Des effets délétères de la transparence dans la guerre économique

La transparence ou l’open data sont devenus des concepts phare de notre époque qui cherchent à s’appliquer dans divers domaines sous l’impulsion de canaux nationaux, européens ou étrangers. Si l’éthique des affaires doit se développer notamment en luttant contre la fraude fiscale, la corruption, le trafic d’influence, le blanchiment, le financement du terrorisme, en revanche, cela ne doit pas avoir pour effet de créer des distorsions de concurrence sur le champ international, ni des failles exploitables au détriment des entreprises dans la guerre économique. Ce dogme de la transparence qui a inspiré l’open data a pour objectif de rendre tout accessible pour faciliter les contrôles et pour simplifier le quotidien des entreprises. Dans le flux de cette tendance, l’entreprise, et par ricochet son conseil juridique, sont parfois vus comme un sanctuaire possible d’informations que l’on peut garder confidentielles ou même que l’on veut cacher. Cette vision ne semble pas tenir compte des enjeux de la guerre économique actuelle ni des besoins des entreprises pour évoluer et agir en conformité avec le droit applicable qui implique de pouvoir échanger avec son conseil juridique. Le caractère « technique » des dispositions envisagées occulte la dimension stratégique de leurs impacts soulignée en revanche si l’on aborde ces questions via l’Intelligence Juridique. Deux avancées législatives récentes illustrent cette tendance dont les effets possibles sur l’économie et l’attractivité de la France sont intéressants à examiner avec une approche d’Intelligence Juridique. L’Intelligence Juridique vise à mettre en lumière la dimension stratégique du droit dans une démarche transversale et 5i©[i] (interculturel, inter-métiers, inter-générations, inter-pays et international) prenant en compte le contexte, les stratégies et les rapports de force pour identifier les impacts, les options et/ou les solutions pour nourrir l’Intelligence Economique de la « brique juridique ». 

La transparence à contre-courant de la qualité et de l’efficacité juridique

En matière de conseil, l’entreprise ne pourrait plus se confier à son avocat en toute confidentialité car les échanges pourraient être saisis dans le cadre d’une enquête et retenus à la charge de l’entreprise le cas échéant. Quant à la confidentialité des avis des juristes d’entreprise pourtant évoquée dans le Rapport Gauvain et Marleix[ii] et soulignée comme un critère de compétitivité des métiers du droit dans un contexte international, celle-ci a disparu de l’ordre du jour. Le projet de loi dans la confiance dans l’institution judiciaire tel que retenu par la commission mixte paritaire[iii], supprime l’opposabilité du secret professionnel de l’avocat en matière de Conseil dans les cas de fraude fiscale, corruption, trafic d’influence ou de blanchiment de ces délits.

A l’évidence, le législateur n’entend pas non plus créer la confidentialité des avis des juristes d’entreprise. Mais comment alors diffuser une culture juridique et de conformité au sein des entreprises, si les professionnels du droit ne peuvent plus écouter les impératifs fonctionnels ou les questionnements pour mieux conseiller ou convaincre de la nécessité de telle ou telle adaptation ? Le juriste, comme le soulignait le professeur Jacques Ghestin[iv], est tenu par l’interprétation des faits et la qualification de la règle pour faire son métier : comment peut-il l’exercer s’il ne peut plus avoir le plein accès aux faits car cette connaissance et les conseils en résultant pourraient être retenus à la charge de l’entreprise (dans un réflexe contraire au principe de non auto incrimination)? Est-ce que cet accès total à l’information échangée entre l’entreprise et son conseil est le meilleur moyen pour lutter contre les maux cités de fraude, corruption, etc. ? Si la finalité est l’instauration d’un cercle vertueux au sein de l’entreprise, ne vaut-il mieux pas conforter les missions des avocats et des juristes d’entreprises plutôt que de vouloir la pleine transparence sur les conseils prodigués ? Lesdits conseils ne sont généralement pas à l’origine du mal et ne constituent donc pas le corpus de l’infraction recherchée. L’accès à ces échanges confidentiels est donc rarement pertinent pour la recherche de la vérité mais toujours destructeur de la confiance nécessaire entre l’entreprise et son conseil.

Les effets sur l’attractivité de la France sont à prévoir comme le souligne par exemple, Thomas Baudesson[v] : "Priver les entreprises françaises de la possibilité d'opposer aux enquêteurs le secret dont elles disposeraient dans de nombreux pays (États-Unis, Espagne, Belgique, Pays-Bas, Suisse, etc.), c'est rendre notre pays moins attractif économiquement. Avec, à la clé, un risque de transfert de sièges sociaux, d’organes de décision ou de directions juridiques dans des pays plus respectueux du droit." Certaines entreprises françaises ont d’ores et déjà délocalisé leur direction juridique dans des juridictions reconnaissant la confidentialité des avis des juristes internes.  Dans la guerre économique, les éléments d’attractivité mériteraient d’être préservés ; d’autres solutions pouvant certainement répondre aux besoins pour lutter contre les fraudes et autres infractions.

Fruit de la même tendance pour la transparence mais moins visible à cause de son caractère « technique », la dématérialisation mériterait d’être étudiée sous un angle juridico-stratégique car elle ouvre de nouveaux tuyaux de diffusion des informations des entreprises. Là encore, la technique domine, occultant la dimension stratégique des mesures prises.

De nouveaux tuyaux de diffusion des informations de l’entreprise au nom de la simplification

Un autre effet de cette tendance pour la transparence et l’open data a émergé, de façon plus inaperçue, dans l’organisation de la facturation électronique par exemple. Ce système serait imposé aux entreprises en fonction de leur taille à compter du 1er janvier 2024. Les entreprises auront ainsi l’obligation de transmettre leurs factures à leurs débiteurs soit via le portail public de facturation (type Chorus Pro[vi] utilisé pour les relations public / privé), soit via la plateforme privé de dématérialisation de leur choix figurant dans l’annuaire établi par l’État. Ce prestataire tiers aurait la double fonction d’envoyer la facture de l’entreprise au débiteur et dans le même temps à l’administration fiscale pour la collecte de la TVA ; les objectifs affichés étant la lutte contre la fraude à la TVA qui s’élève en France à près de 12,8 milliards d’euros[vii] et la simplification de la vie des entreprises.

Mais intercaler un intermédiaire dans la facturation ouvre une nouvelle voie de dissémination d’informations sensibles de l’entreprise, dès lors que les factures et les documents contractuels sont source de renseignements importants. Les enjeux stratégiques mériteraient d’être étudiés d’autant que l’organisation prévoit une dérogation à l’article L 151-1 du code de commerce sur le secret des affaires[viii]

Signe que l’organisation de ces nouveaux flux d’informations est vue comme une simple modalité technique, le Parlement français a habilité le Gouvernement à organiser le dispositif par voie d’ordonnances[ix] et certains acteurs évoquent les freins culturels et financiers pour automatiser[x]. Qu’en est-il des enjeux juridiques et des enjeux de sureté ? Qu’en est-il de l’implication des juristes et avocats pour préciser en amont, avant la spécification de ces organisations, les mesures protectrices à mettre en place ? On peut supposer que le seul choix d’une plateforme de dématérialisation risque de faire l’objet d’âpres négociations car les entreprises voudront protéger leurs secrets d’affaires. Auront-elles conscience de la nécessité de prévoir la même protection que celle pour les données personnelles (localisation des serveurs informatiques dans l’Union Européenne par exemple) pour se protéger du Cloud Act ou d’autres réglementations du même genre ?

Plus généralement, au nom de la transparence pour la simplification administrative, les applications d’automatisation françaises[xi] ou étrangères fleurissent et ce n’est qu’un début. Sébastien Ledent précise par exemple que « D'ici à quelques années, plusieurs événements pourraient changer la donne : le déploiement de la souveraineté numérique comme l'arrivée, via la Chine, des mini-applications permettant de se connecter à de nombreux services, ou encore le développement de nouveaux business models basés sur des outils numériques. » Un spécialiste du numérique explique par ailleurs, que « Avec les données métadonnées factures et les données métadonnées gestion des temps et des activités, on peut reconstituer la politique et la programmation complète de n'importe quelle entreprise privée qui peut être ensuite ciblée par des financiers ou par des concurrents. »

Quelles protections le droit apporte-t-il ou devrait-t-il apporter si la conception de la politique de transparence et des outils en découlant reste dans une zone technique occultant les enjeux stratégiques ? C’est une question d’intelligence économique et juridique à explorer.

 

Camille Potier et Véronique Chapuis

 

Camille Potier, Avocate associée au sein du cabinet Chatain & Associés, Enseignante du Master Executif d’Intelligence Juridique EGE (Ecole de Guerre Economique).

Véronique Chapuis, Consultante en Intelligence Juridique LEX Colibri, Directrice du Master Executif d’Intelligence Juridique EGE (Ecole de Guerre Economique) et enseignante en Intelligence Juridique.

 

Notes

 

[i] Développée par Marc Lucas et Véronique Chapuis

[iv] Ghestin J., Goubeaux G., Fabre-Magnan M. (1983) Traité de droit civil, Introduction Générale, supra at note [2], p. 31 et 32.

[vii] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance no 2021-1190 du 15 septembre 2021 relative à la généralisation de la facturation électronique dans les transactions entre assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée et à la transmission des données de transaction.

[viii] « … Cet annuaire sera alimenté par les plateformes de dématérialisation et les entreprises et consulté par les plateformes aux seules fins d’adressage des factures électroniques, dérogeant ainsi à l’article L. 151-1 du code de commerce sur le secret des affaires. » Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance no 2021-1190 du 15 septembre 2021.

[ix] le Rapport rappelle que « le Parlement a habilité le Gouvernement à adopter par ordonnance les dispositions permettant le déploiement de la facturation électronique dans les transactions entre assujettis à la taxe à la valeur ajoutée (TVA) et la mise en œuvre de l’obligation de transmission des données de transactions internationales ou réalisées par un assujetti avec des non-assujettis et de paiement à l’administration. » Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance no 2021-1190 du 15 septembre 2021.

[x] Automatisation : « Les cas d'usage se multiplient dans tous les domaines », Interview Sébastien Ledent, Cécile Desjardins, Les Echos, 12 oct. 2021 https://www.lesechos.fr/thema/articles/automatisation-les-cas-dusage-se-multiplient-dans-tous-les-domaines-1354030.