Industrie pharmaceutique : construire un outil stratégique de résilience

La pandémie de la Covid -19 vient de rappeler l’importance  des industries du médicament dans la manière d'assurer la résilience des populations affectées par une telle pandémie. Autrement dit, c'est la question très sensible de la différence fondamentale entre les lois du marché et la mission d'un Etat par rapport à sa population qui est en jeu aujourd'hui. Depuis des décennies, les gouvernements occidentaux ont pris l'habitude de "laisser faire le marché" dans le domaine de l'industrie pharmaceutique. Les multiples failles identifiées lors des rebondissements de la crise de la covid-19 démontrent qu'ils ont eu tort. En considérant que les industries du médicament étaient souvent considérées comme des acteurs économiques parmi d’autres, les pouvoirs politiques ont été défaillants dans leur mission originelle qui est d'assurer à un Etat les capacités de secourir ses administrés. 

Force est de constater que, la crise sanitaire actuelle met en évidence des enjeux invisibles autour de ce secteur vital tels que, les questions de dépendance sanitaire, de sécurité sanitaire nationale, de crédibilité internationale, bref d’autonomie stratégique. La guerre informationnelle de nature géopolitique, commerciale, réglementaire et d’influence que se livrent les grandes puissances autour d’un vaccin anti-covid 19 en est une illustration. Il va donc falloir prendre en compte dans la définition d’une puissance : « la capacité d’un pays ou d’une entité politique à avoir une industrie de la santé réactive, autonome, territorialement ancrée capable de faire face en urgence à toute situation de catastrophe sanitaire naturelle ou non dans le but de protéger sa propre population et éventuellement d’en faire bénéficier ses alliés ».

Cette pandémie soulève de nombreuses questions : quels sont les enjeux sanitaires de la globalisation ? Quelles sont les principales puissances impliquées dans la course au vaccin et les jeux d’alliances ? Que révèlent les commandes de vaccins des relations internationales ?  Quelle est la nature de la confrontation entre les acteurs et leurs stratégies ? L’industrie européenne du médicament est - elle organisée pour faire face d’urgence à une lutte pandémique ? La crise sanitaire n’est-elle pas une opportunité de repenser l’autonomie stratégique de l’industrie pharmaceutique européenne ?

Les enjeux sanitaires de la globalisation

L’essor des échanges internationaux et des moyens de transport a favorisé l’accélération de la propagation des épidémies à travers le monde. Pour sauvegarder la santé publique mondiale, des quarantaines ou confinements sont une solution à court terme, mais ralentissent les activités économiques et sociales. D’ailleurs, la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1948 consacre la prise en compte par les États de la santé de la population mondiale et permet de coordonner et harmoniser ces mesures d’hygiène préventives pour freiner la diffusion de maladies contagieuses.

Cependant, la solution à long terme de la maîtrise des épidémies passe par la prévention et le traitement, ce qui confère une responsabilité inédite aux industries du médicament en matière de recherche, innovation, développement, fabrication et commercialisation. Cette réalité a été comprise par les grandes puissances européennes (France, Allemagne, Royaume-Uni, Suisse…) dès le milieu du XIX siècle à la suite de la révolution industrielle avec le développement des industries chimiques et pharmaceutiques.

Toutefois, dans les années 1990, la plupart des industries chimiques et pharmaceutiques occidentales ont délocalisé une partie de leur production en Asie notamment en Inde et en Chine. On estime que la Chine et l’Inde sont actuellement producteurs de plus de 80 % des principes actifs utilisés par l’industrie pharmaceutique, de 80 à 90 % des matières premières qui constituent ces principes actifs et d’une part importante de la production de produits finis.

En France, lors de la première vague de la pandémie de covid-19 au premier semestre 2020, des pénuries de masques et autres produits de prise en charge des malades atteints de complication covid-19 ont été constatées à la suite de l’arrêt de la production en Chine. Cela a conduit à la prise de conscience du risque de la dépendance en produits de santé.

Principales puissances impliquées dans la course au vaccin et les jeux d'alliances.

Selon l’OMS, pas moins de 170 candidats vaccins sont actuellement en cours de développement dont une vingtaine en phase avancée d’essais cliniques.

Les principales puissances impliquées dans la course au vaccin anticovid-19 à travers leurs Laboratoires pharmaceutiques, entreprises de Biotechnologie ou institutions publiques sont : les Etats-Unis d’Amérique (Pfizer, Moderna, Johnson & Johnson, Novavax) ; la France (Sanofi, Valneva) ; l’Allemagne (BioNtech, CureVac) ; la Grande-Bretagne (Astra Zenecca/Oxford, GSK) ; la Chine (Sinovac, Sinopharm, CanSino Biological), l’Inde (Bhara Biotech) et la Russie (l'institut Gamaleïa/ministère de la Défense). Le développement par la Russie de vaccin en coopération avec son ministère de la défense montre que ce pays a érigé la recherche sur le vaccin en question de défense nationale.

Parmi les vaccins qui sont déjà commercialisés, trois sont développés par des puissances occidentales, dont ceux de Moderna, Pfizer/BioNtech, AstraZenecca/Oxford, sont également autorisés dans l’UE. Deux vaccins restent encore non approuvés en Europe, celui de la Chine (Sinopharm) et le vaccin russe (Spoutnik V).

Si la capacité d’innovation et de mise en œuvre rapide d’un vaccin pour les pays d’origine des vaccins est un indicateur de leur puissance technologique, les jeux d’alliances entre les pays sont révélés à travers le financement de la recherche, l’homologation et les commandes de vaccin.

Ainsi en pleine négociation de Brexit, l’autorisation rapide de mise sur le marché octroyée par la MHRA, autorité sanitaire britannique, au vaccin Pfizer /BioNTech, le 2 décembre 2020 a été saluée par les autorités britanniques, comme un acte d’indépendance sanitaire. « La Grande-Bretagne s’est libérée de la lourdeur administrative de l’Agence européenne du médicament (AEM) », annonce le Premier ministre britannique. Cela en comparaison avec le processus d’homologation pour les 27 pays de l’UE dont l’approbation par l’agence a été obtenue le 27 décembre 2020.

De même, l’analyse des commandes de vaccin auprès de fournisseurs au-delà des contraintes de stockage, de prix fait apparaître une esquisse de blocs géopolitiques et d’allégeance. Car au-delà de l’acte commercial, c’est une preuve d’authentique confiance. En effet, l’achat de vaccin conduit un pays à mettre la santé de sa population entre les mains d’un autre. Cela est attesté par la position iranienne : « Il est interdit d’importer les vaccins fabriqués aux Etats-Unis et au Royaume-Uni », a ordonné, le 8 janvier, Ali Khamenei, le guide suprême iranien. « De toute manière, nous n’avons pas confiance [en eux] et de plus, parfois, ces vaccins sont utilisés pour contaminer les peuples. » Malgré la gravité de la situation sanitaire locale, l'Iran préfère attendre et compter sur ses alliés russe et chinois, ainsi que sur un vaccin national développé en partenariat avec des chercheurs cubains.

Si l’après-guerre mondiale (1945) a dessiné les blocs géopolitiques durant la guerre froide, la pandémie actuelle à travers les partenariats dans la recherche, les commandes de vaccins viennent confirmer les appartenances aux blocs géopolitiques et laissent apparaître les contours de quelques défections.

Les pays ayant commandé le vaccin britannique (AstraZeneca/Oxford) sont : Royaume-Uni, Canada, Etats-Unis, Mexique, Brésil, Argentine, Chili, UE, Maroc, Egypte, Australie, Indonésie, Japon, Inde…

Les pays ayant commandé le vaccin américain (4 producteurs) sont : États-Unis, UE, Union Africaine, Royaume-Uni, Israël, Brésil, Australie, Nouvelle-Zélande Canada, Japon, Corée du sud, Mexique…

Les pays ayant commandé le vaccin russe sont : Russie, Biélorussie, Serbie, Ouzbékistan, Kazakhstan, Turkménistan, l’Arabie Saoudite, l’Egypte, Brésil, Argentine, Bolivie, Venezuela, Paraguay, Vietnam, Algérie, Palestine Inde, Mexique…

Les pays ayant commandé le vaccin chinois : Chine, Turquie, Brésil, Chili, Indonésie, Emirats Arabes Unis, Malaisie, Bangladesh...

L’UE a fait une pré-commande groupée de vaccins auprès de laboratoires américains et britannique pour les 27 pays au prorata de la population de chaque pays néanmoins la Hongrie a commandé des vaccins auprès de la Russie.

Quelle est la nature de la confrontation entre les acteurs et leurs stratégies ?

Si au début de la pandémie, des collaborations ont existé entre les scientifiques du monde entier au sujet du partage d’information sur le code génétique du Sars-Cov 2 (Coronavirus). Très vite cette collaboration a laissé la place à des affrontements divers entre les grandes puissances autour du vaccin anti-covid, notamment :

Une cyberattaque contre l’Agence européenne du médicament pour dérober les dossiers du vaccin Pfizer/BioNTech approuvé par l’agence. 

Lutte d’influence diplomatique des puissances productrices de vaccins auprès des pays non producteurs afin d’élargir leur sphère d’influence géopolitique.

Guerre de l’information autour de la nature des vaccins notamment en ce qui concerne le manque de recul sur le ratio Bénéfice/ Risque des vaccins à ARNm ou sur les vaccins d’origine OGM.

Bataille de l’image et de crédibilité, puisque cette course au vaccin est une course contre la montre, les Laboratoires qui pourront mettre rapidement sur le marché un vaccin efficace auront à la fois les retombées commerciales, mais également seront surclassés auprès de l‘opinion internationale.

Bataille réglementaire, le processus d'homologation vise à évaluer la menace que représente l’utilisation du produit par rapport aux risques potentiels.  Ce processus est par conséquent un enjeu majeur dans cette confrontation, car sa rapidité permet de gagner la guerre commerciale et son efficacité peut également jouer sur la crédibilité future de l’entreprise et des autorités sanitaires du pays. D’ailleurs à ce sujet la Suisse n’a pas voulu lancer de commandes de vaccins, car elle souhaite avoir plus d’éléments d’évaluation du bénéfice/risque des différents vaccins.

L'industrie européenne du médicament est-elle organisée pour faire face à une situation d'urgence de lutte pandémique ?

S’il est désormais évident que l’industrie du médicament est un secteur stratégique de puissance, l’industrie pharmaceutique européenne reste une industrie mondialisée déterritorialisée, ouverte à des capitaux étrangers. Dans un tel contexte, n’est-elle pas tributaire de ses financiers ? En quoi peut -elle servir en priorité la puissance européenne et la santé publique de ses citoyens ? Est-elle organisée pour faire face à une situation d’urgence de lutte pandémique ? La crise sanitaire, n’est-elle pas une opportunité de reconsidérer l’autonomie stratégique des Industries européennes de la santé ? Existe-t-il au niveau européen un mécanisme de définition des secteurs stratégiques de recherche, de collaboration et de coordination de la recherche ? La priorité donnée aux recherches sur la Covid-19 ne risque-t-elle pas de pénaliser les processus de R&D pour les autres pathologies telles que le cancer ou l’Alzheimer, et pourrait affecter des essais cliniques à travers le monde ? 

Les leçons apprises de la gestion de la pandémie de covid-19 devraient bouleverser les pratiques dans le secteur et adresser ces différentes questions.

Partenariat pour la Recherche : Une course est lancée entre les différents acteurs pour la recherche de solutions de soin, qu’il s’agisse de vaccin contre le virus, ou de traitement visant à en limiter les complications. Dans un tel contexte, un niveau élevé de collaboration est requis entre les acteurs du secteur, « traditionnellement enclins à la concurrence et au secret », comme le rappelle la chercheuse Mariana Mazzucato.

Contrairement aux grandes entreprises pharmaceutiques, la majorité des innovations naissent dans les petites entités ou Stars-up qui sont focalisés sur un domaine spécifique et prennent plus de risques.  Les exemples de partenariat de l’allemand BioNtech, de l’Américain Moderna et du français Valneva (financé par le gouvernement britannique ayant un candidat-vaccin en cours d’essai clinique) sont des illustrations de l’investissement dans l’innovation qui sont capturées ou peuvent l’être par les grandes firmes pharmaceutiques.

La question stratégique du financement de la recherche en matière de santé publique

Le financement de la recherche : est un élément clé de l’innovation dans les industries de la Santé. Il soulève les questions de retour sur investissement et de prise de risque. Les industries du médicament ne peuvent pas réaliser à elles seules les investissements requis pour des milliards de doses de vaccins. De fait, la chercheuse Mariana Mazzucato souligne que « les efforts massifs de l’industrie pharmaceutique ne sont possibles que grâce à des investissements publics importants, notamment par la Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI) (2 milliards de dollars de financements étatiques) et le BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) qui ont investi considérablement dans des projets de développement de vaccins de Johnson & Johnson (450 millions de dollars) et Moderna (un milliard de dollars) ».  Ces deux institutions sont des organismes de financement de la Recherche sanitaire américaine.  Au niveau européen, il existe le fonds d’aide à la recherche qui a contribué pour 200 millions d’Euros ainsi que l’équivalent du crédit d’impôt recherche en France dans les pays l’UE.

L’optimisation de la chaîne d’approvisionnement : La crise sanitaire actuelle a montré les faiblesses d’une chaîne d’approvisionnement mondialisée aussi bien pour les matières premières que pour les produits finis. Ainsi, l’utilisation de circuit long crée une dépendance aux transports, si bien que l’extrême diminution du trafic engendre une augmentation des coûts de transport, qui seront répercutés sur le coût de revient des produits.

La dépendance sanitaire : La crise a révélé la très forte dépendance de l’industrie européenne à l’Inde et à la Chine, qui concentrent « 60 à 80 % de la production des principes actifs ». Deux évènements ont particulièrement « créé la stupeur », selon Le Figaro : « la mise à l'arrêt des usines chinoises pendant plusieurs semaines et la décision du gouvernement indien d’interdire l'exportation de 26 principes actifs parmi lesquels le paracétamol et l'hydroxychloroquine, afin de protéger ses approvisionnements nationaux ».

Face à ces constats, les responsables politiques occidentaux ont multiplié les déclarations annonçant un grand mouvement de relocalisations de leur production. La Vice-présidente de la Commission européenne, Vera Jourova, pour qui cette crise « révèle la dépendance morbide de l’Europe vis-à-vis de la Chine et de l'Inde en matière de produits pharmaceutiques » et qui a annoncé un « changement radical pour la production de médicaments ». Même constat qu’Ellen Lord, sous-secrétaire américaine à la Défense chargée des acquisitions, a déclaré qu’elle souhaitait à présent « s’assurer de la sécurité et de la résilience de la base industrielle américaine dans le secteur pharmaceutique ».

Le processus d’homologation réglementaire : La première particularité de cette course aux traitements est « son urgence et son caractère global » : Cette crise pourrait donc amorcer, selon Matthew Lynn, « une refonte radicale de la réglementation », afin « d’avoir la possibilité de réaliser des tests plus rapidement ». L’agence européenne du médicament devrait ajuster ses procédures en conséquence. Certains mettent toutefois en garde contre une trop grande précipitation, à l’instar de Jose Baselga, vice-président exécutif d'AstraZeneca, qui s’inquiète « de la rapidité avec laquelle les tests sont actuellement réalisés ».

Les laboratoires dans le collimateur des opinions publiques

L’image et la réputation des entreprises du médicament : Cette crise sanitaire peut être également une opportunité de corriger l’image des entreprises du médicament à l’encontre desquelles est fait un procès en cupidité. Pour Olivier Wierzba du BCG, qui imagine que les industriels « ne rateront pas cette opportunité de montrer qu'ils sont des acteurs incontournables et citoyens au service de la santé publique ».  

Quoi qu’il en soit, résume Markus Scholz du MIT, la réputation de l’industrie pharmaceutique est aujourd’hui « à la croisée des chemins » : « si elle réagit rapidement et de manière responsable, elle pourrait avoir la chance de revenir en grâce dans l’opinion publique et faire oublier son image ternie ; en revanche, si les sociétés pharmaceutiques ne parviennent pas à démontrer qu’elles mettent réellement les besoins des patients au premier plan, leur légitimité sera fondamentalement et durablement remise en question. » 

Si l’Europe aspire à faire de son Industrie pharmaceutique un outil de sa puissance, elle devrait consentir à donner à sa recherche les moyens de ses ambitions. Pour l’heure, le niveau de structuration et d’investissement de sa recherche, comparativement aux USA, la pénalise en ce qui concerne la compétitivité de sa recherche et l’attractivité pour ses chercheurs qui préfèrent s’établir outre-Atlantique.

Comme elle a su donner à son industrie aéronautique, les conditions de sa réussite, elle devrait y arriver pour son industrie pharmaceutique.

 

Fatoumata H. Diallo
Auditeur de la 35ème promotion MSIE

Références complémentaires

Le système sanitaire international à l’épreuve du Covid-19 | Vie publique.fr (vie-publique.fr)
Quand l’Europe regrette d'avoir délocalisé en Chine son industrie pharmaceutique - Sputnik France (sputniknews.com)
Covid-19 : l’Iran ne veut importer que les vaccins de ses alliés (france24.com)
Industrie pharmaceutique : risques et opportunités d'un secteur bouleversé par la crise | Institut de l'Entreprise (institut-entreprise.fr)