Guerre dans la sphère cognitive

La connaissance mène à la victoire, l’ignorance à la défaite

(Sun Zu, Général chinois 544–496 av. J.-C.)

En 1995, François Mitterrand confiait à Georges-Marc Benamou son opinion au sujet du futur de la France : « Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C'est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort ». Le président français parlait-il de guerre économique ou bien anticipait-il, avec l’avènement des technologies futures et des évolutions politiques, de l’utilisation de la connaissance dans un but conflictuel ou coercitif à laquelle nous sommes confrontés en permanence et que nous appelons guerre cognitive ?

L’émergence cognitive dans la guerre de l’information

Si on peut considérer la guerre de l’information comme regroupant les pratiques d’influence ayant toujours existées à divers degrés, la guerre cognitive est un concept dérivé récent, volontairement plus offensif, issu de la communauté de défense aux USA, se donnant comme finalité la manipulation et le détournement de la connaissance, maitrisant sa production et sa diffusion par le biais de l’éducation et des médias, confortant le pouvoir d’influence de son détenteur.

Le désarmement des âmes

Par sa complexité et sa rapidité, la société de l’information assaille de toute part le cerveau. En atteignant sa saturation elle opère sur son âme une déformation, renforcée par un effondrement culturel qui va la désarmer. « L’âme désarmée » c’était le titre de l’ouvrage du professeur américain Allan Bloom qui dénonçait l’effondrement scolaire aux Etats Unis prodrome d’un aveuglement cognitif exposant la population aux poisons de l’esprit comme la confusion, l’hésitation, la peur et la surprise.

De cet effondrement sont sortis plusieurs mouvements de pensées dont le dernier avatar semble être le wokisme, une idéologie visant à combattre les idées progressistes en exploitant le doute, si cher aux marchands. Tel un Puppet Master, faisant référence au manga futuriste « Ghost in the Shell » de Masamune Shirow, l’offensive cognitive n’a d’autre finalité que d’agir sur le cerveau de l’adversaire et peut être même d’en prendre le contrôle.

En exploitant les faiblesses cachées au fond des cœurs, des familles, des divorces, des églises, des écoles, des journaux, des tribunaux, des livres, des idées fausses, des pensées négatives, le cerveau humain serait devenu, après les milieux terrestre, aérien, naval, spatial et cyber, un nouveau terrain d’affrontement au XXIème siècle affirme le neuroscientifique James Giordano.  Parmi les scénarios fictions imaginés par la Red Team défense, un groupe hétéroclite d’auteurs chargé par le ministère des Armées d’imaginer les conflits futurs, figure celui opposant un adversaire capable de modifier les comportements collectifs à grande échelle.

Si pour certains cette fiction n’en est plus tout à fait une, il serait bien de s’interroger sur la réalité des projets fous du transhumanisme comme celui de NEURALINK d’Elon Musk ou du METAVERS de Facebook qui manifestement cherchent à devenir la nouvelle matrice des réalités alternatives. Dans ce futur, l’humanité, héritière du monde désenchanté de Marcel Gauchet et désarmée intellectuellement, pourra se retrouver dans les illusions des paradis, non plus artificiels, mais virtuels.

L’agnotologie ou l’exploitation de l’ignorance

Le XXème siècle a permis la réalisation des idées de Gustave Le Bon qui avait observé que, peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l'action. Il avait également identifié que connaître l’art d’impressionner les foules c’est connaître l’art de les gouverner. Au début du siècle, mandatés par les industries de la consommation, Edward Bernays, père de la propagande, et Walter Lippmann, conseiller du président américain Woodrow Wilson ont été précurseurs dans la science cognitive : le citoyen devait devenir un consommateur et acheter ne devait plus être un besoin mais un désir.

Pour ce faire, les hommes étant soumis à leur inconscient, il importait de contourner leur logique.   Scott M.Cutlip décrit ce pouvoir caché (The unseen power 1994) et les industriels, en quête de ce contournement, comme des marchands du doute. Le 15 décembre 1953, John Hill, spécialiste des relations publiques sollicité par l’industrie du tabac, déclare que cette dernière ne peut se contenter de nier les risques pour la santé pour convaincre le public, mais encourage à la création d’une controverse scientifique dans laquelle le lien entre fumer du tabac et le cancer du poumon n’apparaître pas comme établi.

L’objectif est de manipuler le système de recherche en mobilisant des leaders d’opinion, des médecins ou des scientifiques pour créer de la confusion. En exploitant l’ingénierie sociale il faut démontrer que le cancer du poumon a des causes multifactorielles. Pour le traiter il faut comprendre les causes et donc qu’il faut effectuer davantage de recherche. En 2000 un rapport révèle l’infiltration de l’OMS par des associations écrans et des scientifiques rémunérés par les manufactures de tabac, visant à entraver la mise en œuvre des politiques de contrôle du tabac au moyen d’un vaste complot depuis un demi-siècle pour tromper le public ont déclaré les procureurs fédéraux des USA.

Dans le domaine de la biodiversité, Monsanto est un maitre en manipulation de l’information scientifique. Les néonicotinoïdes ne tuent pas les abeilles, ses chercheurs ont démontré qu’à faible dose elles sont uniquement désorientées, que la toxicité aiguë ne provoque pas leur mort immédiate…en revanche la toxicité chronique, elle, oui.

L’agnotologie

En entretenant et en exploitant le doute dans les esprits, les marchands ont réussi au-delà de toutes leurs espérances, créant par la même une nouvelle science : l’agnotologie.  Ce terme a été inventé par l’historien des sciences Robert N.Proctor. L’agnotologie est la science de la production d’ignorance et l'étude des moyens pour la propager dans un objectif de manipulation des esprits.

Nul ne peut imaginer que la Nature fasse exprès de mentir à ceux qui l’étudient. Pourtant, la société d’entomologie américaine dit ne pas comprendre la causalité entre la disparition des insectes et les pesticides, mais ils ont une bonne raison de l’ignorer car leurs sponsors sont les fabricants de ces pesticides. Feinte d’ignorance, la ruse agnotologique consiste à ignorer ce que nous ne savons pas, alors même qu'une connaissance fiable et attestée est disponible.

Cela ressemble à une manœuvre d’élicitation si commune au monde du renseignement. Finalement « le coup le plus rusé que le diable n’ait jamais réussi, c’est de faire croire qu’il n’existe pas » (Kevin Spacey, film Usual suspects 1995). Les autorités scientifiques font souvent usage de l’adage : SUTOR NE ULTRA CREPIDAM (cordonnier pas plus haut que la chaussure). Selon cet adage, la connaissance d’un problème ne doit pouvoir provenir que d’experts reconnus dans ce domaine

La bataille qui oppose l’association française pour l’information scientifique (AFIS) et le journaliste d’investigation Stéphane Foucart qui mène une enquête sur la désinformation scientifique dans son ouvrage « Les gardiens de la raison » met en lumière cette situation. Les sciences humaines doivent développer de nouveaux outils pour permettre aux chercheurs d’éviter les pièges de l’ultracrépidarianisme et faire obstacle aux arguments d’autorité académique qui semblent même capable dépasser le serment.

Guerre d’influence ou l’influence de la guerre

Au fond de chaque bataille se trouve Aristote disait Charles De Gaulle. Les anciens grecs distinguaient Prométhée, le prévoyant et Athéna, la sagesse armée, fille de Métis, personnification des ruses de l’intelligence. Qui d’Achille ou d’Ulysse est le meilleur guerrier interroge le sage ? La guerre de Troie trouva son épilogue au moyen d’une ruse sans quoi nulle force n’aurait pu abattre ses murs divins.

Dans le domaine militaire, la ruse, omniprésente, peut emporter la victoire. Pourtant, l’histoire a montré qu’il était possible de gagner une guerre militairement mais de la perdre politiquement. Les exemples sont nombreux : Algérie ; Vietnam ; Afghanistan. Les armées ont conscience désormais que l’information peut être une arme qui permet de gagner sans combattre, reprenant en cela la nouvelle doctrine du CEMA Thierry Burkhard de gagner avant la guerre.

La guerre des perceptions à travers les réseaux sociaux est devenue un enjeu majeur. En 1991, l’Irak, ayant envahi son voisin Koweitien, fit usage de missiles SCUD de fabrication soviétique. L’origine de leur fabrication fut systématiquement rappelée dès lors qu’il fut question de ces missiles. « Marteau-thérapie » dirait-on en pédagogie militaire. En 1995, l’action militaire de l’OTAN en ex-Yougoslavie et au Kosovo pour faire plier les serbes a été doublée d’une campagne médiatique visant à développer un narratif porté par des communicants d’un nouveau genre : les Spin doctor tel l’inénarrable Jamie Shea.

Quand l’influence fait de la politique

L’ingénierie de la perception, est une action sur l’esprit, l’éducation est une action sur le caractère, la politique, elle, est une action sur le réel. Le modèle communiste de l’URSS a cherché à convaincre de sa pertinence et de son futur, transformant les visions, manipulant les connaissances comme des villages Potemkine. Arborant la conquête spatiale ou les kolkhozes…mais masquant les privations et mentant sur ses données démographiques ou économiques.

Svetlana Alexievitch raconte la petite histoire de cette grande utopie, la volonté de transformer l’homme en Homo sovieticus. A l’époque la guerre menée par l’URSS était idéologique, usant de la déformation des faits et faisant disparaitre les émotions comme les hommes de l’histoire…en cela, elle raconte la fin de l’homme rouge mais pas de cette guerre qu’on pourrait aussi qualifier de cognitive. Aujourd’hui l’URSS n’est plus mais la Chine, toujours communiste, diffuse la propagande d’un enrichissement possible en hissant ses entrepreneurs au rang de héros, sous condition de fidélité…masquant cependant que 90% des nouveaux riches sont issus de l’administration ou du parti.

Cette offensive, rappelle que sous les régimes de Napoléon III en France et de Bismarck en Allemagne le capitalisme pouvait aller de pair avec un État fort.  De plus, changer de gouvernement via des élections libres n’implique pas obligatoirement de changer de politique ce qui reviendrait à conserver un parti unique. Des dictatures et des démocraties, la guerre cognitive se nourrit de leurs faiblesses et de leurs paradoxes.

Le mensonge consacré en valeur sociale

Les hommes naissent libres et égaux en droits. L’antiquité définissait l’homme comme un sujet en recherche du secret des choses et de l’harmonie par l’observation du monde et de la nature. Un citoyen, un héritier, un père, un fils, un être de devoirs possédant le sens de la justice, du gout du vrai, du beau et du bien pour devenir l’homme idéal. L’anthropologie révolutionnaire, elle, définit les hommes comme sujet de droits illimités.

Si la Loi est l’expression de la volonté commune, il est logique que le bien commun ne puisse être la satisfaction des volontés individuels, fussent-elles le moteur de la créativité occidentale. C’est précisément sur cette qualité individualiste que la guerre cognitive prospère dans la redéfinition des valeurs sociétales. L’enfant n’est pas dans un rapport d’égalité ni de liberté mais de dépendance par rapport à sa mère et des devoirs qu’elle a envers lui…pourtant avec le monde libéral, l’enfant comme l’homme est devenu un petit tyran qui veut la réalisation de tous ses désirs.

Lorsqu’une culture ne prend pas au sérieux les archétypes, les mythes et les symboles il arrive que ceux-ci les prennent à revers. La guerre cognitive a innové en redéfinissant la place hiérarchique de la vérité et du mensonge.  L’usage du mensonge domine, d’autant plus facilement qu’on peut mentir tout en disant la vérité. Montaigne rappelle la distinction entre dire le mensonge et mentir. De plus, vouloir et pouvoir mentir confère une qualité supérieure d’après l’Hippias mineur. Considéré comme péché originel par les religions, le mensonge est au cœur de l’action économique et de l’essor du capitalisme.

L’escroc parle la langue de l’autre, la parole nette et précise, il a toujours le mot propre, l’expression juste, le verbe est caressant, la voix est jolie, ce qui génère cette espèce de séduction intellectuelle. Malgré la promesse de la société moderne avec la technique et l’industrie, l’homme n’a pas gagné en liberté, mais en aliénation, au profit d’une catégorie de personne, le mensonge est une éternelle manipulation que l’action cognitive nous force à accepter. Le mensonge maintient en servitude intellectuelle, mais pas le mentir vrai d’Aragon.

L’insécurité augmente, mais doit rester un sentiment pour les personnes qui n’en sont pas encore victime. L’ascenseur social est une allégorie de la réussite qui confine à une forme de léthargie cognitive. D’aucuns parlent même du droit à la paresse et n’en viennent à modifier la place du travail pourtant moyen d’insertion et de dignité dans la société. Nul ne peut s’élever sans effort, condition du contrat méritocratique, l’ENSOA en a même fait sa devise La première victime de la guerre cognitive est sans doute l’influence de l’Occident sur le reste du monde qui a soif de revanche. De ce conflit sortira le monde de demain, espérons qu’il aura su échapper aux pièges de la démesure.

Loik Jamon (MSIE40 de l’EGE)