Guerre informationnelle chinoise en Birmanie

« C’est compliqué, c’est le Myanmar ». Cette phrase, si répandue et exprimée par la population, résume à elle seule la situation de ce pays en proie à de perpétuels conflits internes à l’image du coup d’état contre Aung San Suu Kyi orchestré par le Tatmadaw, l’armée officielle et nationale birmane, également appelée la « junte militaire ». Mais cette situation, oscillant entre répression et accalmie, démocratie et autoritarisme est bénéfique, plus ou moins dans l’ombre, à d’autres pays et en premier lieu : la Chine. Le projet Shwe Kokko, mené dans l’Etat de Karen dirigé par une armée ethnique autonome, est l’exemple parfait des guerres informationnelles et d’influence qui divisent le pays, dont la Chine sait tirer profit pour mener ses propres intérêts stratégiques.  Avant de développer le projet et ses controverses, il convient d’évoquer les relations entre les deux pays et les intérêts, non-exhaustifs, de la Chine.

Le « Pauk-phaw » où la relation « fraternelle » entre la Chine et le Myanmar

L’année 2020 a marqué les 70 ans des relations diplomatiques,  « fraternelles », entre la Chine et le Myanmar. Ces relations bilatérales ont débuté à la fin des années 1990 lorsque le pays était sous le régime militaire. Pour cette occasion historique, le président Xi Jimping s’est rendu au Myanmar afin d’ouvrir « une nouvelle ère » dans leurs relations et bâtir une « communauté de destin »  bénéfique pour les deux pays et leurs populations. Il souhaite intensifier et accélérer les projets et échanges nécessaires pour les nouvelles routes de la soie.

Le Myanmar, avec ses 2200 km de frontières partagées avec la Chine, son positionnement entre la Thaïlande, le Laos, le Bangladesh, l’Inde et son ouverture sur l’océan Indien rejoignant le canal de Suez, est un pays très stratégique pour les ambitions chinoises. Par ailleurs, le Myanmar bénéficie d’importantes réserves de gaz principalement localisées dans l’Etat d’Arakan. Cette région, contrôlée par une armée ethnique indépendante, est mondialement connue car elle abrite notamment la population des Rohingyas. De plus, l’instabilité politique du pays, l’autonomie militaire de plusieurs régions (Etat de Shan, Etat de Karen, Etat d’Arakan, Etat Kachin), le poids des trafics illégaux et la corruption permet à la Chine de développer ses projets en toute impunité législative et judiciaire.

Depuis 2018, les deux pays développent officiellement le Couloir économique Chine-Myanmar (CMEC) qui s’étend de la région de Yunnan en Chine jusqu’à l’Etat d’Arakan au Myanmar, en passant par la principale ville économique du pays, Rangoon. Ce corridor économique comprend plus de 30 projets et 9 mégaprojets. Le plus démonstratif est la zone économique spéciale de Kyaukphyu dans la région d’Arakan ! Ouverte sur le golfe du Bengale et l’océan Indien, elle comprend un port en eau profonde, un oléoduc et un gazoduc. Par ailleurs, cette zone nécessite la construction d’une voie ferrée et d’autoroutes pour son fonctionnement. Ce projet fait régulièrement l’objet de vives contestations  par la population et la presse birmane car il ne profite pas à l’économie de leur pays. La Chine promet à maintes reprises l’embauche des populations locales mais les médias soulignent régulièrement l’arrivée massive de travailleurs chinois qui envahissent les villes. La Chine est également accusée de fournir des armes tant à l’Armée birmane qu’aux armées minoritaires. Elle aurait ainsi des intérêts aux expulsions des populations.

Ces accusations, réitérées dans chaque projet incluant la Chine, s’ajoutent aux inquiétudes des populations de perte de souveraineté, d’autonomie et d’endettement. Les médias pointent également que la majorité des trafics de drogues (le Myanmar est un grand producteur), d’animaux, d’armes et de jeux sont orchestrés par des chinois.   Pour ralentir la progression des protestations et montrer la volonté de créer une communauté forte, le président Xi Jimping ne cesse de rappeler les bénéfices partagés de chaque projet, l’importance de l’amitié « Paukphaw » et le soutien de la Chine au développement du pays grâce à ses investissements.

Quinze jours avant le coup d’état du 1er février 2021, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi a rencontré le général du Tatmadaw, Min Aung Hlaing. Il a souhaité réaffirmer la volonté de défendre la souveraineté du pays, sa dignité nationale et ses droits légitimes. Le gouvernement birman tout comme l’Armée birmane ont toujours affiché une certaine prudence face à la Chine selon le principe de précaution. Cependant, l’armée semble prendre de nouvelles dispositions à la lumière des déclarations de Min Aung Hlaing qui se dit « heureux de voir grandir le statut international et l'influence de la Chine, précisant que le Myanmar renforcerait fermement sa coopération globale avec la Chine et soutiendrait la position de la Chine sur les questions concernant Taiwan, Hong Kong et le Xinjiang ».

Un autre corridor, bien moins médiatisé, traverse également le Myanmar. Appelé « Corridor économique Est-Ouest » et regroupant les régions du « Greater Mekong Subregion », il s’étend de Mawlamyine au Myanmar à Danang au Vietnam en passant par la Thaïlande et le Laos. Pourtant annoncé comme n’appartenant pas aux « nouvelles routes de la soie », le corridor est pourtant bien affiché sur le site OBOR Europe comme étant intégré au « China-Indochina Peninsula Economic Corridor ».  Le projet Shwe Kokko, géographiquement localisé sur les tracés de ces corridors, fait l’objet de fortes polémiques depuis son lancement. Il est la représentation parfaite de la guerre informationnelle que mène la Chine au Myanmar, avec le soutien plus ou moins avoué des autorités nationales et régionales.

Shwe Kokko, la nouvelle ville de toutes les discordes

Shwe Kokko est le projet de ville nouvelle dont la construction a débuté en 2017 dès l’autorisation donnée par Col Saw Chit Thu, à la tête de la Border Guard Force (BGF) de l’Etat de Karen.  La ville nouvelle, initialement prévue comme une extension de la ville de Myawaddy, est localisée à la frontière thaïlandaise, proche de Mae Sot, le plus important poste-frontière entre les deux pays. Elle borde le fleuve Moei et n’est qu’à 50Km du port de Moulmein ouvert sur l’océan Indien. Le recoupement des informations permet également de constater que la ville est sur le trajet de construction de routes terrestres, notamment l’Asia Highway , et ferroviaires. Ces routes permettent de relier différentes villes du Myanmar et de la Chine à la Thaïlande puis au reste de l’Asie du sud-est.

A son lancement, le projet est principalement présenté comme une ville de jeux, de luxe, de tourisme regroupant des villas, hôtels, parcours de golf et surtout des casinos en ligne. Interdits en Chine, ces derniers florissent un peu partout en Asie du sud-est pour accueillir cette population en manque de liberté. Au Myanmar, les jeux d’argent en ligne sont normalement interdits mais cela varie selon les régions. Ainsi, la plupart des casinos au Myanmar, tel que celui de Mong La au nord du pays, sont localisés dans des régions peuplées par des minorités ethniques.  L’Etat de Karen fait partie de ses régions jugées à risque pour les populations, fréquemment défendues par des ONG internationales. La région est contrôlée par le DKBA, passé sous le commandement de la junte militaire en 2010 après la signature d’un cessez-le-feu.  

Le projet est mené par une joint-venture, nommé Myanmar Yatai International Holding Group, formé par la Chit Lin Myaing Co, dirigé par le DKBA et la multinationale chinoise Jilin Yatai Group. 20% de la société appartient au BGF de l’Etat de Karen (ex-DKBA). On connait très peu d’éléments sur les dirigeants de la société qui seraient cambodgiens et malaysiens. L’entreprise est officiellement en partenariat avec la China Federation of Overseas Chinese Entrepreneurs, une association nationale chinoise indiquée à but non lucratif et approuvée par le Chinese State Council.

Le projet, approuvé par le Myanmar Investment Commission, doit s’étendre sur 60 hectares pour un montant de 22,5 millions de dollars US. Il est déjà certain que cela entrainera l’expulsion d’habitants de leurs terres.  Dès le démarrage, les médias mettent en avant le manque de transparence et les incohérences dans les informations diffusées.  Peu de temps après, des reportages chinois, commentés par des internautes, révèlent que le projet s’étendra sur 1500 hectares pour une valeur d’1,5 milliards d’euros. On apprend également que le projet est avant tout destiné à accueillir un important business de casinos de ligne. La ville de Myawaddy en compte déjà plus de 15  principalement dirigés par des investisseurs chinois. Bien informé des intentions du projet, le gouverneur de la région l’a volontairement maintenu pour des raisons économiques. Cependant, il s’agit d’une violation des lois sur les investissements au Myanmar qui autorisent un gouverneur a approuvé des projets ne dépassant pas 5 millions de dollars d’investissements.

Le projet Shwe Kokko se médiatise très fortement en 2019 après la parution sur Youtube d’une vidéo promotionnelle par le groupe Yatai. On découvre alors l’ampleur des ambitions chinoises qui n’évoquent plus une ville nouvelle mais une « zone économique spéciale » : la Ya Tai Swe Koke Ko Special Economic Zone ! Outre les casinos en ligne, il faut s’attarder sur la volonté des investisseurs de bâtir une « Silicon Valley » asiatique, un hub technologique. Néanmoins, on constate le choix délibéré d’un manque de précisions. Cela coïncide avec les réactions des habitants qui découvrent l’arrivée massive des travailleurs chinois sans comprendre leur rôle dans la construction. De plus, par sa localisation, Shwe Kokko est parfaitement intégrée dans le projet des nouvelles routes de la soie. La vidéo décrit une liste sans précédent de partenaires officiels chinois qui soutiennent le projet. 

Une réponse officielle tardive et incomplète

Un an après cette vidéo, le gouvernement birman décide de mener en juin 2020 une série d’investigations pour reprendre le contrôle sur le projet. Elles sont menées par U Tin Myint, ministre député officiel du gouvernement, qui suspecte une forte coopération entre le Tatmadaw et le BGF. Le projet est alors suspendu. En août 2020, le lien de corruption entre ces deux armées et les investisseurs chinois est établit. Cependant, aucune mesure officielle n’est annoncée, laissant grandir la colère des populations locales. La junte militaire fait alors un revirement de bord en affichant un semblant de soutien au gouvernement. En octobre 2020, trois officiers du Tatmadaw sont licenciés pour négligence et corruption.

Le rapport du gouvernement n’arrive qu’en janvier 2021. Le porte-parole officiel du président, U Zaw Htay, décrit alors une situation  « complexe et sensible »Cependant, aucune action n’est donnée pour contraindre le projet à se conformer aux lois. Le gouvernement dit coopérer avec le Tatmadaw. Dans le courant du mois, le Tatmadaw contraint plusieurs leaders du BGF  à démissionner . Par solidarité, le reste des soldats présente leurs démissions. Un accord est trouvé au milieu du mois les incitant à  « ne pas faire de business illégal en uniforme ». 

Le coup d’état du 1er février dernier a mis un frein dans les prises de positions officielles sur ce projet. Néanmoins, le Tatmadaw affiche une volonté de reprendre le contrôle du pays face aux armées indépendantes et aux investisseurs étrangers.   La Chine multiplie alors les discours de soutien au régime militaire. Face à la montée des controverses sur le projet, le gouvernement chinois n’a pas hésité à réfuter son implication en août 2020 . Il dément tout lien entre le projet et les routes de la soie et apporte son soutien au gouvernement pour investiguer sur les irrégularités. Il accuse le CEO Zhijiang d’être un fugitif de la justice chinoise. De plus, à la lumière des éléments précédent, il est difficile de penser que la Chine n’est pas impliquée dans le projet et n’aurait aucun intérêt à son développement.  Sa réaction officielle est caractéristique des stratégies de guerre informationnelle, qu’elle mène dans le monde, basées sur le triptyque : guerre de l’opinion publique, guerre psychologique et guerre juridique. 

Une réponse chinoise fidèle à ses marqueurs traditionnels

Comme évoqué précédemment, la Chine a attendu le soulèvement officiel du gouvernement pour démentir son implication. Elle avait alors affiché son soutien à la junte pour mener les investigations et rétablir la vérité. Néanmoins, au nom de sa légendaire « non-ingérence » dans les conflits internes des pays, elle n’a apporté aucun élément ni aide sur place. A la suite de cette annonce, le média, contrôlé par le gouvernement chinois Caixin, a publié un article sur le CEO Zhijiang, en fuite depuis 2014 ! Sous les noms de  Tang Kriang Kai, She Lunkai, Dylan She, She Kailun, ce dernier serait poursuivi pour mener des activités de casinos en ligne illégaux dans plusieurs pays d’Asie du sud-est. Cette activité est vécue comme un véritable fléau en Asie car très souvent interdite par les lois nationales. Pourtant les casinos ne cessent de se multiplier, soutenus par des investisseurs majoritairement chinois qui se regroupent au sein de fédérations et associations. Zhijiang, directeur d’une branche d’une organisation mondiale, est notamment membre de plusieurs d’entre-elles qui sont reconnues par l’Etat.

A la vue des capacités de surveillance, de contrôle et d’arrestations de la Chine, il est difficile de croire que le gouvernement n’a pas la possibilité d’arrêter un homme qui s’affiche publiquement. Interdit également en Chine, les casinos sont une belle arme de désinformation massive pour masquer les réelles intentions des investisseurs. N’oublions pas que le gouvernement chinois suit les principes de Sun Tzu qui élevait le mensonge au plus haut sommet de l’influence.  En occupant partiellement le terrain médiatique et en le laissant proliféré, la Chine peut continuer, en toute impunité et en violation de toute souveraineté, ses projets.

Leur appartenance masquée au projet Shwe Kokko est également possible grâce à la multiplication des traités, associations, fédérations, commissions, filiales, partenaires qui interviennent dans le projet. Il est ainsi très difficile de faire tous les liens et de remonter aux premiers bénéficiaires. Cette stratégie est également très fréquente dans les projets où les chinois interviennent. Il ne faut pas oublier que la junte et le BGF sont les premiers alliés de la Chine qui les approvisionne en armes notamment. 

Shwe Kokko n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des projets gargantuesques que la Chine mène au Myanmar. Les recherches réalisées pour cet article ont révélé que la Chine était présente dans toutes les zones de conflits du pays notamment dans l’Etat de Shan, gangréné par les trafics illégaux, et l’Etat d’Arakan, qui voit les expulsions massives des Rohingyas. Récemment, la Chine s’est lancée dans la construction d'un mur à sa frontière nord avec le Myanmar, officiellement pour lutter contre le coronavirus et l’accroissement massif des échanges illégaux.

Malheureusement, le Myanmar n’a pas les capacités politiques et financières pour lutter contre l’invasion de la Chine. Malgré les craintes récurrentes des populations et les mises en garde de la presse face à l’endettement envers la Chine, force est de constater qu’il permet au pays de développer ses infrastructures. Le Myanmar a conscience de sa dépendance envers la Chine   

Le coup d’Etat mené par la junte militaire le 1er février 2021 pourrait accroître l’influence de la Chine dans le pays. En effet, la Chine n’a pas condamné le coup d’Etat. Le premier ministre chinois a également apporté son soutien à la formation d’un nouveau gouvernement. Au nom de la non-ingérence dans les affaires intérieures, elle a exprimé, lors d’une réunion de l’ONU, son veto à une déclaration commune condamnant le coup d’Etat. Elle est également accusée par les médias birmans de fournir aux Tatmadaw  des solutions de contrôle et de blocage des communications.

 

Cathleen Berthe
Auditrice de la 35ème promotion MSIE