Guerre informationnelle autour du Donbass

« Par le passé, la préparation de l’artillerie précédait l’attaque. Aujourd’hui, cette préparation est informationnelle » (Dmitri KISILEV)

Depuis plusieurs semaines, la guerre en Ukraine fait la une de nos journaux. En continu, les images de l’invasion russe et de ses ravages sont diffusées sur nos écrans de télévisions, entrainant tantôt la peur, tantôt la compassion de nombre de citoyens Européens. Or, qui se souvient que la guerre dans le Donbass a débuté il y a près de huit ans déjà ? Que ce cache derrière cette guerre de l’information sans précédent entre l’Ukraine et la Russie ?

La guerre du Donbass, une guerre hybride enlisée

Le Donbass est un bassin houiller situé à l’Est de l’Ukraine et frontalier de la Russie, situé entre la mer d’Azov et le fleuve Don. C’est aussi le théâtre d’affrontements opposant les séparatistes pro-russes et la Russie au gouvernement ukrainien depuis 2014. Selon l’Organisation des Nations Unies (ONU), ces affrontements auraient causé la mort de près de 13000 personnes entre 2014 et 2020 et engendré le déplacement d’environ 1,5 millions d’habitants.

Une région clef dans un pays fragile

Le 12 juillet 2021, le président russe Vladimir Poutine publiait un article sur l’histoire de l’unité russe et ukrainienne, livrant ainsi au monde sa propre vision du passé. A l’instar de la Crimée, le Donbass représente une porte d’entrée pour la Russie. Depuis près d’un siècle, on y observe un processus de russification (cf recensement officiels de 1897, 1926 et 2001), a contrario du reste de l’Ukraine. L’Ukraine est donc un pays fragile, divisé entre un Est russophone, demandeur d’indépendance, et un ouest voulant s’émanciper de la Russie et rallier l’Union Européenne (UE).

Le tournant Maïdan 

En 2010, Viktor Ianoukovytch est élu président de l’Ukraine. Natif du Donbass, ce dernier développe les liens russo-ukrainiens, notamment avec les accords de Kharkov, et suspend l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union Européenne en 2013. Ces prises de position seront à l’origine du mouvement Euromaïdan, marqué par de violentes manifestations des Ukrainiens pro-européens en fin d’année 2013 et par la révolution de février (2014) à Kiev, qui provoqua le renversement de V.Ianoukovytch et son remplacement par un gouvernement intérimaire pro-européen.

Or, le Donbass ne s’aligne pas sur les aspirations du reste de l’Ukraine et, peu à peu, la révolte se lève dans cette région industrielle et russophone. En sus de cette volonté de se rapprocher de l’Europe, l’Ukraine impose l’Ukrainien comme langue officielle en février 2014. Le parlement retire au russe son statut de langue officielle dans treize des vingt-cinq régions ukrainiennes (surtout à l’Est et au Sud), suscitant de fait l’émotion de la population russophone. En avril 2014, des référendums d’autodétermination sont organisés à Donetsk et Lougansk ; dans ce contexte de fort clivage régional, le oui l’emporte sans grande surprise sur le non (exemple à Dontesk, le oui l’emporte avec 89% des votants).

La guerre de l'information, une tradition russe ancienne

Depuis 8 ans, le Donbass est un théâtre de guerre hybride entre séparatistes pro-russes, soutenus par le Kremlin, d’une part, le les forces loyalistes ukrainiennes d’autre part. Cependant, elle fait également l’objet d’une guerre informationnelle habillement menée, entre les deux camps.

L’utilisation de la « communication d’influence » dans un but militaire ou diplomatique ne date pas d’hier : déjà au Ve siècle avant notre ère, le penseur stratégique chinois Sun Zi écrivait-il son célèbre ouvrage « l’art de duper ».

En ce qui concerne la doctrine russe, la guerre de l’information fait partie tantôt d’un panel d’actions global, destinées à contrer l’ennemi, tantôt d’une lecture particulière du monde, propre à la Fédération de Russie. En effet, pour reprendre l’exemple du Donbass, V.Poutine estime que la Russie et l’Ukraine ne font qu’un. C’est une vision « profondément enracinée dans le discours et les représentations géopolitiques » de ce dernier, explique Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut Thomas More. Ainsi, V.Poutine réécrit l’histoire au travers de sa propre lecture de l’Histoire, imposant parfois un récit officiel afin d’auto légitimer son pouvoir ou ses actions, comme ce fut le cas par exemple en Crimée.  Aussi, le président russe poursuit il les récits soviétiques en interpelant la sensibilité des Russes. Présentée en 1921 par les Soviétiques comme « le cœur de la Russie », le Donbass fait partie intégrante de la Russie.

Le 24 février 2021, V. Poutine rappelle aux Ukrainiens face aux caméras du monde entier : « L’Ukraine, ce ne sont pas seulement notre voisin, mais c’est également une partie de notre histoire, de notre espace culturel, ce sont nos proches, nos collègues, ce sont nos amis, mais ce sont aussi les gens de notre famille, nous avons les liens de sang avec ces personnes ».  A cette dimension historique se conjugue une dimension religieuse : en effet, le 6 mars dernier, le patriarche orthodoxe russe Kirill, dont l’Eglise orthodoxe ukrainienne, a apporté son soutien à la politique expansionniste du président russe. Kirill, élu en 2009, est l’un des dignitaires religieux les plus influents au monde, avec plus de 100 millions de fidèles revendiqués.

L'art de la communication vu par Zelensky

Volodymyr Zelensky est un personnage hors normes : en 44 années de vie, ce dernier a été humoriste, producteur, acteur, scénariste, réalisateur pour occuper le poste de président de l’Ukraine depuis le 20 mai 2019.

Acteur principal de Serviteur du peuple, série prophétique dans laquelle un simple citoyen sans expérience professionnel devient de façon inattendue président de l’Ukraine, V.Zelensky se lance dans la présidentielle avec un parti politique homonyme à la série. A l’image du personnage de fiction, V.Zelensky axe ses discours sur la lutte contre la corruption, entretenant ainsi la confusion entre son personnage et celui du petit écran, jouissant d’un grande popularité et sympathie auprès des téléspectateurs. A la surprise générale, V.Zelensky gagnent les élections présidentielles de 2019 avec 73,2% des voix.

Dès son investiture, le Donbass et le retour à la paix font partie des priorités du nouveau président ukrainien. Dès son investiture également, V.Zelensky utilise l’arme de la communication avec excellence : guerre des mots, guerre de l’image, guerre de l’ethos, l’ancien acteur sait mobiliser et rassembler les foules. Face à la Russie et à son président V.Poutine, face à ces « frères de sang » capables de les attaquer sur leur propre sol, V.Zelensky se présente en chef de guerre, tourné vers ses citoyens. S’appuyant sur les réseaux sociaux, le président ukrainien se filme dans les rues de Kiev qu’il ne compte pas abandonner malgré l’encerclement russe et la menace constante d’un assassinat. Zelensky se filme avec son téléphone, comme le ferait un influenceur, n’hésitant pas à narguer son principal opposant en lui montrant où il se trouve. En quelques jours, le « gentil Zelensky » a gagné la guerre de la communication contre « le grand méchant Poutine ». En outre, la première dame ukrainienne, Olena Zelensky, tient-elle aussi un rôle informationnel stratégique. Devenue une figure de la résistance à l’instar de son mari, O.Zelensky mène un travail actif sur les réseaux, appelant les autres premières dames à se mobiliser. C’est ainsi que ce jeudi 10 mars, cette dernière a adressé un message à Mme Brigitte Macron : « elle était la première à nous adresser ses mots de soutien. La première dame de France, Brigitte Macron. Et ce n’étaient que des mots, mais des actions aussi, un véritable soutien d’amie ». Comment rester ainsi insensible aux Ukrainiens ?

Le parti pris des médias

Le camp est choisi : l’image du méchant russe envahisseur est relayé en boucle. Les angoisses des téléspectateurs sont attisées : les Russes envahissent l’Europe. Soudainement, les Européens découvrent la guerre. Les pays arabes rient jaunes ; face à leur quête d’empathie pour la cause ukrainienne, les journaux occidentaux ont affiché un mépris absolu vis-à-vis de « l’autre », ni blond ni blanc, en guerre depuis parfois plusieurs décennies sans susciter le moindre pleur dans les chaumières.

Aujourd’hui, les Ukrainiens semblent plus acceptables en malheurs que les Irakiens, Syriens ou Libanais. La guerre en Ukraine met en exergue les biais racistes des médias occidentaux ; le premier dérapage vient d’une journaliste célèbre de la chaîne américaine CBS, Charlie d’Agata, qui déclare : « ce n’est pas un endroit, avec tout le respect que je leur dois, comme l’Irak ou l’Afghanistan, qui a vu des combats faire rage depuis des décennies. C’est une ville relativement civilisée ». Lucy Watson, journaliste de la chaîne britannique ITV news, déclarait quant à elle : « aujourd’hui, l’impensable s’est produit. Ce n’est pas une nation du tiers monde ».

A « l’Europe civilisée » et au réfugié de guerre « de qualité » s’oppose ainsi l’image d’un « orient barbare », certainement violent, dont les migrants représentent une menace pour les pays européens. « On aura une immigration de qualité », s’est ainsi réjoui le député français Jean-Louis Bourlanges (MoDem).

La couverture médiatique des événements faits par les journalistes occidentaux a fait l’objet d’une condamnation de l’Association des journalistes arabes et moyen-orientaux (AMEJA) qui relevaient des « sous-entendus orientalistes et racistes » et stéréotypes répétés, laissant entendre qu’un peuple ou pays, de par ses facteurs économiques et sociologiques, était plus ou moins « digne » d’un conflit.

Car les médias et réseaux sociaux occidentaux se sont ralliés aux Ukrainiens, inondant nos écrans d’histoires d’héroïsme ukrainien. De même, ils couvrent de façon élogieuse les personnes résistant à l’invasion par la fabrication artisanale de cocktails Molotov. Une couverture médiatique qui laisse les pays orientaux pantois : avec une barbe et une couleur de peau plus foncée, dans un pays « moins civilisé », ne seraient-ils pas qualifiés de terroristes ?

L’Histoire telle qu’on nous la dépend fait toujours s’opposer les gentils aux grands méchants. Mais tout citoyen, quelle que soit sa nation, sait que l’histoire est bien plus complexe. Les notions de « bien » et de « mal », intrinsèques à chacun, se mêle à la culture, la politique, la religion, le milieu socio-culturel etc. Aujourd’hui, les médias et notamment les réseaux sociaux, orientent ces perceptions. Parce que l’histoire nous paraît intolérable, des Français sont partis se battre aux côtés des Ukrainiens. Pourtant hier, d’autres Français se battaient aux côtés des séparatistes russes à Donetsk. Pour revenir à l’exemple du Donbass, les Russes ne sont pas les seuls à avoir bombarder les civils de cette région. La journaliste Anne-Laure Bonnel rappelle que « la population ukrainienne russophone du Donbass a été ciblée par son propre gouvernement. Elle est bombardée par le gouvernement de Kiev ». Quant aux ONG, leur tableau est plus nuancé : dans ce conflit, comme dans tous les autres, une responsabilité partagée existe entre les camps ukrainien et russe.

 

Julie Montcouquiol