Le blé est un des nombreux terrains de jeux géopolitiques. 5 pays, dont la France, représentent à eux seuls 65% du total des exportations mondiales de blé. Les plus grands producteurs sont à L’Est et en Amérique du Nord, mais la France dispose du meilleur rendement par Hectare en blé comparé à toutes les autres puissances productrices. Parmi les plus grands consommateurs et importateurs, sont les pays au Sud de la Méditerranée et d’Afrique, courtisés par plusieurs grands producteurs, au fait de l’aspect politique et social du blé dans ces pays. La France est en cours de redéfinition de ses relations avec l’Afrique, alors que le France Bashing prend de l’ampleur. Le Président Macron a dans le cadre de sa tournée actuelle en Afrique, par exemple annoncé un partenariat agricole avec l’Angola pour soutenir sa souveraineté alimentaire. La diplomatie des céréales est l’un des instruments de puissance et d’influence des grands producteurs. Le blé, son pain, bien de première nécessité, devient le point d’entrée des jeux de puissance. Savoir en produire et l’exporter renforce un pays, lui ouvre de nombreuses opportunités, et le rend incontournable lorsque les crises, telles que celle de l’Ukraine, se produisent.
Un élément récent de la géopolitique du blé est l’entrée de l’acteur surprise turque qui souhaite exporter des produits finis à base de céréales russes vers les marchés africains. Alors que la France souhaite redéfinir sa relation à l’Afrique, redéfinition dont les contours ont été exposés dans le discours du Président de la République Française depuis l’Élysée le 28 février 2023, et à l’ère ou l’Afrique souhaite résolument monter dans la chaine de production, développer son industrialisation et développer son autosuffisance alimentaire, nous proposerons ici une stratégie inverse à celle de la Turquie, et gagnante auprès des marchés importateurs. Nous exposerons d’abord les attributs de la France en tant que puissance céréalière, pour ensuite révéler deux angles morts et arguments majeurs dont dispose la France pour une relation Win-Win avec les pays du pourtour méditerranéen et d’Afrique leur permettant d’une part d’améliorer leurs rendements céréaliers locaux et d’autre part d’accéder au marché européen sous le régime détaxé du perfectionnement passif, régime leur permettant de transformer des produits finis à base de blé français pour notamment les réexporter une fois transformés vers le marché Européen.
La géopolitique de crise au cœur de l’exportation des céréales
« Poutine m'a dit : 'Je vous donne les céréales gratuitement et vous les livrez aux pays pauvres d'Afrique'. Et nous disons : 'D'accord. Nous obtiendrons gratuitement ces céréales de votre part. Nous allons les transformer en farine dans nos usines et les envoyer à ces pays pauvres d'Afrique. Nous sommes déterminés et nous ferons un effort pour envoyer ces produits vers les pays africains à partir de ce corridor céréalier », tels étaient les propos du Président de la Turquie, le 8 Janvier 2023, à Antalya.
Il annonçait ainsi son intention de transformer des céréales russes, que la Russie fournirait “gratuitement”, en produits dérivés (semoule, farine, pâtes), afin de les exporter vers les pays d’Afrique. A l’ère où les gouvernements de nombreux pays en voie de développement craignent des émeutes de la faim, ou du pain, dues à la difficulté d’accès à cette matière première considérée par certains comme une arme de guerre, la Turquie a su savamment se positionner pour devenir un acteur surprise essayant de devenir incontournable dans la chaîne de valeur des céréales, et ce probablement afin de renforcer son influence dans les pays africains. L’entrée par les céréales, lui permettra non seulement de renforcer ses industries et ses exportations, mais surtout de renforcer son influence et son branding auprès des gouvernements et des populations, et par corolaire de développer ses autres intérêts économiques dans les nations qu’elle saura fournir.
Ce n’est pas le premier appel du pied céréalier de la Turquie, ni sa première entrée dans la géopolitique du blé. Durant la Guerre, qui se poursuit, entre Russes et Ukrainiens, c’est à Ankara, que le ministre Ukrainien des Infrastructures et le ministre Russe de La Défense (remarquez que le blé est une question logistique et agricole pour l’Ukraine Européenne, et une question militaire pour la Russie…), ont signé, chacun de leur côté mais dans le même lieu, sous l’égide de l’ONU, le deal ayant permis de réouvrir les livraisons maritimes de blé ukrainien et russe par la mer Noire, représentant 1% des besoins mondiaux. La victoire diplomatique de la Turquie, a ses corollaires géopolitique et économique.
Pendant ce temps, la diplomatie céréalière française n’est pas restée inactive. La ministre des Affaires Étrangères Catherine Colonna a, par exemple, rappelé le soutien de la France à de nombreux pays importants pour sa diplomatie et qui risquaient de pénuries céréalières. Elle s’est portée au secours de l’Éthiopie et du Liban, et de nombreuses structures d’appui ont été créées, permettant également le financement des importations et la couverture des frais de transport.
La France, une puissance céréalière
La France est le 1er producteur et exportateur européen de céréales, et produit un quart des céréales de l’Union européenne, soit en moyenne de 65 à 70 millions de tonnes par an, dont près de la moitié est exportée.
Selon les chiffres de la récolte 2021 et de leurs utilisations en 2021 / 2022, la production française de céréales s’est élevée à 67,7 millions des tonnes (Mt), dont 35,4 Mt de blé tendre. De la production totale de blé, presque la moitié est destiné à l’exportation (19,9 Mt).
La France est donc indéniablement une puissance céréalière exportatrice sur un terrain d’importation où se confrontent de nombreuses puissances.
Si de nombreuses analyses ont traité des risques d’affaiblissement de sa production, ou encore de la géopolitique russe du blé, nous traiterons ici d’un angle mort néanmoins fournissant des pistes de mise en valeur de ses exportations pour lui donner un avantage comparatif que les productions de céréales à L’Est ne pourront jamais offrir au Sud Méditerranéen et à l’Afrique: l’accès au marché européen pour les produits manufacturés au Sud Méditerranéen et Afrique à base de céréales françaises, européennes, (Une sorte de deal « Blé Contre soutien à l’industrialisation locale » ou même « Blé Contre Couscous » pour le volet Sud Méditerranéen) et un partage de savoir-faire et des investissements communs pour le développement des filières céréalières au Sud Méditerranéen et en Afrique pour les rendre davantage autosuffisants.
Premier avantage comparatif du blé français, l’accès au marché européen via le « perfectionnement passif »
Un outil méconnu, mais dont le potentiel est grand comme deal Win-Win entre l’Europe et le Sud Méditerranéen et l’Afrique, est l’outil du perfectionnement passif. Cet outil permet, pour simplifier, d’exporter des céréales européennes avec peu de taxes, afin de les transformer dans des usines à l’étranger, et de les réimporter en produits finis : pates, couscous. Un deal « Céréales contre Couscous », en détaxant complétement le perfectionnement passif, permettrait-il aux céréales européennes et françaises de renforcer leur position sur le pourtour méditerranéen et l’Afrique, très affectés par les hausses des prix de ces dernières ?
Le Maroc et l’Égypte ont déjà accès au mécanisme du perfectionnement passif, et à l’exportation sans droits de douane des produits à base de céréales tels que le couscous. Ce n’est pas le cas pour l’Algérie, ni la Tunisie, qui doivent payer des taxes à la réexportation de produits issus de la transformation de céréales européennes.
L’élargissement de la détaxation du perfectionnement passif pour les céréales au profit des pays méditerranéens et africains permettra de donner l’argument massue au céréales françaises, l’accès au premier marché du monde, tout en permettant qu’une part des céréales produites en France et exportées, reviennent en France, après un détour de transformation en produit fini dans des pays où des puissances s’implantent davantage en utilisant l’arme du blé.
Mais si l’accès au marché européen par la détaxation du perfectionnement passif est un moyen pertinent dont ne dispose pas les puissances céréalières concurrentes, il n’est pas le seul à disposition pour à la fois renforcer l’image de la France et ses exportations à l’étranger, et contrer le France bashing dans des territoires francophones.
Second avantage comparatif du blé français : un savoir-faire pour de meilleurs rendements céréaliers
Le partage du savoir-faire pour renforcer le produire local dans chaque pays également importateur de céréales françaises est un autre outil à envisager pour un deal encore Win-Win. La France dispose d’une chaîne de valeur céréalière efficiente et intégrée. Son savoir-faire est important et reconnu, et elle dispose d’entreprises géantes dans le secteur, telles qu’Invivo. Ses rendements céréaliers dépassent de loin les rendements céréaliers des pays importateurs du pourtour méditerranéen et d’Afrique. Ses rendements sont également bien plus élevés que ceux de tous les autres producteurs potentiels sur les marchés méditerranéens et africains.
C’est donc un second avantage comparatif de taille dont dispose la France contrairement aux puissances céréalières concurrentes : la capacité à générer de plus forts rendements en blé que le reste du monde. D’un autre côté, la France ne produit pas suffisamment de céréales pour répondre aux besoins d’importations céréalières de l’ensemble des pays étrangers d’importance pour sa diplomatie et le renforcement de ses intérêts économiques.
Ainsi, La France a tout intérêt à soutenir le savoir-faire local auprès des pays importateurs, afin de cannibaliser les importations de blé russe par de la production locale renforcée par le partage de savoir-faire français en la matière. Ici également, la France dispose d’un avantage de taille majeur : une langue le plus souvent partagée avec de nombreux pays importateurs de céréales visés par les puissances concurrentes, et une place prépondérante dans l’écosystème éducatif et universitaire, lui permettant de développer et formaliser une assistance technique céréalière auprès de pays francophones hôtes.
Ainsi, coupler les exportations françaises de céréales à l’accès au marché européen et à une assistance technique pour le renforcement des rendements agricoles mettra hors marché les céréales des puissances concurrentes.
Des avantages comparatifs qui ne feront que s’affirmer de manière accrue
Selon l’Observatoire de Complexité Économique (OCE),la France est à la tête des pays développées en termes de ses conditions pour augmenter ses exportations de blé. Le diagramme Complexité-Relation de l’OCE compare le risque et la valeur stratégique des opportunités d'exportation potentielles du blé. La « Relation » (Relatedness) est prédictive de la probabilité qu'un pays augmente ses exportations de blé. La « Complexité » est associée au développement d’un pays : niveaux de revenus plus élevés, potentiel de croissance économique, inégalités de revenus plus faibles et émissions plus faibles.
De plus, selon l’économiste Marc Touati, « le monde des céréales est au cœur des deux révolutions technologiques et pourrait donc devenir un des principaux moteurs de la croissance des dix prochaines années. Et l'Europe, dont la France, y occupe une place de premier plan, qu'elle aura d'autant plus intérêt à maintenir.
À l’horizon 2050, la demande mondiale de céréales s’élèvera à 3 Mds de tonnes (+50 % par rapport à 2010). Or, les hausses de production réalisables dans les pays émergents ne suffiront pas à équilibrer l’offre et la demande au sein de chaque zone géographique, et le taux d’insuffisance pourrait atteindre 80 % dans certaines régions d’Afrique du Nord et du Proche Orient. France Agrimer prévoit notamment une hausse des besoins sur les pays du pourtour Méditerranéen de 33% sur les 2 prochaines années. Ce sont donc les pays à fort potentiel excédentaire, à l’image de la France, qui devront produire les céréales nécessaires pour compenser les déficits de production des pays importateurs nets, et c’est vers elle, si elle sait mettre en avant ses avantages comparatifs, qu’ils sauront se tourner pour améliorer leurs rendements locaux.
La production de céréales est un défi planétaire, et peu de pays sont aussi bien armés que la France pour savoir répondre à ce défi. Alors que des puissances céréalières, historiques et surprise, tentent de faire de leur diplomatie du blé un cheval de Troie pour les enjeux géopolitiques et économiques, la France, puissance céréalière, dispose de deux éléments différenciant massue lui permettant de renforcer son image et ses exportations vers les pays du pourtour méditerranéen et d’Afrique : l’accès au marché européen pour les productions de produits finis à bases de céréales françaises pour les pays importateurs, et l’accès au savoir faire français pour l’amélioration des rendements en blé dans ses zones d’exportation, cannibalisant ainsi les exportations d’autres puissances céréalières aux intentions géopolitiques nuisant à la France.