La construction de centrales nucléaires en Pologne : l’échec de la France et de l’Union Européenne

La diplomatie des armes est plus forte que la diplomatie industrielle dans l’Europe de l’Est. Ce qui permet aux Etats-Unis d’accroitre leur influence, à laquelle, l’Union Européenne est incapable de répondre. Alors que l’Europe s’est réveillée diplomatiquement (avec le conflit Russo-Ukrainien) elle vient de s’effondrer économiquement avec l’attribution de la construction de nouvelles centrales nucléaires en Pologne au profit de groupes Nord-Américain et Sud-Coréen. En temps de guerre, le « hard power » reste une arme économique principale.

Le contexte – Le mixte énergétique de la Pologne


La Pologne dispose d’un mix énergétique favorisant le charbon, le pétrole et le gaz naturel, résultant de son histoire et de sa géographie.

- Le charbon avec la capacité de production la plus importante en Europe mais aussi la possibilité d’importer auprès de son voisin Russe, avant l’embargo de 2022. Il représente 50% de la production d’électricité.

- L’éolien via production nationale en très forte augmentation pour 30% de l’électricité.

- Et le gaz dans une moindre mesure (5%), importé de la Russie précédemment et bientôt exclusivement de la Norvège grâce à la construction du gazoduc Baltic Pipe qui devait se terminer fin 2022.

L’absence d’énergie atomique en Pologne ; une conséquence d’accidents nucléaires tiers


Par deux fois, le gouvernement polonais a dû renoncer à lancer une politique d’énergie nucléaire, expliquant l’absence de source énergétique issu de l’atome.

- La première fois, c’est la résultante de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl du 25 Avril 1986 qui marqua les esprits de la population. Depuis 1983, le gouvernement polonais avait entrepris la construction de leur première centrale nucléaire sur le site de Zarnowiec, après 7 années d’études géologique, sismique et démographique. Mais en cours de construction, le 27 mai 1990, le gouvernement lança un référendum où 86.1% des participants (ii) se prononcèrent contre la poursuite.

- La deuxième fois, c’est la catastrophe de Fukushima en 2011 qui favorisa le rejet de la population polonaise pour ce type de projet alors que les projets d’énergies atomiques avaient été présentés en 2009 par le chef du gouvernement polonais, Donald Tusk avec un objectif à 2020 (iii). La France était alors vue par les Polonais comme « un partenaire très précieux ».

Les acteurs sur le marché de construction des centrales nucléaires

Les principaux  acteurs capables de cosntruire une centrale nucléaire sont :

- Westinghouse, l’américain, racheté en octobre 2022 (iv) par deux entreprises canadiennes : Brookfield et Cameco.

- Kepco, le sud-coréen qui exploite 23 unités dans son pays avec (v) 15 nouvelles unités planifiées ou en construction. Elle est détenue par l’Etat Sud-Coréen à hauteur de 50,12% (vi).

- CNNC, le chinois détenu à 100% par le gouvernement, dispose de 39 centrales nucléaires planifiées et 100 autres étudiées (vii) sur son territoire, faisant de lui un acteur majeur.

- Rosatom, le russe qui pilote les 37 réacteurs en Russie. En avril 2019, le groupe disposait d’un carnet de commande de 47 réacteurs nucléaires dans le monde (viii) pour un montant total de 133 milliards de dollars soit l’acteur le plus dynamique à l’international grâce à une diplomatie publique forte.

- EDF, le français détenu à presque 87% par l’Etat français qui gère sur le territoire national 18 centrales nucléaires pour 56 réacteurs en activité.

Les acteurs industriels sont donc fortement soutenus par leurs États sur ce secteur d’activité pour se développer à l’international car ce sont des industries stratégiques qui vivent de commandes publiques. Dans le cadre de guerres économiques sur les nouveaux marchés, le soft power des Etats est un élément déterminant pour gagner. En la matière, on connaît la puissance américaine, notamment depuis les affaires Alstom dans l’énergie nucléaire et les révélations d’Edward Snowden dans les années 2013-2015. En effet, nous savons que le gouvernement américain a mis en place une structure de renseignements économique efficace au travers du FBI mais aussi au travers d’outils juridiques uniques au monde comme avec le Foreign Corrupt Practices Act déployé par le Department Of Justice, mettant sous pression les industriels non-américains concurrents.

Le lancement du projet de construction nucléaire en Pologne, favorable à la France

Le 14 août 2014, le gouvernement polonais publie un projet préliminaire de mix énergétique contenant l’option de construction de plusieurs centrales nucléaires. Une compétition commerciale s’ouvre alors pour les acteurs de la filière nucléaire mondiale. Y participent : EDF, Kepco et Westinghouse.

La France, avec EDF et Areva, lance de multiples actions dès 2014 (ix) auprès de la Pologne pour influencer le prochain appel d’offres :

- La France réalise un lobbying à Bruxelles pour soutenir l’initiative Polonaise de diversification de son mix énergétique.

- Des partenariats institutionnels sont signés entre associations étatiques (SNEF et PTN).

- Des partenariats de formation avec les différentes Universités françaises et Polonaises sont mis en place.

- Plusieurs séminaires, visites et réunions regroupant les acteurs de sûreté nucléaire françaises et polonaises sont organisées.

En 2014, le début du conflit russo-ukrainien est un accélérateur du projet polonais qui souhaite améliorer sa souveraineté énergétique. Les programmes de construction de nouveaux EPR Flamanville et d’Hinkley Point sont alors bien perçus par l’ensemble des acteurs polonais et EDF semble être, aux yeux des Polonais, un acteur incontournable.

Néanmoins, pour continuer à dominer les débats à partir de 2019, la France aurait dû intégrer dans l’équation polonaise la montée en puissance de la stratégie américaine combinant hard power avec ses offres militaires et soft power par sa diplomatie publique active afin de trouver le levier adapté pour que le faible (la France) puisse l’emporter.

La nature de la confrontation – Une guerre menée sur les fronts techniques, diplomatiques et militaires qui affaiblit EDF


Dans cette guerre économique, plusieurs événements viennent annuler l’avantage français du début de la compétition au profit des Américains :

- La vente des actifs d’EDF en Pologne (x) auprès de la société nationale PGE concernant les activités de charbon. Certes, cette stratégie internationale de la part d’EDF correspond au CAP 20230 fixé par le Président du Groupe M. Lévy qui se désengage de ses activités polluantes mais le moment choisi semble peu opportun (2016-2017) au regard des efforts liés à la préparation de l’appel d’offres.

- L’intense lobbying des Etats-Unis, qui, par la signature d’un accord de coopération énergétique avec la Pologne et l’Ukraine en 2019, permet d’augmenter son influence tout en favorisant la réduction de la dépendance énergétique des pays de l’Est de l’Europe auprès de la Russie (l’accord concerne la fourniture de gaz liquéfié américain).

- L’utilisation par les Etats-Unis du levier militaire pour créer une dépendance de la Pologne envers l’hyperpuissance américaine avec le déploiement de 1000 soldats américains supplémentaires en Pologne (total : 5500 soldats en 2019) et avec la vente de 32 F-35 en 2020 sans aucune compensation industrielle (xi) au détriment du Rafale, illustrant la montée de l’influence américaine en Pologne.

- On peut identifier dans la déclaration du premier ministre polonais qui annonce le choix de confier à Westinghouse la construction des centrales nucléaires, le 28 octobre 2022 (Nous confirmons que notre projet d’énergie nucléaire utilisera la technologie fiable et sûre de @WECNuclear » (xii)), des arguments techniques liés aux difficultés et retards sur les EPR en construction sur Flamanville (xiii), Hinkley Point et Olkiluoto 3 du Groupe français EDF.

Sur ce type de marché, la confrontation est étatique avec des stratégies d’influences diplomatique et géopolitique qui peuvent être supérieures aux enjeux techniques.

La stratégie française


La France avait initié une vraie stratégie de guerre d’influence par le contenu en 2014-2015 avec la construction de réseaux d’influences académiques et diplomatiques qui avaient pour objectif d’accompagner techniquement la rédaction des besoins et la formation du personnel Polonais pour la construction de ses centrales nucléaires.

Mais la France a aussi envoyé indirectement des signaux faibles à la Pologne avec la volonté politique du Président François Hollande d’abaisser de 75% à 50% la part du nucléaire, avec la chute d’Areva liée à la construction de l’EPR finlandais. La visite de Franck Riester, Ministre délégué chargé du commerce Extérieur et de Jean-Bernard Lévy en février 2021 l’atteste (xiv).

La stratégie française continue néanmoins au niveau industriel en 2021 et 2022 avec l’ouverture d’un bureau à Varsovie (xv) et la signature d’accord de coopération (xvi) entre EDF et 5 sociétés industrielles polonaises. L’objectif de proposer une intégration de l’industrie polonaise dans la supply chain européenne correspond à une stratégie économique et à une politique d’intégration européenne de la part des Français. Cette stratégie est aussi la résultante d’une incapacité structurelle à accompagner la Pologne et l’Ukraine militairement.

Le sabotage indirect européen


La guerre informationnelle s’est déplacée sur le champ de l’Union Européenne avec le bras de fer (xvii) entre la Commission Européenne et la Pologne sur l’indépendance de la justice polonaise qui, dès 2020, cristallisa les relations EU-Pologne et donc directement les relations bilatérales France-Pologne.

L’Europe n’a proposé aucune stratégie pour aider son pays membre, la Pologne, à développer sa souveraineté énergétique et militaire. Elle a préféré une guerre informationnelle sur le régime politique à propos de la réforme de la justice polonaise, bloquant notamment le versement des 35 Milliards d’aide dans le cadre du plan de relance européen. Associé à son incapacité militaire et donc sa dépendance envers les Etats-Unis, L’Europe a montré ses faiblesses et a donc indirectement mais activement participé à saboter l’offre européenne proposée par EDF pour favoriser deux acteurs étrangers : Westinghouse et Kepco.

La discrétion et l’efficacité sud-coréenne


La stratégie de la Corée du Sud lie autonomie énergétique et capacité militaire pour la Pologne. Sa capacité technologique étant mondialement reconnue, elle déplace la guerre de l’information par le contenu sur une alliance militaire. En se proposant comme partenaire capable de fournir rapidement de nombreuses armes à la Pologne, elle permet de gagner diplomatiquement face aux français. Une seconde partie de ce partenariat stratégique militaire (xviii) pour 7,5 Milliards d’euros implique même une production basée en Pologne à partir de 2026 : permettant de nouer des liens forts économiquement et diplomatiquement 6 mois avant le résultat de l’appel d’offres.

La supériorité américaine


Les Etats-Unis furent le grand bénéficiaire des conflits russo-ukrainiens et Polonais-UE qui ont affaiblit l’Europe et ont sans doute convaincu la Pologne que son meilleur allié est et reste l’Amérique. La stratégie américaine reposait sur son « hard power » (sa puissance militaire) en menant une guerre informationnelle ciblant la Russie comme ennemi duquel il faut se protéger tant au niveau militaire qu’énergétique. Le soutien armé à l’Ukraine et à la Pologne et la mobilisation de ses troupes, ont permis de montrer au monde le « hard power» des Etats-Unis. Associé à de la diplomatie publique intensive, avec comme exemple le discours du Président Joe Biden du 26 Mars 2022 à Varsovie, la stratégie américaine était celle de la force. D’ailleurs, aucune offre d’intégration industrielle n’a été proposée à la Pologne concernant la construction des centrales nucléaires, montrant la puissance militaro-diplomatique versus la stratégie française. Le positionnement américain sur les enjeux géopolitiques et géostratégiques mondiaux a donc été plus fructueux, comme pour les Sud-coréens que le positionnement d’intégration économique européenne d’EDF.

Qui sort vainqueur de l’affrontement informationnel et pourquoi ?


Cette victoire pour la construction de trois réacteurs nucléaires par Westinghouse est évaluée de 30 à 40 Milliards de dollars et permet aux Etats-Unis de renforcer leur leadership sur l’Est de L’Europe et d’affaiblir l’UE. Le groupe coréen KHNP a lui signé une lettre d’intention pour la construction d’un central nucléaire autour de Patnow.

Un deuxième projet de développement nucléaire devra être annoncé dans les trimestres à venir (2023) par le gouvernement polonais. On peut raisonnablement imaginer qu’avoir deux acteurs différents pour la construction de centrales nucléaires est suffisant complexe en termes de logistique, d’approvisionnement et de maintenance d’une centrale nucléaire et l’un des deux « forts » récupèrera ce nouveau marché.

Les deux vainqueurs sont donc ceux qui ont déplacé l’affrontement sur le terrain politico-militaire avec leur « hard power » en appuyant la volonté du gouvernement polonais d’assurer sa défense de ses frontières. Il est probable que ces deux groupes ainsi que les Etats associés continuent d’avoir des échanges en proximité sur l’ensemble des sujets politico-militaro-énergétiques dans les mois/années à venir du fait du conflit russo-ukrainien.

Projection : interrogation sur la République tchèque


Les 3 concurrents en Pologne (EDF, Kepco et Westinghouse) se retrouvent en cette fin d’année 2022 une nouvelle fois en concurrence pour la construction de la centrale de Dukovany en République Tchèque. EDF a soumis son offre le 1 décembre 2022 et a déployé en juin 2022 une stratégie de guerre d’information (xix) similaire à celle utilisée en Pologne avec ses atouts soit une stratégie de « soft power » où il sera proposé probablement d’intégrer l’industrie tchèque aux approvisionnements européens dans le domaine du nucléaire. Les Etats-Unis, avec plus de difficulté qu’en Pologne, essayent de redéployer la stratégie du « hard power » avec la carte militaire (xx) mais apparaît un scepticisme national (xxi) tchèque vis-à-vis de la présence militaire d’étrangers sur leur sol. La République tchèque a un positionnement géostratégique central en Europe, faisant le lien entre l’Est et l’Ouest. N’ayant pas eu la même relation conflictuelle avec l’UE récemment, on peut s’attendre à une compétition plus ouverte.

Pour qu’EDF gagne, il serait judicieux que la France et l’Europe identifient les réels enjeux de leur partenaire et déploient une stratégie de diplomatie publique forte pour convaincre la République Tchèque de choisir EDF afin que ce contrat soit une rampe de lancement pour les futurs marchés des pays en Europe de l’Est qui auront besoin de constructions de centrales nucléaires au regard de leur mix énergétique, des enjeux climatiques et énergétiques des décennies à venir.

 

Un auditeur de la 41è promotion de la MSIE de l’EGE

 

Légende :

(i) : https://app.electricitymaps.com/zone/PL
(ii) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Centrale_nucl%C3%A9aire_de_%C5%BBarnowiec
(iii) : https://www.lefigaro.fr/matieres-premieres/2009/01/14/04012-20090114ARTFIG00390-la-slovaquie-et-la-pologne-lorgnent-vers-le-nucleaire-.php
(iv) : https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/nucleaire-le-groupe-americain-westinghouse-rachete-pour-pres-de-8-milliards-de-dollars-936356.html
(v) : https://home.kepco.co.kr/kepco/FR/B/htmlView/FRBBHP001.do?menuCd=FR020201
(vi) : https://home.kepco.co.kr/kepco/FR/A/htmlView/FRAAHP001.do?menuCd=FR010101
(vii) : https://www.forumnucleaire.be/theme/dans-le-monde/chine
(viii) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rosatom
(ix) : https://www.sfen.org/rgn/programme-nucleaire-polonais-prepare/
(x) : https://www.novethic.fr/actualite/energie/energies-fossiles/isr-rse/edf-vend-toutes-ces-centrales-a-charbon-en-pologne-144447.html
(xi) : https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-pologne-signe-lachat-de-32-chasseurs-f-35-americains-1167124
(xii) : https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/11/02/nucleaire-au-vu-du-tropisme-atlantiste-de-la-pologne-edf-avait-peu-de-chances-de-s-imposer-face-a-l-americain-westinghouse_6148176_3234.html
(xiii) : https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/point-dactualite-sur-lepr-de-flamanville
(xiv) : https://www.lefigaro.fr/flash-eco/nucleaire-la-pologne-choisira-des-epr-francais-selon-les-decisions-prises-sur-l-avenir-d-edf-20210210
(xv) : https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/edf-ouvre-un-bureau-a-varsovie-dedie-a-la-preparation-de-l-offre-d-edf-pour-4-a-6-reacteurs-epr-en-pologne-et-nomme-thierry-deschaux-directeur-general
(xvi) : https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/edf-reaffirme-son-engagement-dans-le-programme-denergie-nucleaire-polonais-avec-la-signature-de-5-accords-de-cooperation-avec-des-fournisseurs-polonais-lors-dun-evenement-franco
(xvii) : https://www.euractiv.fr/section/l-europe-dans-le-monde/news/la-pologne-recevra-354-milliards-deuros-de-lue-si-elle-garantit-lindependance-de-son-systeme-judiciaire/
(xviii) : https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2022/07/27/la-pologne-se-rearme-via-la-coree-du-sud-23231.html
(xix) : https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/edf-annonce-louverture-de-sa-succursale-edf-nuclear-czechia-a-prague-et-reaffirme-son-engagement-pour-le-projet-epr1200-a-dukovany-5-en-signant-une-charte-des-valeurs-avec-10
(xx) : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/les-etats-unis-offrent-huit-helicopteres-a-la-republique-tcheque-20220819
(xxi) : https://francais.radio.cz/implantation-possible-dune-base-antimissile-americaine-en-tchequie-pas-8617651