Eviter une seconde « drôle de guerre »

Lorsque la Pologne a été attaquée par l’Allemagne nazie, l’armée française a pénétré en Allemagne puis, après quelques petits succès tactiques, est rapidement retournée sur ses positions défensives. A l’époque, la grande majorité de la population espéra se tenir en dehors de ce nouveau conflit armé qui fut qualifié de « drôle de guerre », car hostilités se réduisaient à quelques escarmouches après la modeste offensive de la Sarre. Mais la suite des évènements les ramena quelques mois plus tard à une autre réalité, celle de la défaite et de l’occupation du pays pendant quatre longues années de souffrance et de désespoir.

La guerre en Ukraine se déroule dans un tout autre contexte mais cet attentisme est de nouveau perceptible. Les effets de l’amorce d’une guerre économique commencent à se faire sentir dans le quotidien des ménages (hausse du carburant, du prix du gaz). Mais ces nouvelles contraintes ne déclenchent pas pour autant une prise de conscience sur ce que pourrait être une situation de guerre globale, létale et non létale. Une telle menace reste encore très abstraite. Encore faut-il ne pas oublier de se préparer au pire.

L'importance de la "guerre économique"

Notre mémoire est parfois si courte. La France a déjà vécu ce type de crise majeure. Dès le début de la première guerre mondiale, le ministère de la Guerre a compris l’importance des mesures à prendre pour affaiblir l’Allemagne sur le plan économique. Le commerce de contrebande transitant par les pays neutres du Nord de l’Europe permettait à l’Allemagne d’importer des matières premières destinées à la fabrication de munitions ainsi que des denrées agricoles pour nourrir sa population.

Afin de tracer le cheminement de ces flux de marchandises, le ministère de la Guerre créa un système de recueil du renseignement à partir de militaires en poste dans les ambassades et de civils travaillant sous couverture chargés d’infiltrer les réseaux de trafiquants. Cette démarche devint opérationnelle lorsque furent prises les mesures pour limiter les flux par tous les moyens possibles, y compris le sabotage. En 1918, il existait un véritable système de guerre économique inventé par l’armée française qui ne fut pas pérennisé par la troisième République. 

Aujourd’hui, la montée en puissance des mesures de rétorsion à l’encontre de la Russie, décidées par les gouvernements occidentaux, et les ripostes de Vladimir Poutine pour soutenir le rouble, ressemblent de plus en plus à de la guerre économique. L’armée française doit faire face à cette dimension non létale de la guerre pour recoller à une approche globale. Le général Burkhard, chef d’état-major des armées, a parfaitement compris la nécessité de répondre à ce défi.

Le peuple français ne veut pas connaître la guerre

Face à cette lucidité d’un chef militaire, Il est difficile de ne pas songer à ce ressenti de la « drôle de guerre » entre 1939 et 1940, lorsqu’on mesure l’état d’esprit de la population française actuelle, pour qui une guerre n’est pas pensable et encore moins souhaitable. Ce refus d’envisager le pire est très compréhensible mais pose un certain nombre de problèmes qui ne peuvent pas rester sans réponse :

. Le tabou d’une guerre létale de haute intensité à laquelle nous ne sommes préparés que très partiellement, réduit considérablement nos marges de manœuvre à l’égard de pays qui sont prêts à tirer profit de cette faiblesse latente.

; Le réarmement très limité de la France est une conséquence directe de ce « décrochage » de l’opinion publique française par rapport à la notion de guerre létale.

. L’extrême difficulté à mettre l’appareil d’Etat en posture de combat, ne serait-ce que cognitive. La sécurité publique est une préoccupation qui l’emporte très largement sur la notion de sécurité nationale qui reste encore très mal comprise ou acceptée aussi bien sur le terrain géopolitique que géoéconomique.

. La créativité politico-militaire d’un peuple en lutte contre un agresseur (cf. exemple de l'Ukraine) ne se traduit par un effet d’électrochoc en France. Dans le meilleur des cas, l’émotion soulevée par la violence de la guerre létale interroge sur le potentiel de notre armée, en termes d'armement et de munitions. En revanche, un tel constat ne déclenche pratiquement aucune réflexion (hors du périmètre militaire) sur la capacité d’apprendre pour s’impliquer individuellement et collectivement dans une dynamique de résistance armée.

Réinventer une culture collective pour faire face à des puissances bellicistes

Peut-on comme en 1939 nous contenter d’attendre que l’impensable se produise ? Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au résultat : l’occupation pendant quatre ans, plusieurs dizaines de milliers de personnes tuées dans les bombardements, le pillage de notre économie, l’appauvrissement de larges couches de la population, la barbarie sélective qui s’exerce contre les « untermensch » et les résistants de tout bord, au point de devenir un véritable système de contrôle social. Après 1945, les cicatrices ont mis beaucoup de temps à s’effacer. Les tickets de rationnement ont disparu le 1er décembre 1949. La reconstruction du pays s’est échelonnée sur une décennie.

Mais en avons-nous pour autant tiré un bilan utile pour affronter les crises à venir ? Posons-nous simplement la question suivante : si la Chine accentue son soutien à la Russie, comment palier les conséquences d’une remise en cause de la dépendance à son égard ? Sans rentrer dans une dynamique belliciste létale, « nous ne sommes pas en guerre contre la Russie » a rappelé le Président de la République, force est de constater que nous franchissons progressivement le Rubicon qui nous sépare d’une guerre durable, économique, avec des retombées sociétales et culturelles non négligeables. Il est grand temps que la prudence se réconcilie avec la lucidité.

Pour affronter les rapports de force qui s’accumulent sur le terrain des puissances, il est indispensable de dépasser le refus encore trop souvent répandu de la prise de risque. La résistance ukrainienne à l’invasion russe est une illustration très didactique de la défense opérationnelle d’un territoire. Cette efficacité collective mérite qu’on en tire quelques leçons, en particulier sur le terrain cognitif pour mener la guerre des perceptions.

L’efficacité des techniques de techno-guérilla développées par l’armée ukrainienne contre l’armée russe démontrent l’importance des nouveaux modes d’action développés par les forces régulières et irrégulières locales. La défense opérationnelle du territoire telle qu’elle était conçue en France durant la guerre froide ne correspond plus aux formes d’affrontement qui caractérisent les pratiques de la guerre de haute intensité. La combinaison de l’action létale et non létale implique une approche résolument nouvelle de la notion de réserve et plus particulièrement sur le terrain des champs immatériels.

 

Christian Harbulot