La confrontation informationnelle autour des modèles sociaux

L’ubérisation (1) est un mot à la mode depuis le succès de la fameuse société de VTC. Le modèle a d’abord créé des tensions au niveau des concurrents directs (Uber contre les taxis mais nous pouvons également faire le parallèle entre Amazon à ses débuts et les libraires). Aujourd’hui touchant de nouveaux secteurs, notamment la livraison de repas, le combat s’est déplacé entre les plateformes et leurs travailleurs. L’ubérisation remettrait en cause le salariat comme norme en se servant de l’engouement autour du statut d’indépendant et ses flous juridiques (la création du statut d’auto-entrepreneur date seulement de 2009 en France).

Le modèle économique des plateformes a créé les premières crispations avec d’un côté des entreprises cherchant à baisser leurs coûts et de l’autre des travailleurs estimant que leurs conditions de travail se dégradent.  La justice a rapidement été amenée à se prononcer sur des cas individuels puis collectifs au fur et à mesure que les livreurs s’organisaient. Si elle penche dans un premier temps en faveur des plateformes qui ont toujours proposé en toute clarté le statut d’indépendant, les tribunaux tendent dorénavant à soutenir les livreurs dont il apparaît que l’indépendance est mise à mal par un système où les plateformes ont un pouvoir écrasant de décision (établissement des prix, contrôle et sanction, opacité des algorithmes, etc.).

Par une stratégie du faible contre le fort, et une pandémie les ayant mis sur le devant de la scène, les livreurs sont parvenus à conquérir l’espace médiatique afin de défendre leur cause. D’un autre côté, cette même pandémie a accéléré la croissance des plateformes de livraison, dont l’utilisation entre de plus en plus dans les habitudes des consommateurs. C’est dorénavant au monde politique de tenter de clarifier le marché avec d’un côté une résurgence de la défense des acquis sociaux (soutenue par la peur des nouveaux modes de travail que sont aujourd’hui les “plateformes de travail numérique”, ou “gig economy” en anglais, et demain l’impact de l’intelligence artificielle), et de l’autre un marché potentiel lucratif (porté par les évolutions numériques des pratiques de consommation) également bassin d’emplois.

Un modèle économique à succès mais décrié

En France le marché de la livraison de repas à domicile est estimé à 3,3 milliards d’euros soit un peu plus de 5 % de la restauration commerciale, en progression de 20 % par an. Les services de livraison représentaient déjà plus de la moitié de la croissance du marché de la restauration et la crise sanitaire leur a fait gagner des années de développement. Selon Food Service Vision, 70 % des livraisons en France passent par des agrégateurs comme Deliveroo ou Uber Eats. Ces derniers sont apparus comme des sauveurs pour presque la moitié des restaurateurs, même si 94 % d’entre eux jugent les commissions trop élevées. L'engouement des consommateurs (46 % des personnes interrogées ont commandé en 2020, contre 40 % en 2019) ne va cependant pas alléger la balance en faveur des restaurants.

L’existence d’intermédiaires mettant en relation vendeurs et acheteurs n’est pas une nouveauté dans le monde économique. Ce qui fait le succès des plateformes est lié à leurs interfaces numériques simples et instantanées, de même qu’à leur ambition affichée de grossir vers une taille critique, effet de réseau( 2), pouvant assurer la pérennité de leur modèle économique. Les principales plateformes de livraison de repas sont en effet des licornes (3), multinationales pas encore rentables, car investissant la majeure partie de leurs fonds pour se développer (rachat de concurrents, nouveaux marchés, nouveaux services…).

Leurs revenus sont issus du ratio entre les tarifs des restaurateurs, la commission de la plateforme et la rémunération des livreurs. Les intermédiaires ont tendance à augmenter leur commission auprès des restaurants (surtout en période de pandémie où ceux-ci leur sont largement tributaires) mais au risque de les voir quitter la plateforme si celle-ci devient trop importante (au moins 40 % du prix du repas pour les petits restaurateurs, environ 15 % pour les chaînes ayant pu négocier telle McDonald’s). Pour ne pas impacter le prix final du client, la principale valeur d’ajustement est donc la rémunération des livreurs, qui a régulièrement baissé ces dernières années (plus de tarif minimum, baisse des primes, etc.). Le pouvoir des plateformes est énorme car elle peut compter sur un très grand nombre de livreurs potentiels qu’elle met en concurrence pour baisser ces coûts.

Cette concurrence exacerbée semble néanmoins se retourner contre elles en attirant des publics de plus en plus précaires. Les livreurs sont aujourd’hui souvent loin du profil de l’étudiant à mi-temps ou du sportif voulant arrondir ses fins de mois mis en avant par les plateformes. Plusieurs scandales de travail de personnes en situation irrégulière ont éclaté ces dernières années (par exemple Frichti). Même sans cela, bon nombre de travailleurs sont dorénavant à la recherche d’un véritable emploi et du salaire qui va avec, et semblent donc enclins à se mobiliser pour améliorer leur situation.

Comme le résume la newsletter économique Brief.eco, l’économiste américain Robert Reich analyse sur son blog que les plateformes s’accaparent la majorité de la valeur créée parce qu’elles sont les propriétaires des technologies de mise en relation, au détriment des travailleurs indépendants, qui “se partagent les restes”. En France, la Dares estime que ces travailleurs “supportent les risques” en termes d’investissement et d’incertitude “sans bénéficier des opportunités de richesse des chefs d’entreprise”, le montant de leur capital étant limité. Elle ajoute que ces indépendants ne pourront pas compter “sur la revente de leur outil de travail pour assurer leur retraite”. Les travailleurs indépendants des plateformes ne bénéficient pas des avantages qu’ont les salariés (temps de travail, salaire minimum, congés payés, droits au chômage).

L’affrontement judiciaire

Dans plusieurs pays, des livreurs ont poursuivi en justice des plateformes pour lesquelles ils travaillaient. En 2018 en Australie puis en 2020 au Canada, face aux revendications de ses livreurs ainsi qu’à plusieurs procès, Foodora (filiale de l’allemand Delivery Hero) a purement et simplement quitté ces pays. Deliveroo a été la plus chahutée au niveau social à cause de ses pratiques tarifaires et sécuritaires en France, au Royaume-Uni, en Espagne, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Australie. Aux Etats-Unis, DoorDash et Uber Eats sont quant à elles directement attaquées sur leur modèle économique (pourboires des livreurs, obligation aux restaurateurs de contractualiser) depuis 2019.

En France, la Cour d’appel de Paris a estimé le 8 octobre 2020 que des livreurs à vélo (de la plateforme Tok Tok Tok en l'occurrence) étaient bel et bien des prestataires de service et non des salariés, à contre courant de l’arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre 2018 (contre Take Eat Easy). Dans les deux cas, les mêmes arguments sont mis en avant : y a-t-il un lien de subordination (l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements) effectif entre la plateforme et ses travailleurs ? La différence se fait au niveau du faisceau d’indices qui sont jugés suffisants pour la Cour de cassation mais pas pour la Cour d’appel (la géolocalisation constante des coursiers allant plus loin que la simple mise en relation ; le pouvoir de sanction par la suppression de l’accès à la plateforme).

A ce stade, la jurisprudence n’est donc pas suffisante pour définir le statut des livreurs et la justice reste en attente d’une législation tranchée dont une étude a été confiée à Jean-Yves Frouin en janvier 2020, puis à Bruno Mettling en 2021. La France paraît par ailleurs assez frileuse comparée à ses voisins européens où des tribunaux ayant auparavant refusé la requalification de contrats en faveur des coursiers changent de discours et condamnent les plateformes à embaucher ou indemniser leurs travailleurs (Italie, Pays-Bas, Suisse, Belgique).

La bataille médiatique

De nombreux collectifs ont vu le jour en France (Association des plateformes d'indépendants, Collectif des livreurs autonomes de Paris, collectifs liés aux syndicats traditionnels…) et même au Royaume-Uni (Independent Workers' Union of Great Britain) afin de se faire entendre auprès des plateformes. Les livreurs ont utilisé tous les moyens à leur disposition pour s’accaparer l’espace médiatique : grèves, interviews, enquêtes, études académiques, réseaux sociaux (#Slaveroo), chaînes YouTube… Les décisions de justice en leur faveur n’ont fait qu’accentuer leur bataille d’image (les “méchantes” plateformes abusent des “gentils” livreurs).

Pourtant il semblerait que cette guerre informationnelle les dépasse un peu. Les travailleurs se mobilisent essentiellement pour leur rémunération, et à moindre mesure leurs conditions de travail, or c’est bien cette question du statut qui fait la Une des journaux et titille les décideurs politiques. De plus, les travaux de communication des différents collectifs de livreurs n’expliquent pas à eux seuls la multitude de contenus qui sont parus ces dernières années. L’ubérisation soulève une vraie crainte pour le futur du travail dans le monde académique (comme par exemple cette étude de l’Université d’Oxford décortiquant le livre blanc d’Uber) ou à gauche de l’échiquier politique (le gouvernement socialiste espagnol a été le premier à légiférer).

Si le débat prend une certaine dimension sociétale, liée à la protection des acquis sociaux (nul ne peut se positionner en faveur d’un “esclavage moderne”, expliquant en partie le silence des plateformes dans les médias, cantonnées à une position défensive comme par exemple des slogans “soutenez nos livreurs” pour développer les pourboires), l’appétence pour les services numériques, notamment des tranches plus jeunes de la population, est loin de remettre en cause le modèle des plateformes comme le prouve la victoire d’Uber en Californie. Suite à un intense lobbying, la société a réussi à gagner un référendum sur le statut d’indépendant des chauffeurs (en contrepartie d’un minimum de protection), qui vient casser la loi californienne qui les obligeait à les salarier. Les plateformes semblent vouloir suivre un chemin semblable en Europe, en faisant d’ores et déjà des propositions pour améliorer les conditions de travail des livreurs dans l’espoir d’éviter des législations trop dures.

Pourtant, en janvier 2021, Just Eat France annonce l’embauche de 350 coursiers en CDI et prévoit d’étendre ses effectifs à 4500 dans l’année. Comme l’analyse un délégué CGT dans Libération, l’entreprise a peut-être jugé le risque juridique potentiel trop élevé, tout en essayant de se donner une image différente de ses concurrents, plus qualitative. Reste à savoir si ce modèle résistera à la concurrence ou s’il deviendra la norme.

Cette guerre médiatique a eu un impact économique flagrant lors de l’entrée en Bourse de Deliveroo. Deux investisseurs (Aberdeen Standard et Aviva Investors) ont déclaré ne pas vouloir participer à l’introduction face à l’incertitude des législations futures et au tapage médiatique des livreurs. En conséquence, Deliveroo a fait une des pires introductions jamais vues à Londres (- 26 % du cours de l’action la première semaine).

L’armistice législatif

Le rapport “Réguler les plateformes numériques de travail” présenté en décembre par Jean-Yves Frouin fait plusieurs propositions qui vont pouvoir alimenter les futurs débats réglementaires. La création d’un statut hybride (proche de celui de “worker” existant au Royaume-Uni et qu’ont obtenu les chauffeurs VTC d’Uber) est écarté au profit d’une affiliation sous conditions des travailleurs à une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) ou au portage salarial. Cela leur permettrait de bénéficier de la protection sociale d’un salarié tout en gardant leur autonomie de travail. Il est également préconisé de procéder à l’élection de représentants du personnel, soit au niveau de la branche, ou au niveau de la plateforme, afin de favoriser le dialogue social directement entre les parties prenantes. Il est reproché au rapport un flou quant au financement de ces nouvelles mesures (qui des salariés ou des plateformes paierait quelle part des cotisations ?).

Ce rapport a été immédiatement suivi par une “task force” missionnée par la ministre du Travail pour ébaucher un projet d'ordonnance “pour offrir un nouveau cadre régulant le dialogue social entre les travailleurs et les plateformes”. Menée par Bruno Mettling, fondateur du cabinet Topics et ancien DRH d'Orange, Mathias Dufour, auteur de “Désubériser, reprendre le contrôle” et Pauline Trequesser, animatrice d'un collectif de freelances, la task force a présenté des idées moins sévères envers les plateformes qu’on aurait pu l’imaginer. L’idée est d’encadrer des élections de représentants (avec notamment la création d’une Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi) afin que les parties prenantes négocient directement les prix et autres conditions de travail (sécurité, contrôles…). Les auteurs ne se sont par contre pas prononcés sur la question plus large de la protection sociale qui doit selon eux se faire au niveau national.

La question du statut des travailleurs n’est donc toujours pas tranchée en France comme le résume le cabinet Francis Lefèbre dans les Echos, “les travailleurs des plateformes ne sont ni tout à fait des travailleurs indépendants compte tenu de l’absence de liberté dont ils disposent dans l’exécution de la prestation ou de son prix, ni vraiment des salariés en raison de l’absence de pouvoir de direction de la plateforme à leur égard”. Le débat semble sous-entendre que, bien que les plateformes ne soient pas des exemples de justice sociale, les travailleurs font actuellement beaucoup de bruit pour des “indépendants”. Des élections de représentants permettraient surtout de filtrer les acteurs réellement engagés pour des négociations futures.

La question est également étudiée à Bruxelles où la Commission européenne a lancé des consultations avec les partenaires sociaux en février. Il s’agira de statuer sur  le volet social de l’affaire d’une part (la protection de ce type de travailleurs), et le volet concurrentiel d’autre part (quels avantages de recourir à des indépendants par rapport aux acteurs traditionnels). A travers des affirmations comme celle du commissaire à l'emploi et aux droits sociaux Nicolas Schmit, “Nous devrions exploiter au mieux le potentiel de création d'emplois que présentent les plateformes de travail numériques, tout en garantissant la dignité, le respect et la protection des personnes qui travaillent par l'intermédiaire de celles-ci”, nous pouvons constater que le combat est loin d’être gagné d’un côté comme de l’autre.

L’Espagne a été le premier pays à inscrire le statut de ces nouveaux travailleurs dans la loi en tant que “présomption de salariat”, suite à une décision de sa Cour suprême, semblable à celle de la Cour de cassation française. La Ministre du travail espagnole résume ainsi la chose dans le Monde : “J’ai dit de nombreuses fois qu’un travailleur qui parcourt nos rues à vélo avec une appli n’était pas un entrepreneur”. Désormais, “des milliers de travailleurs et de travailleuses seront des employés, les entreprises cotiseront pour eux, et ils auront droit à toute la protection sociale qu’ils n’ont pas aujourd’hui”. Reste à voir si une décision de l’Union Européenne viendra confirmer ou annuler cette législation.

La résistance du modèle social

Les travailleurs des plateformes évoquent les tâcherons des siècles passés, payés quelques sous pour des tâches ponctuelles. La révolution industrielle les avait en grande partie transformés en ouvriers puis en employés, ouvrant la porte à une lutte collective pour de meilleures conditions de travail sous le statut de salarié. N’oublions pas cependant les nombreuses professions indépendantes (agriculteurs, artisans...) dont la part a fortement décru, mais qui se redresse avec le développement des services (beauté, conseil…). La question de savoir duquel de ces modèles se rapproche le plus le livreur de repas est légitime.

Va-t-on assister à l'essoufflement des revendications comme lors des élections syndicales dans les TPE (5,4 % de participation) ? Les plateformes vont-elles réussir à “convaincre” la majorité de leurs travailleurs que le modèle actuel doit être préservé comme le montre l’échec de la création d’un premier syndicat au sein d’Amazon ? D’anciens coursiers montent parfois des petites coopératives à contre-courant des mastodontes dans une approche plus locale d’économie sociale et solidaire.

Si l’ubérisation fait peur à une partie du monde politique et syndical, la fin du salariat n’est cependant pas pour demain car il s’agit encore du modèle dominant dans les pays développés. A l’époque du développement des démarches RSE, les travailleurs commencent à être vus comme des investissements à long terme, et non comme une variable d’ajustement du capital de l’entreprise. A ce titre, le combat des livreurs contre leurs plateformes est un bel exemple de (re)définition de notre modèle social.

 

Paul Barraqué-Curié
Auditeur de la 36ème promotion MSIE

 

Notes

 

1- Remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur Internet.

2- L'effet de réseau est le phénomène par lequel l'utilité réelle d'une technique ou d'un produit dépend de la quantité de ses utilisateurs.

3- Jeune entreprise (technologique) valorisée à plus d’un milliard de dollars à la suite des levées de fonds diverses, preuve que les investisseurs croient en son modèle futur bien qu’elle ne soit pas encore stabilisée.