Encerclement cognitif par la donnée scientifique : le cas du Science Media center

La donnée scientifique corrélée à des systèmes d’information devient un outil d’influence puissant et un levier de pouvoir pour les acteurs de l’échiquier économique. Cette dynamique s’accentue à l’ère du capitalisme cognitif (1), dans un monde immatériel où la donnée prend une place centrale. Sur ce terrain la puissance (entendue comme la capacité d’action) des acteurs de l’échiquier politique, perd du terrain au profit de la sphère économique. Ces enjeux contextuels, laissent la place à la montée en puissance de nouveaux organes d’influences ultra-performants comme les sciences média center (SMC), véritables instruments de façonnage (production, sélection, formation, diffusion…) de la culture scientifique à destination des agences médias et des journalistes, qui seront à leur tour une caisse de résonnance en direction de la société civile.

Nous utilisons le concept d’encerclement cognitif (2), que nous définissons comme la mise en place d’un processus systémique et conscient de diffusion de donnée, mais aussi de concepts dans le monde immatériel. L’objectif de ce processus est d’impacter le réel, au travers d’actions ou de schèmes de pensées favorables à l’accroissement de puissance (3) des acteurs dominants des différents échiquiers (politique, économique ou sociétal) afin d’acquérir, d’accroître ou de maintenir des positions stratégiques, favorables à leurs intérêts.

Industrialisation de la donnée scientifique

Le premier Science Média Center voit le jour en 2002 en Grande Bretagne, ce centre est hébergé par le Wellcome Trust, une fondation privée prestigieuse dans le domaine de la recherche médicale (qui a financé 10% de son budget global en 2011). Le modèle séduit et se développe en Australie, au Canada et en Allemagne, avec une tentative d’importation en France. Cette nouvelle forme d’agence de presse a émergé sous l’œil bienveillant de la Royal Institution (équivalent de l’académie des sciences en France), de quoi asseoir d’emblée une certaine légitimité.

Le SMC organe de production, de formation et de ressources

Le SMC, fournit de l’information scientifique aux journalistes, propose des listes d’experts, anime des conférences de presse sur des sujets scientifiques généralistes ou thématiques, ou encore assure un suivi des informations scientifiques les plus partagées, ainsi qu’une hotline pour répondre aux questions des rédactions, restées en suspens.

« Parce qu’il propose un espace de ressources fort pratique pour les rédactions de tous les médias, le SMC est devenu indispensable à l’écosystème de la circulation de l’information scientifique à l’échelle du Royaume-Uni » (4). Les SMC sont ainsi devenus des organes incontournables, véritables médiateurs, voir modérateurs scientifiques entre experts, journalistes, agences de presse ; ces structures accompagnent ainsi les mouvances des sujets scientifiques du moment, comme les plus structurels dans la durée (environnement, santé…).

Caisse de résonnance et relais de diffusion

Placés au cœur des systèmes de communication, créant la donnée à sa source en la produisant, les SMC sont des structures nouvelles générations de l’influence. Plutôt que de veiller l’information, argumenter, convaincre, fertiliser le web en occupant différents espaces, les SMC constituent des centrales qui agrègent et diffusent les informations utiles qui seront ensuite exportées par de puissants relais de diffusion. En 2013, le SMC anglais a passé un accord avec la BBC, accord dans lequel « des notes d’information sur divers sujets (vaccination, générique, nucléaire ou environnement) sont transmises aux rédacteurs et aux modérateurs de la chaîne qui sont tenus de les lire » (4).

Construire de nouveaux points de repères cognitifs

Neutralité ?

Une étude des chercheurs de l’université de Bath en 2014 (5), en Grande-Bretagne a étudié les thèmes traités pour le SMC ainsi que ses financements. Entre 2011 et 2013 ils ont établi les résultats suivants : 7% des financements globaux provenaient d’institutions exclusivement publiques. Contre 41% issus de fondations privées ou de plateformes privées d’édition scientifique (dont Elsevier et Springer Science + Business Média). Enfin les fonds en provenance directe des entreprises représentaient environ un tiers du budget. Parmi ces firmes figurent en premier, les laboratoires pharmaceutiques puis la chimie, l’agrochimie et les biotechnologies, l’agroalimentaire, l’énergie…

Le même collectif de chercheurs, utilisant la méthode d’aspiration des données, des citations et verbatim (sur plus de 6000 extraits et 2000 experts) ont ainsi montré que l’énergie, le changement climatique, les neurosciences et les OGM étaient les 4 thèmes principaux abordées par le SMC. Pour prendre un exemple sur la question du changement climatique, les chercheurs ont établi le soutien, de façon constante, du consensus scientifique et la sélection des citations favorables au nucléaire (5).

Nouvelle norme : déplacement du centre de gravité cognitif

« Des normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte » (6). En ce sens, on peut considérer que le « point de repère cognitif » (7) est une norme, un point pour situer le réel. Dès lors, son déplacement peut donc constituer un enjeu et un levier d’influence.

 Dans le cadre des SMC, l’objectif est de « présenter au public les études de leurs clients comme un bloc de savoirs incontestés, portés par l’ensemble de la communauté scientifique » (4). Les conférences, la hotline, la construction d’un vivier experts « choisi » ou encore les mots utilisés, induisent peu à peu des effets de « conformisme cognitif » (8). S’intéressant aux choix des mots, la chercheuse Simone Rodder fait ressortir dans son étude que les employés du centre se voient comme de véritables « éducateur » pour les journalistes. Ainsi des vade-mecum de « bonnes pratiques stylistiques sont ainsi publiés » (9). Dans le domaine de la santé, le centre a également demandé au chercheur Gary Schwitzer d’établir une liste de mot à ne pas utiliser, comme « miracle », « espoir », « dramatique », « victime ».

La science ou « une science » 

Simone Rodder souligne aussi que certains journalistes regrettent les effets de lissage des controverses opérées par le SMC qui ne reflètent plus une science faite de débats mais une science porteuse d’une seule vérité à relayer. Le fonctionnement du SMC semble également agir sur les pratiques des journalistes : prendre le temps de démêler le vrai du faux, comprendre où se situe le consensus établi … demandait auparavant de faire des tours de table de scientifiques. Ce travail est finalement « mâché » par le SMC qui facilite grandement leur travail pour écrire un article, sur un grand nombre de sujets, tels des Kits prêts à l’emploi. En outre, l’étude des chercheurs de l’Université de Bath (5), bien qu’adoptant une définition large de « l’expert scientifique » souligne que 20 des 100 experts les plus cités par le SMC ne sont pas des scientifiques. Dans ce classement la 15ème experte citée, n’a pas de diplôme en sciences (elle est issue de l’univers du lobbying).

Portée sous l’angle de la guerre économique, la donnée scientifique est une arme d’influence et un enjeu de pouvoir. Si la production d’études scientifiques reste un instrument privilégié du lobbying traditionnel, il semble que l’avènement du capitalisme cognitif couplé à une montée en puissance des technologies de l’information et des capitaux disponibles, fassent de la donnée scientifique un outil stratégique de décision, de contrôle et de légitimité afin de justifier des choix, des prises de positions ou encore la pérennité des modèles en place ou leur renouvellement ; portés par les enjeux de la sphère économique.

Dans ce nouveau monde immatériel instable et complexe, la donnée et plus encore, la donnée scientifique, demeure une ressource stratégique à maitriser sur l’ensemble de son cycle (de la production à sa diffusion, en passant par son renouvellement). Les SMC sont des outils systémiques qui répondent à ces enjeux, prenant la place laissée inoccupée par les acteurs de l’échiquier politique. Les SMC sont ainsi une réponse efficace au cycle journalistique en devenant les caisses de résonances « d’une science » dans la société civile, portant ainsi une dynamique d’acculturation scientifique à destination des citoyens.

Penser ainsi la donnée est un instrument de guerre économique. Élevée au rang de système d’information, elle devient un outil de propagande, autrement nommée « guerre de l’information ». Les stratégies ouvertes ne peuvent dès lors, se suffirent à décrypter la pluralité du réel. L’intérêt de l’Intelligence Économique est de mettre en lumière ces phénomènes et de concourir à dessiner l’intelligibilité systémique (8) de ces enjeux de « dominations masquées et déguisées » (6).

 

Sylvia Grollier
Auditrice de la 35ème promotion MSIE

Notes

(1) Yann Moulier-Boutang, L’Abeille et l’Économiste, éd. Carnets Nord, 2010

(2) http://www.epge.fr/le-decryptage-des-encerclements-cognitifs/

(3) La logique d’accroissement de puissance repose sur 3 piliers : conquête, domination et séduction. Nicolas Mazzuchi, Les stratégies, d’accroissement de la puissance des États, dans

(4) Les gardiens de la raison, Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvian Laurens, édition la découverte, p.167 à 174, 2020

(5) Lucy Brown, David Miller et Matthias Schloegl, “The science Media Centre : funding, conflict of interest and credibility”, The 13th International Public Communication of science and Technology, Salvador, Bahia (Brazil), 5 mai 2014

(6) Les théories du pouvoir, Jacqueline Russ, 1994

(7) Manuel d’intelligence économique, Christian Harbulot, page 23, 2ème édition Puf, 2012

(8) Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, coll. « Points », 2005

(9) Simone Rodder, “Qualitat im Gesundheitsjournalismus – welche Rolle kann ein Science Media Centres spielen ?” in Volker Lilienthal, Dennis Reineck, Thomas Schnedler (dir), Qualitat im Gesundheitsjournalismus. Perspektiven aus Wissenschaft und Praxis, Spinger, Berlin, 2014, p.399 et suivantes.