La Chine mène sa propre guerre de l’information dans le conflit ukrainien

Depuis l’invasion russe en Ukraine qui a débuté le 24 février, la Chine cherche à renvoyer une image de neutralité et d’impartialité. Cette position est vivement critiquée par les médias occidentaux, à l’instar de CNN qui a publié le 10 mars un article intitulé : « China's promotion of Russian disinformation indicates where its loyalties lie ». Il accuse Pékin de soutenir le Kremlin en relayant ses éléments de langage, en dépit de son apparente neutralité. Cette thèse est partagée par de nombreux autres médias et hommes politiques.  

Cependant, la réalité est plus nuancée. La Chine ne fait pas que répéter les déclarations russes, elle diffuse son propre discours qui correspond à son narratif. Il existe des différences entre les affirmations de Moscou et les propos proférés par la Chine. Le but de cette dernière est de décrédibiliser les Etats-Unis, qui reste son principal adversaire. Pour porter sa voix, Pékin emploie l’intégralité de son appareil de communication politique et de diplomatie publique. Sur son territoire national, elle cherche à « guider l’opinion » du peuple, tandis qu’elle ambitionne de convaincre les pays étrangers sur la scène internationale.

De la création d’éléments de langage chinois à la reprise du discours russe

La Chine a témoigné son soutien à la Russie en formulant certains éléments de langage. Ils sont manifestement favorables à son partenaire russe, sous couvert d’une apparente neutralité. Ainsi, au début de la guerre, les hommes politiques chinois ont pour la plupart reconnu la « complexité » de la situation en raison de l’histoire commune des deux pays. Ils ont souligné la nécessité de « respecter la souveraineté » de toutes les parties, conformément aux principes des Nations Unies. Ces déclarations ont pour but de montrer une certaine impartialité, en accord avec sa position officielle. Cependant, selon l’interprétation qu’on lui donne, cette dernière expression suggère que l’Ukraine n’est pas réellement souveraine sur son territoire et que la Russie a le droit de mener une opération pour récupérer son dû.

Les médias d’Etat reprennent également des éléments de langage russe, ce qui est particulièrement visible sur les réseaux sociaux. CNN a réalisé une étude durant les 8 premiers jours de la guerre, sur 5 000 post Weibo (un équivalent de Twitter), publiées par 14 médias d’Etat chinois. Parmi les 300 publications les plus partagées au sujet du conflit, le journal américain en qualifie 140 de « pro-russes », c’est-à-dire contenant des informations prononcées par des fonctionnaires russes ou des contenus partagés par les médias d’Etat russes. Ces résultats doivent toutefois être nuancés par le fait que les médias chinois ont largement relayé les différentes déclarations internationales, russes mais aussi occidentales. La plupart de ces articles s’illustrait d’ailleurs par une certaine neutralité, rapportant strictement les discours étrangers.

La reprise de la propagande russe est importante sur les réseaux sociaux chinois car une vision pro-russe de la guerre domine. Les autorités ont ordonné aux médias et fournisseurs d’accès de censurer une grande partie des prises de position des internautes au sujet du conflit. Ce genre de mesure est fréquemment employée concernant des sujets clivants. Les sites Free Weibo[i] et Free WeChat[ii] sont deux outils qui montrent les publications ayant été effacées par les censeurs sur Weibo et WeChat (équivalent de Facebook). Au sujet du conflit, leurs archives soulignent qu’une légère majorité d’articles pro-Ukraine et une légère minorité de contenus pro-russes ont été supprimées. Toutefois, la plupart des publications qui demeurent sur Weibo après avoir passé le contrôle de la censure affichent des points communs visibles avec la communication officielle russe.

Ainsi, le compte de Sina Military 新浪军事 (média très populaire sur les affaires militaires dans lequel des amateurs et des journalistes écrivent) se penche régulièrement sur le bataillon d’Azov. Il le qualifie de néo-nazi et partage des preuves de cette affiliation, comme des photos de symboles sur les uniformes. Il s’attache notamment à montrer que les Américains les ont formé. Il a relayé les propos d’Anne-Laure Bonnel, une journaliste française qui a réalisé un reportage sur les exactions commises contre les populations russes dans le Donbass par les troupes ukrainiennes. La méthodologie de son film et les chiffres qu’elle avance sont critiqués par certains de ses confrères, mais son argumentaire est relayé par les médias russes et par le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov. Ainsi, le compte Weibo de Sina Military reprend les principaux éléments de langage de la propagande du Kremlin.

Le compte 沙姆雄狮_EL qui compte 573 000 abonnés, fréquemment cité par Sina Military, relaie principalement des informations sur les méfaits du régiment d’Azov, comme le fait qu’ils auraient bombardé une maternité à Marioupol. Il insiste également sur les pertes militaires ukrainiennes. Un hashtag « #Héros du Z » (#Z英雄#) a même été créé et rapporte les « hauts faits » des soldats russes en Ukraine. Par conséquent, en dépit de la censure, les réseaux sociaux chinois ne sont pas neutres et diffusent principalement un argumentaire pro-russe.

Une reprise adaptée au narratif chinois

Lorsque les arguments russes sont repris par la diplomatie chinoise, c’est la plupart du temps, pour s’adapter à l’agenda politique chinois. Le meilleur exemple est sans doute celui qui a fait couler le plus d’encre : la question des laboratoires biologiques. Moscou a affirmé début mars sur les réseaux sociaux, dans la presse et au sein des Nations Unis que les Etats-Unis finançaient des laboratoires développant des armes biologiques en Ukraine.

De leur côté, les autorités américaines ont confirmé apporter un soutien à des laboratoires de recherches dans le domaine biologique. Ils ont expliqué qu’il s’agissait en réalité de fonds servant à démanteler les arsenaux d’armes biologiques et à établir des instituts effectuant des recherches sur des pathogènes à des fins médicales. La Chine a rapidement relayé les accusations du Kremlin en sommant Washington de s’expliquer. Zhao Lijian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois a renchéri en déclarant que les Etats-Unis possédaient 336 laboratoires biologiques à travers le monde.

Le Global Times (média anglophone appartenant à l’Etat chinois) a publié un article intitulé « What has US done with bat coronavirus in Ukraine? World deserves explanation ». Le journaliste écrit que les Américains ont répandu la théorie conspirationniste que le Covid-19 s’est échappé du Wuhan Institute of Virology. Maintenant que des éléments montrent qu’ils ont financé un laboratoire biologique en Ukraine, qui a réalisé des expériences sur des échantillons de coronavirus provenant de chauves-souris, le monde mérite une explication affirme l’auteur. En d’autres termes, le Global Times suggère que le Covid-19 aurait pu y émerger, éludant au passage le fait que ce type de zoonose est étudié dans de nombreux instituts à travers le monde. Le journaliste juge utile d’étoffer sa thèse en soulignant que les Etats-Unis aiment produire des films sur les vampires. Selon lui, cela explique que « les expériences américaines sur le coronavirus de la chauve-souris ont des origines culturelles ».

Si cet argumentaire prête à sourire en Occident, il fait partie du narratif qui vise à faire oublier que la pandémie a émergé en Chine. Depuis deux ans, Pékin nourrit la plupart des théories jetant le trouble sur l’origine géographique du Covid-19 ou avançant que le virus a été créé et diffusé par les Américains. Les médias chinois avaient déjà largement propagé en 2020 la théorie que les « Etats-Unis opéraient plus de 200 laboratoires biologiques militaires à travers le monde ». Pékin ne souhaite pas assumer la responsabilité de l’épidémie, probablement car cela ne correspond à l’image de puissance internationale que le pays essaie de véhiculer depuis quelques années. Cela explique pourquoi la Chine s’est saisie des allégations et les a approfondies à sa propre manière.

Il ne s’agit pas du seul exemple d’arguments pro-russes utilisés à des fins chinoises. Hua Chunying, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères a mis en avant la responsabilité de l’Organisation du traité Atlantique nord dans l’escalade du conflit russo-ukrainien (OTAN) dès la veille de l’invasion russe, prenant ainsi partie pour le Kremlin. Le lendemain, la diplomate a de nouveau mentionné l’OTAN pour rappeler que celle-ci avait une « dette de sang » à l’égard de la Chine. L’Organisation a en effet bombardé accidentellement l’ambassade chinoise en Yougoslavie en 1999, faisant 3 morts.

Dans ce conflit, la communication de Pékin rappelle surtout sa position, ses intérêts et son narratif. En l’occurrence, la Chine n’oublie pas que son principal ennemi est les Etats-Unis. Une part notable de ses déclarations concernant la guerre en Ukraine consiste à souligner la responsabilité américaine et essayer de diviser le camp occidental.

Le système de communication politique chinois en action

La communication des fonctionnaires

La guerre en Ukraine est un bon exemple pour illustrer comment fonctionne l’appareil de communication chinois.

Les hauts cadres du Parti communiste chinois (PCC) se sont exprimés quotidiennement, voire plusieurs fois par jour, permettant à la position chinoise d’être intensément relayée. Les porte-paroles du ministère des affaires étrangères ont été particulièrement actifs, ils effectuent en effet jusqu’à cinq conférences de presse de routine par semaine. A cela se sont ajoutées les prises de paroles régulières des représentants de la Chine aux Nations Unies, des ambassadeurs, des porte-paroles des autres ministères, du chef de la diplomatie Wang Yi et du président Xi Jinping.

Ils ont pour la plupart utilisé les mêmes expressions, ce qui traduit une attention particulière portée à l’unicité du discours, en dépit des nombreuses voix qui l’ont porté.

La reprise par la presse

Les éléments de langage formulés par les hautes fonctionnaires ont ensuite été repris par la presse chinoise, dont les principaux médias sont presque intégralement contrôlés par le PCC (le seul parti pouvant accéder au pouvoir). A noter que les journaux ne dépendant pas du Parti doivent respecter la censure et ne peuvent pas diffuser librement des articles provenant de la presse étrangère.

En dépit de son apparence monocorde, il existe des nuances dans le paysage médiatique chinois. Ainsi, le Quotidien du Peuple 人民日报 est la voix du comité central du PCC, c’est-à-dire l’institution dirigeante du Parti qui choisit le gouvernement. Comme l’explique le spécialiste de la Chine Antoine Bondaz, il s’agit du média le plus pertinent pour comprendre le positionnement du gouvernement chinois dans la crise ukrainienne. Ensuite, le média Reference News 参考消息, édité par l’agence de presse Xinhua, compte le plus grand nombre de lecteurs quotidiens (3,4 millions d’exemplaires par jour). Il publie des nouvelles relativement généralistes et neutres. Le quotidien Huanqiu 环球 reflète les positions les plus tranchées du PCC. En particulier, sa version anglaise, le Global Times exprime les opinions chinoises les plus radicales, ce qui diffère du ton mesuré du Quotidien du Peuple.

Ces médias ont tous communiqué sur la guerre en Ukraine avec quelques variations. Le Quotidien du Peuple et Reference News sont restés factuels et ont relayé les propos des cadres chinois. Ils ont particulièrement mis en avant la neutralité de Pékin. La guerre ne représentait qu’une part mineure de leurs articles, puisque la priorité a été donnée aux affaires intérieures, comme les Deux Sessions (événement politique majeur annuel) et la reprise du Covid-19. A contrario, le Global Times s’est livré à de nombreux commentaires parfois agressifs, dont la plupart ciblaient les Etats-Unis.

La légitimation par des experts

La guerre en Ukraine fait l’objet de débat dans le monde universitaire chinois. Toutefois, les chercheurs les plus relayés par les médias expriment leur assentiment avec le positionnement du gouvernement, ce qui contribue à le légitimer. A titre d’exemple, Zhang Weiwei 张维为, chercheur en relations internationales à l’Académie des sciences humaines et sociales de Shanghai, régulièrement invité par l’émission télévisée « C’est la Chine 这就是中国 », a expliqué que l’attaque de la Russie était justifiée par l’expansion de l’OTAN.

Jin Canrong 金灿荣, professeur de relations internationales de la People’s University 人民大学 est également médiatisé pour son expertise concernant la diplomatie et les Etats-Unis. Dans un article du 13 mars 2022, il partage l’opinion de son confrère Zhang Weiwei et complimente la position chinoise qu’il juge « équilibrée et suffisante ».

Ces deux spécialistes, comme ceux qui sont le plus relayés par la presse, entretiennent des liens forts avec les autorités. Ainsi, Zhang Weiwei a écrit des articles de recherche expliquant que la réussite économique chinois était due à la gouvernance du PCC. Jin Canrong a mené des missions de conseils pour des administrations et instances du Parti, comme le ministère de la Science et des Technologies. Il n’est pas étonnant qu’ils soient favorables à la politique du gouvernement et que leurs propos trouvent un écho dans la presse.

Des propos répétés et déformés sur les réseaux sociaux

Comme l’attestent les exemples précédemment formulés, les réseaux chinois reprennent massivement les propos du gouvernement. L’organisation taïwanaise Doublethink Lab documente soigneusement les évolutions des opérations de communication sur la guerre en Ukraine en langue chinoise. Les médias d’Etat jouent un rôle essentiel dans la diffusion des opinions, voire de la désinformation, puisqu’ils créent des mots-clés et hashtag, massivement repris sur les différentes plateformes sociales.

Ainsi, le 2 avril, le compte Weibo Little Central Video 小央视频 (qui appartient au média d’Etat CCTV) a publié un post annonçant que le parlement ukrainien interdisait l’usage de la lettre Z et V. Cette information est erronée, elle provient probablement de la décision du parlement letton du 31 mars d’interdire ces deux lettres dans les affichages publics incitant à soutenir la Russie. Ce post mensonger a été aimé 92 306 fois et la page a été lu 5,6 millions de fois ce jour-là, ce qui montre l’ampleur de la désinformation.

Les influenceurs patriotes jouent également un rôle important, puisqu’ils participent à diffuser les éléments de langage chinois, voire à créer des rumeurs. De manière générale, le web chinois regorge de « Little Pink », de jeunes internautes nationalistes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux. Ils jouent un rôle clé dans la diffusion des opinions.

Ces Little Pink sont également présents à l’étranger, sur des médias tels que Twitter et Facebook. Leurs interventions sont parfois prises pour celles de trolls, voire de bot. Il existe en effet tout un écosystème de profils sur Twitter, qui relaient la propagande chinoise. Ils sont facilement reconnaissables et se heurtent souvent à des critiques et à une certaine résistance. Cela souligne leur manque d’efficacité à convaincre les publics étrangers.  

Le « guidage de l’opinion du peuple » et la diplomatie publique comme objectifs

Sur son territoire, l’appareil de communication chinois vise à « guider l’opinion publique ». Il s’agit d’une doctrine dont la formulation a émergé à la fin des années 1980, comme l’explique la chercheuse sur le numérique et la société chinoise, Séverine Arsène. Le but de ce principe est d’encadrer et façonner l’avis du grand public chinois grâce aux informations diffusées par les médias. La spécialiste explique qu’avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, l’importance accordée au modelage de l’opinion publique s’est accrue et a été confiée aux autorités cyber. La censure s’est dans le même temps intensifiée, ce qui laisse peu de place aux points de vue divergents. L’appareil de propagande chinois applique ce principe de guidage de l’opinion à tous les sujets, y compris la guerre en Ukraine. Le but est que la population estime que l’action prudente du gouvernement est le meilleur choix et que les Etats-Unis ont encore une fois nui à la paix dans le monde.  

Sur la scène internationale, les efforts chinois en matière de communication prennent part à la diplomatie publique du pays, c’est-à-dire aux moyens mis en place pour convaincre les publics étrangers du bien fondé du positionnement chinois. Il s’agit notamment de générer une image négative des Etats-Unis et de mettre en avant sa responsabilité dans la guerre en Ukraine, tout comme dans d’autres conflits à travers le monde.

Le public cible est principalement les pays émergeants, notamment ceux en Asie et en Afrique. Les Européens sont également visés, car certains hommes politiques et articles cherchent à diviser le camp occidental. Les diplomates font naturellement partie des porte-paroles de la diplomatie publique chinoise. Ils rencontrent toutefois des difficultés, notamment sur les réseaux sociaux. Si certains sont très actifs et publient régulièrement, ils sont aussi largement critiqués par les utilisateurs occidentaux. Le Global Times participe aussi à la diplomatie publique puisqu’il s’agit d’un journal d’Etat anglophone qui traite de relations internationales. Ironiquement, il est également le média le plus radical et son argumentation est souvent perçue comme bancale ou grossière par les lecteurs occidentaux. Les différents acteurs de cette diplomatie publique peinent donc à convaincre le public étranger, surtout en Europe et aux Etats-Unis.

Au-delà de la guerre en Ukraine, cette communication politique pourrait poursuivre d’autres objectifs à plus long terme. Les arguments soulignant la complexité de la situation, la nécessité de respecter la souveraineté ou encore la légitimité des inquiétudes russes face à l’OTAN, ne sont pas anodins. Pékin pourrait utiliser les mêmes pour légitimer une invasion de Taïwan. En effet, le cas de cette île présente des similitudes avec la crise ukrainienne. Taïwan partage un passé commun avec la Chine, le gouvernement chinois considère qu’il s’agit d’une partie inaliénable de son territoire et il perçoit dans son rapprochement avec d’autres pays une menace.

En particulier, les ventes d’armes américaines à Taipei sont vus par Pékin comme un affront et un potentiel danger. Il n’est pas exclu que la Chine se serve de ce genre d’événement pour justifier une « opération spéciale » sur l’île, afin de la « pacifier » et de « défendre ses habitants » contre de dangereux sécessionistes armés par les Etats-Unis. Ainsi, il est possible que l’appareil de communication chinois prépare son peuple et l’opinion internationale à un éventuel conflit avec Taiwan.

 

Equipe Msie Chine

 

[i] Site permettant de voir les contenus censurés sur Weibo

[ii] Site permettant de voir les contenus censurés sur WeChat