La confrontation entre l’Iran et les Etats-Unis est-elle le prémisse d’une guerre totale de nature informationnelle ?

L’expression guerre totale est ainsi explicitée dans un article d’Annie Crépin et de Bernard Gainot : « La notion de guerre totale est liée initialement au contexte des lendemains de la première guerre mondiale ; la thématique, chez Léon Daudet (1918) ou chez le maréchal Ludendorff (1936) est plutôt celle d'un effort de guerre sans précédent, compte tenu de la mobilisation de l'appareil industriel.

Cependant, la dimension idéologique est à la base de l'ouvrage de Ludendorff puisque ce dernier prône un « peuple total » – épuré racialement – seul apte à conduire une « guerre totale ». Mais la reprise de la notion dans le champ historiographique, par George Mossé d'abord, puis par Stéphane Audoin-Rouzeau, lui confère une dignité et une actualité problématiques. Cette fois, c'est plutôt la dimension anthropologique de la violence guerrière qui est en cause, ainsi que le transfert de l'expérience de la brutalisation du combat vers la société civile. »

Cette notion de guerre totale prend une nouvelle dimension avec la montée en puissance de la société de l’information depuis plusieurs décennies. Autrement dit, il semble nécessaire d’explorer la dimension informationnelle d’une guerre totale dont les différents épisodes létaux (guerre Iran-Irak ; prise d’otages américains par les gardiens de la Révolution en 19 ;  bombardements israéliens du réacteur nucléaire irakien en 1981 ; guerre entre le Hezbollah et Tsahal en 2006, assassinats d’experts iraniens du nucléaire en 2010, 2012, et 2020 ; attentats maritimes contre des pétroliers dans le Golfe d’Oman en 2002, 2019, 2021) ne se sont pas traduits pour l’instant par une guerre totale telle qu’elle a été formalisée au cours de la première et de la seconde guerre mondiale. En revanche, la démultiplication des affrontements informationnels sur les échiquiers géopolitiques, politico-militaires, économiques et sociétaux) préfigure ce qui pourrait être qualifiée à terme de guerre totale informationnelle.

Le TNP, arme informationnelle de régulation internationale détenue par les Etats-Unis

Pour rappel, les Etats-Unis ont mis au point l’arme nucléaire en 1945 (1), suivis de l’URSS (1949), le Royaume-Uni (1952), la France (1960) et la Chine (1964). Sous l’impulsion des inquiétudes américaines et russes, la décision fut prise de créer un traité interdisant à tout autre État de développer des armes nucléaires. Le Traité de Non-Prolifération naît en 1967 et entre en vigueur en 1970. A la suite de la chute de l’URSS, le nombre de signataires augmente. Il est à noter que la prééminence du TNP aurait été impossible si les Etats-Unis n’étaient pas sortis vainqueurs de la Guerre Froide. Trois éléments clefs en 1991 jouent sur le futur du TNP du point de vue américain : il s’aligne fortuitement sur la composition du Conseil de Sécurité de l’ONU, le traité devient très rapidement un test de respectabilité internationale, enfin l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (2) est dotée de moyens à la hauteur de sa mission de surveillance et de contrôle grâce au gouvernement américain.

Bien que l’intention soit noble, le TNP est inégalitaire (3). Il renforce le monopole des grandes puissances et scinde le monde en deux : les signataires du traité sont divisés entre les États dotés et ceux non dotés de l’arme nucléaire, officialisant le renoncement de ces derniers à se défendre. Pour autant ils ne renoncent pas à l’usage civil du nucléaire rendu possible par le TNP (4).

En 2020, 191 États sont signataires du TNP, seulement quatre ne le sont pas : l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord (l’était jusqu’en 2003). Ce traité créé dans les années 70 redéfinie les relations internationales. D’un côté les « pays sous parapluie nucléaire » (5), ce compromis repose sur la crédibilité de la dissuasion élargie. D’un autre côté, les pays se trouvant dans des zones exemptes d’armes nucléaires (6). La zone du Moyen-Orient pose un problème, car elle ne rentre dans aucune des deux catégories. Pour cause, Israël et l’Iran sont dotés de l’arme nucléaire.

Une certaine complaisance occidentale est observée quant aux trois pays non-signataires (Israël, l’Inde et le Pakistan), notamment due aux bonnes relations entretenues avec les Etats-Unis. Cependant des pays signataires comme l’Irak baasiste, l’Iran khomeyniste et la Corée du Nord (jusqu’en 2003) ne bénéficient pas du même traitement, ceux-là ne possédant pas de bonnes relations avec les Américains et étant trop éloignés par leur idéologie (le 1er état a été renversé et les 2 autres sont souvent menacés de connaître le même sort). Vu les relations actuelles entre les Etats-Unis et ces pays, le TNP est une incitation permanente à l’intervention militaire. 

Ainsi on observe grâce au TNP l’expansion de la force américaine au niveau mondial et l’abandon massif d’états à leur droit de légitime défense quand les Etats-Unis leur demandent. Cette prédominance des Etats-Unis, par leur rôle « d’arbitre » (7), leur confère la capacité de servir leurs intérêts à travers une arme internationale qu’est le droit. Ils ont réussi à créer une norme de non-prolifération nucléaire dont ils sont les « détenteurs ». Le TNP n’est pas un rempart en faveur de la paix dans le monde mais un instrument de l’empire américain. Il a fait disparaître les mouvements pour le désarmement et anéanti l’opposition à l’arme nucléaire elle-même. L’arme nucléaire a pour avantage de pouvoir assurer sa défense soi-même sans alliés, organisations, unions, dans un monde où ces relations sont parfois tout simplement plus handicapantes que avantageuses. Le pouvoir égalisateur de l’atome assure une préservation de la liberté d’action et de décision de chaque Etat, mais il est à prendre en considération que l’arme nucléaire ne sert plus uniquement à dissuader des agressions nucléaires mais également à dissuader des agressions non nucléaires.

Tout le paradoxe du TNP réside dans le fait que pour une non-prolifération viable il faut qu’elle soit contrebalancée par un désarmement nucléaire multilatéral concret. La crédibilité du TNP est d‘autant plus mise à mal par les crises iranienne et nord-coréenne.

L'Iran, cible économique des Etats-Unis

L’Iran et les Etats-Unis n’ont pas toujours eu cette animosité réciproque qu’on leur connaît aujourd’hui. Grâce au programme nucléaire civil américain (8), l’Iran a accès au nucléaire dès 1957 et signe le TNP. La 1ère fracture avec l’Occident date de 1953 (9) avec l’assassinat du Premier ministre iranien faisant suite à sa décision de nationalisation du pétrole dans le pays. En 1979, la Révolution Islamique et l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah KHOMEYNI sonnent le glas des relations entre les deux mondes. Le véritable tournant cependant se produit en 1991 (apogée du TNP), à la suite de la dernière opération Tempête du Désert ; Israël envisage une nouvelle stratégie pour le grand Moyen Orient dont il souhaite être le nouveau visage. Son allié américain le soutient dans sa démarche et à compter de 1992 (stratégie Clintonj « double endiguement » 1993), l’Iran est le nouveau rival d’Israël.

En 2002, le groupe armé Joundallah dénonce les sites de Natanz et Arak dans le processus du programme nucléaire iranien, déclenchant la crise iranienne nucléaire à l’échelle internationale. Ce groupe ferait partie d’un plan de déstabilisation du gouvernement iranien mis en place par l’administration Bush, en recourant au service de plusieurs groupes armés opérant depuis le territoire pakistanais et s’attaquant à des personnalités iraniennes (2008, signature « secret finding » autorisant un programme clandestin offensif contre le régime iranien, allant jusqu’aux opérations d’assassinat ciblés). L’Iran devient la cible privilégiée d’inspections inopinées de l’AIEA, de rapports spéciaux, d’une couverture médiatique internationale disproportionnée, de renvois systématiques devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, de menaces d’attaques militaires contre les sites de Natanz et Arak par Israël et le Congrès américain. En 2015, l’Iran signe les accords de Vienne (10), s’engageant à ne pas développer l’arme nucléaire.

En 2016, l’AIEA publie pas moins de 12 rapports attestant que l’Iran ne développe aucun programme militaire nucléaire. Les sanctions économiques s’allègent et le pays peut enfin respirer. Cependant, même après l’accord sur le nucléaire, l’ombre de la loi extraterritoriale américaine plane sur ses alliés. Pour preuve, les banques françaises ne veulent pas prendre le risque d’accorder des crédits aux entreprises pour des affaires avec l’Iran. Le 30 septembre 2016, le groupe américain Xerox a adressé à ses clients et fournisseurs français un courrier leur demandant de ne pas faire d’affaires avec l’Iran… s’ils voulaient garder de bonnes relations avec Xerox. En 2018, le président américain D. Trump choisit de retirer les Etats-Unis des Accords de Vienne et de soumettre à nouveau l’Iran au plus haut niveau de sanctions qu’il ait connu. D.Trump juge les accords trop « accommodant » pour l’Iran et s’appuie sur des preuves récupérées par le Mossad prouvant l’existence d’un programme militaire nucléaire iranien. Ce dernier acte est un acte de guerre économique commis par les Etats-Unis à l’encontre de l’Iran.

Le déplacement des verrous géostratégiques

Il serait facile, voire presque rassurant, de résumer le conflit irano-américain à la problématique du nucléaire, cela va beaucoup plus loin. Il s’agit d’une guerre d’influence par pays interposés... car la Guerre Froide ne s’est jamais terminée. Il faut reconnaître que le Moyen-Orient rassemble toutes les conditions pour ce genre de conflit :

. Idéologie religieuse, fracture entre le sunnisme en masse et le chiisme : menace à la stabilité politique de la région ;

. La multitude de pôles nucléaires (Iran, Israël, Inde, Pakistan) ;

. Des ressources énergétiques en Iran et sur les territoires des monarchies pétrolières ;

. Des conflits par alliés interposés au Yémen, en Syrie, au Liban, en Arabie Saoudite et en Irak.

Le réel conflit réside entre deux nouveaux États émergents dans la région, l’Arabie Saoudite et l’Iran. S’il n’y a pas eu de conflits avant 1979, c’est parce que les pays étaient sous le même parapluie nucléaire américain. Tous deux souhaitent à présent devenir la puissance régionale du Moyen-Orient, il faut donc prendre en considération le conflit ethnique entre sunnites et chiites mais pas s’y limiter car ce conflit est global entre ces deux pays (les systèmes politiques, les régimes sociaux, les institutions militaires). L’origine du conflit vient des changements politiques profonds qu’a connu le Moyen-Orient depuis les 40 dernières années : quasi-disparition du nationalisme arabe, émergence de la République Islamique d’Iran et des monarchies pétrolières de part et d’autre du Golfe Persique. De plus, le verrou stratégique du monde arabe est passé du Levant (Egypte et Liban) au sud du Golfe Persique (Arabie Saoudite et autres monarchies pétrolières) (11).

Les effets géoéconomiques sur les jeux d'alliance

La Chine et la Russie ont profité du départ des sociétés européennes et des sanctions américaines pour nouer des liens économiques et sécuritaires avec l’Iran. La Chine (12) occupe le marché iranien, des contrats ont été signés dans les secteurs de la construction, de l’énergie et des transports. L’Iran et la Chine sont complémentaires, le premier a l'énergie et le second l’industrie. L’Iran fait actuellement partie des principaux pays fournisseurs en hydrocarbures auprès de la Chine. En 2011, la China National Petroleum Company a obtenu les droits exclusifs d’exploitation de plusieurs champs pétrolifères et gaziers iraniens. Deux partenariats avec la Chine portant sur les hydrocarbures ont été signés depuis 2020, prévu sur 25 ans et prévoyant 400 mds $ d’investissements chinois, offrant à la Chine une réduction de 30% en comparaison du prix du marché. Ces partenariats ont pour but officiel, l’approvisionnement énergétiques chinois mais il s’agit en priorité d’éloigner le plus possible les Etats-Unis du Golfe Persique à cause du détroit d’Ormuz qui fait transiter 1/5 des approvisionnements énergétiques mondiaux, objet de tensions entre les Américains, les Iraniens et les autres Etats riverains du Golfe Persique.

Concernant la Russie (13) (14), la relation est différente et plus concrète, notamment du point de vue sécuritaire. La Russie et l’Iran ont signé en 2021 un accord portant sur la cybersécurité portant sur l’échange de renseignement, les interactions contre les menaces et la défense commune. Les 2 pays partagent également une vision similaire sur la problématique afghane : prôner le dialogue avec les Talibans, atteindre une stabilisation du pays à travers un processus de paix, faire du jihadisme transnational une priorité. Ceci dans le but de se présenter en acteurs de résolution de crise et ce, afin de réduire au minimum toutes chances d’un retour américain dans la région. L’Iran étant menacé sérieusement par les Etats-Unis, sa chute signifierait la perte d’un partenaire clef au Moyen-Orient pour la Russie. L’intérêt russe se porte également sur la préservation de son environnement régional en veillant sur l’impact négatif des tensions irano-américaines. En effet, un changement de régimes à proximité de pays comme l’Azerbaïdjan, le Turkménistan auraient des effets graves rien qu’avec les vagues de réfugiés (ou pire si les Etats-Unis venaient à demander à la Géorgie de cibler l'Iran pour attiser les tensions russo-géorgiennes).

L’Iran n’est pas un pays sans taches, mais il est utilisé depuis plusieurs années comme un exemple des conséquences que peuvent entraîner des actes, paroles non-cautionnés par les Américains, entraînant une guerre économique critique contre son ancien allié iranien. Bien évidemment cette vengeance américaine s’est également nourrie de la prise d’otages à Téhéran en 1979 ; mais il s’agit surtout pour les Etats-Unis d’Amérique, d’user des différents ressorts de la guerre de l’information pour légitimer les actions diplomatiques et politico-militaires, ainsi que le rôle d’arbitre économique américain incontournable dans la question nucléaire, privilégiant ses alliés israéliens et saoudiens, face à la montée de la Russie et de la Chine dans la région depuis déjà plusieurs années.

 

Charlotte Rousseaux
Auditrice de la 39ème promotion MSIE

 

Sources

https://www.cairn.info/revue-agone-2014-1-page-195.htm

https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/la-methode-scientifique-du-jeudi-21-fevrier-2019

https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/iran/la-question-nucleaire-iranienne/article/que-dit-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien

https://www.lenouveleconomiste.fr/partie-de-poker-sur-le-nucleaire-iranien-90243/

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_afetr/l15b1155_rapport-information#_Toc256000004

https://www.newyorker.com/news/our-columnists/iran-entrenches-its-axis-of-resistance-across-the-middle-east

https://www.revueconflits.com/iran-chine-mise-en-perspective-dune-alliance-strategique-en-trompe-loeil-kamran-lofti/

https://www.iaea.org/fr/themes/laiea-et-le-traite-sur-la-non-proliferation-des-armes-nucleaires

https://www.humanite.fr/mot-cle/operation-ajax