Etats-Unis : l’éthique confrontée à la préservation de la sécurité nationale

“Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit sur les normes du “bien” et du “mal” auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles”.  Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979).

En se libérant du joug anglais en 1783, naissent les Etats-Unis d’Amérique et avec eux la doctrine de la liberté individuelle poussée à son paroxysme. Face à l’efficacité milicienne lors la Guerre d’indépendance et dans l’appréhension d’un retour anglais, le Gouvernement octroie aux citoyens la possibilité de s’armer et de s’organiser en milices. Responsabilisés, les Américains de contrées reculées s’autonomisent et assurent eux-mêmes leur sûreté. Contrairement à des pays comme la Chine ou la Russie, dans lesquels la sûreté est un monopole étatique, les Etats-Unis se reposent sur la force citoyenne et les sociétés privées, bien que des polices locale, fédérale et gouvernementale soient mobilisées. Cependant, les défis auxquels le pays a dû faire face ont redessiné ses politiques sécuritaires, le forçant à doper ses moyens de prévention et d’intervention, sur le plan humain bien sûr, mais aussi et surtout technologique. Sont alors soulevées des questions relatives à l’éthique, éprouvée par une politique aux antipodes d'un idéal libertaire.

Approche américaine de l’éthique

L’éthique est la discipline philosophique portant sur l’ensemble des conceptions relatives à la morale, définie elle-même comme la science du bien et du mal. Considérant les processus philosophiques, ethniques, religieux et politiques nécessaires au façonnage d’une nation, chaque civilisation a une perception différente de ce qui est moral ou non. L’embryon philosophique des Etats-Unis se trouve dans le calvinisme, doctrine théologique protestante, notamment soutenue par l’avocat puritain John Winthrop.

Les Pères fondateurs, à savoir Thomas Jefferson, Benjamin Franklin, et James Madison étaient déistes sans pour autant être religieux, cela dit les préoccupations puritaines de l’époque étaient telles que la Déclaration d’Indépendance et la Constitution font souvent référence à Dieu. Les lois éthiques dont s'inspirent les Etats-Unis sont donc essentiellement d’origine puritaine, axées sur la soumission à Dieu, la discipline de groupe et la responsabilité individuelle. Considérer Dieu dans la création d’un État implique que ce dernier n’est pas sacralisé et que les citoyens rendent compte et se soumettent à leur Créateur et non à leurs Gouvernants. Les colons Anglais venus s’installer en Amérique cherchant finalement une rupture avec un État ingérant et une Église corrompue justifiant sa tyrannie. La subtilité américaine réside dans son clivage dû à un modèle fédéral, rendant délicate une approche stricto commune de l’éthique. Pour autant, malgré une géographie électorale hétérogène, conservateurs et progressistes s’accordent sur un goût prononcé pour le respect de la propriété privée. Par conséquent, tout modèle de sûreté ingérant est qualifié d’immoral car pourfendeur de la liberté individuelle.

 « Ceux qui abandonnent une liberté essentielle pour une sécurité minime et temporaire ne méritent ni la liberté ni la sécurité. » Benjamin Franklin

Les citoyens américains ont conservé cette doctrine, irriguant par là même leur perception de l’éthique. En technologie, l’éthique consiste in fine à l’application et au respect d’un code ne nuisant pas à l’utilisateur. Ce, en opposition totale avec l'utilitarisme de Jeremy Bentham, définissant les actions comme justes si elles produisent statistiquement plus de bien que de mal. L’utilitarisme considère une action comme positive en se basant sur ses résultats, pas sur ses intentions. Cela implique que des décisions marginales peuvent être approuvées si elles nourrissent les chances de réussite. En opposition, Emmanuel Kant estime, à travers ses trois principes de moralité[i], qu'aucun être humain ne devrait jamais être sacrifié ou blessé pour poursuivre une fin, quelle que soit la valeur de cette fin. Finalement, en termes de sûreté, un parallèle entre ces deux philosophies peut être appliqué entre le Gouvernement américain et ses citoyens. D’un côté se dresse le peuple, son goût de la liberté et son refus d’être sacrifié sur l’autel de la paix sociale, et de l’autre l’Etat craintif, technophile et utilitariste.

Quand les technologies de sûreté sont confrontées à l’éthique

Le paysage technologique américain doit sa performance à l’abondance de chercheurs, à la qualité de l’enseignement et à la liberté entrepreneuriale du pays. Couplés, ces éléments donnent à la technologie américaine une diversité et un champ d’actions fertiles aux secteurs stratégiques. La sûreté n’est pas en reste puisque à ce jour bon nombre de technologies y concourent[ii]. Parmi les outils énoncés dans cette cartographie, les némésis de l’éthique américaine sont finalement celles destinées à la surveillance permanente des citoyens, soit : les caméras, drones, micros et systèmes de géolocalisation. Avec Black Chamber[iii] et le projet Shamrock[iv], le Gouvernement avait déjà affûté ses outils de renseignements, cependant, les événements du 11 septembre 2001 ont, aux yeux du peuple, justifié la mobilisation drastique d’outils de sûreté intérieure.

« La panique nous a rendus politiquement vulnérables. Cette vulnérabilité a été exploitée par notre propre gouvernement afin que ce dernier s’octroie des pouvoirs considérablement renforcés qui, pendant des décennies, avaient été hors de portée. » Edward Snowden

Si les restrictions de libertés telles que vécues dans certains régimes totalitaires poussent les citoyens à la révolte, celles mobilisées en réponse à des attentats ont meilleure presse. In fine le peuple digère la surveillance de masse si selon lui elle permet de cibler l’aiguille dans la botte de foin. Cependant, une fois sorti de leur coma émotionnel, les Américains ont commencé à s’interroger sur l’incohérence entre les valeurs éthiques du pays et son orwellisation. La nuit des événements du 11 septembre 2001 est créée le plan TIA (Total Information Awarness) pour « Connaissance totale de l’information ». Initié par John Poindexter, ancien conseiller à la sécurité nationale de Ronald Reagan, le plan TIA visait à créer une base rassemblant toutes les données numériques des Américains. Après croisement de toutes les informations récoltées, un simple Ctrl+f suffirait à tracer un schéma d’activité terroriste. Quarante-cinq jours après la chute du quatrième avion en Pennsylvanie, le Patriot Act, supprimant les règles empêchant l’Etat de surveiller les citoyens sans cause légitime, est promulgué, élargissant par là même les pouvoirs des agences de renseignement. L’état d’urgence, justifiant l’absence de débat et la docilité du Congrès a permis au Gouvernement d’instaurer le système de surveillance numérique de ses citoyens, donnant au FBI la possibilité d’accéder aux dossiers clients des compagnies de téléphone, banques et fournisseurs d’accès à Internet sans accord d’un tribunal. En parallèle, la National Security Agency (NSA) concevait Stellar Wind, système permettant de croiser les métadonnées provenant des courriels, appels et activités d’Internet des utilisateurs sans obtention d’un mandat.

En 2013, Edward Snowden révèle que le gouvernement mène sans mandat une surveillance électronique de niveau inégalé. Ses révélations sur le programme de collecte de métadonnées téléphoniques de la NSA ont déclenché un tollé dans le pays et à l'étranger, induisant l'adoption en 2015 du USA Freedom Act (Uniting and Strengthening America by Fulfilling Rights and Ensuring Effective Discipline Over Monitoring Act of 2015). Cette loi, selon ses partisans, mettrait fin au type de surveillance de masse que Snowden avait exposé aux yeux de tous. Néanmoins, ce coup de massue médiatique a éclairé le monde face au viol du quatrième amendement des Etats-Unis, par son propre gouvernement, au nom de la sûreté nationale.

Le retour de Google en Chine, dans le cadre du projet Dragonfly, met en lumière une sorte de servilité marchande, dans laquelle l’éthique n’a plus son mot à dire : ce projet consiste à établir pour Google un partenariat avec une société chinoise qui aurait les capacités d’identifier les requêtes des utilisateurs en Chine, afin que le gouvernement chinois puisse mieux cibler les opposants politiques ou d’autres profils qu’il pourrait estimer dangereux pour sa sûreté. Ainsi, c’est un choix difficile que doit faire Google : collaborer avec le gouvernement chinois et toucher sa part (les publicités affichées sur les résultats des requêtes représentent 70% des bénéfices de Google), ou refuser de participer et ne rien gagner ? Le projet de Google a entraîné des vagues de protestations[v], et des démissions[vi], motivées pour des raisons éthiques. En juillet 2019, Google a finalement décidé de suspendre le projet, sans promettre de refuser à l’avenir toute collaboration au profit de la censure chinoise. 

Limitation de l’éthique au nom de la prévention

Bon nombre de technologies concourent à la sûreté publique et privée du sol américain. Cela dit, comme énoncé préalablement, ce sont les outils destinés à la surveillance qui atrophient la résistance de l’éthique face aux défis sécuritaires

La surveillance se caractérise par l’observation d’une personne afin de recueillir des preuves, elle peut être effectuée à l'insu de la personne surveillée (overt surveillance) ou sans (covert surveillance). La surveillance électronique comprend les écoutes et enregistrements vidéo, le suivi de la géolocalisation, l'exploration de données, la cartographie des réseaux sociaux et la surveillance du trafic Internet. La surveillance fixe comprend quant à elle la surveillance physique d'individus, également appelée « planque ». Les représentants de la loi ne peuvent cependant pas l’exercer comme bon leur semble. En vertu de la Constitution, le quatrième amendement[vii] protège les personnes contre les perquisitions et les saisies abusives, les protégeant donc contre la surveillance.

La question de la torture[viii] demeure un sujet important pour les Etats-Unis, qui ont vu leur image écornée avec les révélations liées au traitement des prisonniers irakiens et la prison de Guantanamo. La torture dont la définition est réécrite en 2002 de manière plus stricte, et existante sous le mandat Bush entre 2001 et 2006, a été reconnue par le président Obama à plusieurs reprises en 2009 et 2014. Ce dernier[ix] estime que les Etats-Unis ont fait des choses “contraires” à leurs valeurs. « Lorsque nous avons utilisé certaines techniques d'interrogatoire poussé, techniques que je considère et que toute personne honnête devrait considérer comme torture, nous avons franchi une ligne ».

En janvier 2002, l’administration Bush rédige des circulaires dont le but est de priver les terroristes de la protection accordée par la Troisième Convention de Genève (1949), et crée ainsi le statut de combattant illégal. C’est à ce moment, avec le USA Patriot Act, que les services de sécurité reçoivent du Congrès la possibilité de surveiller les équipements électroniques des particuliers et des entreprises, sans avoir à demander aucune autorisation ni à rendre des comptes.

En effet, la surveillance électronique est considérée comme une perquisition au titre du quatrième amendement, et est donc soumise aux mêmes exigences de mandat. Pour obtenir un mandat, le gouvernement doit démontrer qu'il existe une cause probable de croire qu'une perquisition est justifiée, décrire en détail l'activité à surveiller et indiquer une période spécifique pour la surveillance. Outre les limites constitutionnelles, le Congrès a également adopté, en 1986, la loi sur la confidentialité des communications électroniques (Electronic Communications Privacy Act, ECPA), réglementant la surveillance électronique et offrant une cause d'action aux personnes qui en sont victimes.

 

Groupe de la RSIC 04 de l’EGE

Notes

 

[i] McDaniel, J., (2020). Kant's Three Principles of Morality. Synonym.

[iii] The Black Chamber. (sans date). National Security Agency.

[iv] Project Shamrock. (sans date). Academic.

[v] M. Grumiaux, Google a exclu l'équipe "sécurité et vie privée" de son projet de moteur chinois, Clubic, décembre 2018.

[vii] Fourth Amendment. (sans date). Legal Information Institute.

[viii] N’est plus considérée comme relevant de la torture une douleur volontaire mais limitée en intensité, provoquée sur un prisonnier détenant des informations.

[ix]Obama : « Nous avons torturé des gens » 20min, édition suisse, août 2014.