétés traditionnelles, valorisant le fait de « défendre vigoureusement son honneur, souvent en provoquant en duel son adversaire ; elle répugne à recourir à la loi et à des tierces personnes pour régler ses différends ». La « culture de la dignité », quant à elle, va régir les sociétés modernes, poussant les individus à « ne pas s’offenser pour des vétilles et à régler ses désaccords par le truchement de la justice dans les seuls cas où ils le méritent ».

A la lecture de ces définitions, le lecteur comprendra aisément l’incompatibilité totale entre ces modèles culturels traditionnels et le nouveau paradigme « woke ». Ainsi, partout où ces modèles bénéficient d’une solide implantation (Etats traditionnels, corps militaires) l’idéologie « woke » peine à se développer. A l’inverse, partout où ces modèles se trouvent affaiblis, le « wokisme » gagne du terrain. Cette situation n’est pas sans rappeler les mots d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt. Le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ».

 

H. Le Gall et L. Wendling
 

Note

 

  1. L’État texan a récemment adopté un positionnement radical quant à la question de l'avortement. L'entrée en vigueur du « Texas Heartbeat act » disposant que « Tout IVG est désormais interdit à partir du moment où les battements du cœur du fœtus sont perceptibles [...] Il ne reste permis qu'en cas d’extrême urgence médicale. ». Sans porter de jugement moral sur un tel choix législatif, Il convient de souligner que ce dernier se place en opposition radicale avec une idéologie « woke », fervente militante en faveur d'une conception large du droit à l'avortement.
  2. B. Campbell et J. Manning, The rise of victimhood culture : microagressions, safe spaces and the new culture wars, New York, Palgrave Macmillan, 2018.