Génocide rwandais : une guerre informationnelle d’usure menée contre la France

Presque tous les hommes, frappés par l'attrait d'un faux bien ou d'une vaine gloire, se laissent séduire, volontairement ou par ignorance, à l'éclat trompeur de ceux qui méritent le mépris plutôt que la louange.Nicolas Machiavel, « Discours sur Tite-Live »

Présentée comme un pas décisif dans la recherche de la vérité, et comme le verrou qui empêchait l’apaisement des relations entre Paris et Kigali, la reconnaissance de « la responsabilité accablante » de la France dans le génocide rwandais par Emmanuel Macron le 27 mai 2021 est un succès pour Paul Kagame dans la guerre psychologique d’usure qu’il mène contre Paris. De son côté, bien que l’objectif d’apaisement que s’est fixé le président Macron soit atteint, les retombées positives pour Paris, en termes d’images, ne sont en revanche pas immédiates.

Le président rwandais sort donc en position de force de ce coup d’éclat médiatique, qui le sert à la fois sur la scène internationale et en politique intérieure. Ce dernier s’emploie depuis 30 ans à persuader son peuple et le reste du monde du rôle génocidaire tenu par la France lors de la tragédie qui a frappé le Rwanda en 1994,

L’apaisement des relations avec la France est une arme de contre-attaque informationnelle aux mains du président rwandais.

Ce succès intervient en effet opportunément, alors que le président Kagame se trouve fragilisé diplomatiquement. Ses alliés historiques anglo-saxons, en particulier les Etats-Unis, ont pris leurs distances depuis quelques années. Accusé depuis 2015 de dérives autoritaires, notamment suite à la modification de la Constitution lui permettant de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2034, Kagame doit par ailleurs faire face à la résurgence de la question de la responsabilité des leaders Tutsi du Front Patriotique Rwandais (FPR) dans le génocide. Mais, tant qu’il demeure au pouvoir, il bénéficie de l’immunité et n’est pas tenu de se soumettre à la justice internationale.

Afin de limiter les conséquences du refroidissement des relations avec son allié américain, Kagame a donc lancé une véritable contre-offensive diplomatique et informationnelle. Son objectif est d’imposer l’image d’un chef d’état indiscutablement bénéfique pour le Rwanda et respectable sur la scène internationale. Dans le cadre de cette stratégie d’influence, la France, pays qu’il s’est pourtant attaché à diaboliser sous l’impulsion de ses anciens partenaires anglo-saxons depuis près de 30 ans, est devenu un allié objectif. Par exemple, avant de prendre la tête de la Communauté d'Afrique de l'Est, Kagame au poste de Président de l’Union africaine ne s’est pas opposé à l’action de la France au Sahel. Paris a de son côté  appuyé l’investiture de  Louise Mushikiwabo au poste de secrétaire de l’Organisation Internationale de la Francophonie en 2018 (alors même que le Rwanda avait supprimé en 2009 le français comme lague officielle…) lui permettant d’étendre sa zone d’influence diplomatique au-delà du Commonwealth dont il est membre depuis 2019. Enfin, le Rwanda est l’un des premiers fournisseurs de troupes onusiennes pour des missions de maintien de la paix (quatrième en 2021), avec notamment des soldats déployés en Centrafrique, une zone d’influence française contestée par la Russie.

Dans le cadre de ce processus, faire mine de solder le différend l’opposant à Paris en obtenant la reconnaissance de la responsabilité de la France dans le génocide, atténue la contradiction liée à ce revirement diplomatique. L’apaisement des relations et la reprise du dialogue avec Paris expliqué par le consensus autour du rapport Duclert et la demande française de pardon a en outre le double avantage de maintenir l’attention de l’opinion sur la responsabilité étrangère dans cette tragédie et de la détourner des avantages immédiats pour Kagame:  la consolidation de son pouvoir personnel par l’officialisation d’un nouveau partenaire, de nouvelles opportunités économiques grâce aux investissements français et un gain en termes d’image. Paul Kagame adopte en effet dans cet épisode la position respectable du sage magnanime sachant reconnaître « le courage » du Président Macron et estimant ne pas avoir le droit d’exiger des excuses de la France.

Le Rwanda domine le champ d’affrontement psychologique grâce à une stratégie d’influence appliquée avec constance

Pour Paul Kagame, la question du rôle de la France dans le génocide n’a pas en réalité pour enjeu la recherche de la vérité. Depuis 1994, elle s’inscrit en fait dans une logique de puissance et une stratégie de renaissance rwandaise. Celle-ci s’appuie sur une « politique de la commémoration » [1] dont l’objectif est la réconciliation inter-rwandaise et l’assimilation de l’idée de la culpabilité internationale, afin notamment de dédouaner le Front Patriotique Rwandais (FPR).

C’est pourquoi, depuis 1994, Paul Kagame a multiplié les attaques contre Paris au motif de l’aide accordée à la dictature Habyarimana et de la complicité supposée dans le génocide, via notamment l'opération Turquoise : campagnes de presse récurrentes, menaces de poursuites judiciaires de responsables politiques et militaires français. Les répliques de Paris, notamment l’ouverture d’une enquête par le juge Bruguière en 2006 visant des Kagame et ses proches, ont conduit au point d’orgue de ces tensions : le renvoi de l’ambassadeur de France à Kigali et la rupture des relations diplomatiques.

Prenant soin de tenir ainsi à distance l’influence française, et protégé par ses alliés anglo-saxons, Paul  Kagame a en outre longtemps utilisé la « surenchère victimaire », et la repentance occidentale afin de poursuivre sans entrave ses manœuvres de déstabilisation dans la région des Grands Lacs (en particulier dans la riche région minière du Kivu congolais) et de renforcer son régime autoritaire (violation des principes de la démocratie, détentions militaires illégales, actes de torture, emprisonnement d'opposants politiques,  assassinats de dissidents, y compris à l’étranger).

A cette « diplomatie morale », le Rwanda combine une communication efficace au profit de son économie. Ainsi le pouvoir de séduction de la "Suisse de l'Afrique" repose-t-il sur les éloges dans la presse et les classements internationaux, mais aussi sur les programmes de transformation du pays tels que VISION 2020 et 2050. Un storytelling qui occulte un certain nombre de réalités au sujet d’un pays dont l’économie demeure fragile et dépendante de l’aide internationale.

Certains experts affirment que le gouvernement rwandais gonfle les taux de croissance, réduit les taux réels d’inflation du pays et fausse ses rapports. Le Rwanda demeure l’un des pays les plus pauvres d’Afrique : son PIB par habitant est inférieur à celui du Mali ou du Bénin ; en 2016, le pays a sollicité l’aide du Programme alimentaire mondial (PAM, une des structures de l’ONU) à la suite d’une crise alimentaire due à la sécheresse ; et il est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide publique au développement (APD) dans le monde.

Malgré tout, la « success story » de l’économie rwandaise séduit les occidentaux observant sa croissance et ils investissent de plus en plus dans le pays. Emmanuel Macron lui-même s’est ainsi déplacé à Kigali entouré de chefs d’entreprises et a annoncé le 27 mai le déblocage d’une aide au développement de 500 millions d’euros.

Cette politique de communication à l’échelle internationale contribue donc efficacement à diversifier et à réorienter les rapports extérieurs du Rwanda.

L’intrusion de la Chine dans le jeu rwandais

Cependant les Occidentaux ne sont plus la cible principale. Ainsi, dès 2017, soit moins d’un an après les premières critiques américaines contre Kagame (sur la déstabilisation du Burundi et les élections présidentielles) et les premières escarmouches commerciales entre Kigali et Washington (au sujet du textile rwandais) le Rwanda et la Chine annonçaient un renforcement de leurs liens économiques. Ceux-ci se sont concrétisés par la signature d’une quinzaine d’accords pour un montant total de plusieurs centaines de millions de dollars, notamment  pour la construction de routes, la rénovation d'hôpitaux, le développement du nouvel aéroport rwandais de Bugesera et les débouchés de la production agricole rwandaise (via la plateforme électronique du commerce mondial eWTP d’Alibaba).

Si le Rwanda diversifie ses liens commerciaux internationaux depuis les années 2000 (Inde, Pakistan, Israël, Corée du Sud), la place que tient dorénavant la relation sino-rwandaise, dont l’amitié annoncée en 2018 « plus grande que les montagnes », est dorénavant majeure. Parmi les symboles de ce partenariat de premier plan : l'un des plus hauts bâtiments du Rwanda, La Kigali City Tower, et l’un des plus grands Le centre d’affaires du pays,  Makuza Peace Plaza, tous deux construits par la société China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC) ; ou encore Huajian Group qui, répondant à l'initiative de développement « made in Rwanda » a joué un rôle important dans la croissance du secteur manufacturier rwandais et a permis à Kigali de trouver une alternative efficace à la crise l’opposant aux Etats-Unis dans le domaine du textile. En devenant depuis quelques années l’un des premiers partenaires commerciaux de la Chine en Afrique, Kigali marque sa volonté de redéfinir son jeu d’alliances afin de s’affranchir de l’influence de ses mentors historiques.

Les dangers des contradictions françaises

Du point de vue de l’affrontement mémoriel que la France, à travers ses gouvernements successifs, a livré à Paul Kagame, Paris semble avoir beaucoup concédé pour obtenir cet apaisement. En 2020 a été définitivement abandonnée l’enquête contre l’entourage du président Kagame. Certes, Emmanuel Macron a subtilement exploité les marges de manœuvre que lui laisse le rapport Duclert pour ne pas se laisser enfermer dans un rôle de complice des génocidaires :

  • En reconnaissant la responsabilité, mais pas la culpabilité.
  • En prenant soin de distinguer les victimes tutsies du génocide, des Tutsis de l’extérieur qui incluent le FPR et Kagame ; en demandant pardon, mais sans présenter d’excuses.

Cependant, ces subtilités sont peu audibles par l’opinion publique, en comparaison avec l’image de la France acceptant de se placer, après les Etats-Unis, le Canada et la Belgique, au rang des repentis. Pourtant, la France avait été la première grande puissance à parler ouvertement de génocide, dès le 16 mai 1994 ; et la seule à accepter d’intervenir sous mandat ONU, une fois le blocage américain pour une intervention humanitaire levé. De son côté, le président Kagame n’a rien cédé sur ce dossier et a obtenu des avantages économiques substantiels.

Par ailleurs, Paris s’affiche dorénavant aux côtés d’un dictateur africain élu à 98, 6%, qui multiplie les violations des Droits de l’Homme et des principes démocratiques, se tourne vers l’Orient et a systématiquement rejeté toute la culture française depuis 30 ans. Ces nombreuses contradictions sont acceptées dans l’espoir de construire un partenariat de long terme sur le plan économique et sécuritaire, sur la base d’intérêts communs. Ils constituent pourtant une fragilité potentielle, la position étant diplomatiquement bien plus délicate à tenir pour Paris, que pour Kigali. L’ironie de l’histoire serait en effet que les Etats-Unis, après s’être employés à chasser les Français du Rwanda en utilisant Paul Kagame, chef du FPR, et au mépris des conséquences humanitaires, s’appuient sur la violation des Droits de l’Homme du même Kagame devenu président, afin d’empêcher le partenariat entre leur ancien protégé et leur ancien adversaire dans la zone d’influence anglo-saxonne, en Afrique de l’Est.

 

Raymond Faider

 

[1] Titi Palé, Les Etats-Unis et le Rwanda génocidaire - Comprendre un manquement diplomatique fatal, L’Harmattan, 2019.