La décrédibilisation d’INSTEX, « véhicule spécial » pour le commerce avec l’Iran

Dès l’annonce de sa création, le « véhicule spécial destiné à faciliter les transactions commerciales légitimes entre les acteurs économiques européens et l’Iran », plus connu sous l’acronyme INSTEX (pour Instrument in Support of Trade Exchanges – Instrument de soutien aux transactions commerciales) a fait l’objet de critiques, d’attaques et de doutes publics. Ceux-ci ont été dirigés contre différents aspects de ce « vehicule », notamment l’acceptabilité de son but, la volonté des acteurs – publics et privés – d’en faire usage, et la volonté des États le soutenant de « tenir le cap » face à au prévisible mécontentement d’acteurs opposés à Téhéran, notamment états-uniens. Dit plus brièvement : l’INSTEX était mis en cause quant à sa légitimité, son utilité et sa fiabilité.

Rappel du contexte

La conception d’un instrument de commerce entre l’Europe et l’Iran a pris forme avec l’élection de Donald J. Trump à la présidence des États-Unis en 2016 et sa prise des fonctions en janvier 2017. Suivant ce qui a été appelé par la suite la « doctrine de la pression maximale », cette administration œuvra – en particulier sous l’impulsion de John Bolton et Mike Pompeo [1] – à sortir du traité conclu entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU [2] (France, Royaume-Uni, Russie, États-Unis, Chine), l’UE, l’Allemagne et l’Iran en 2015. Ce « Traité de Vienne sur le nucléaire Iranien » (ou JCPoA pour Joint Comprehensive Plan of Action) était censé d’un côté de permettre le contrôle et la limitation des activités de recherches – et notamment d’enrichissement d’uranium – à des fins d’armement nucléaire par Téhéran, et de l’autre côté la levée progressive des sanctions multilatérales (ONU), européennes (UE) et unilatérales (USA) contre l’Iran de la part des autres signataires [3] (un bon résumé des sanctions est mis à disposition ici [4]).

Entré en vigueur le 16 janvier 2017, soit le dernier jour au pouvoir du président Barack H. Obama, ce traité avait déjà été attaqué par Trump lors de sa campagne présidentielle comme « le pire accord de l’Histoire » ; il finit par annoncer le retrait des États-Unis du JCPoA le 8 mai 2018, effectif avec un délai de 90 jours ou de 180 jours, en fonction des sanctions à remettre en place. Suite à cela, les autres États signataires ont déclaré leur intention de maintenir leurs engagements relevant du JCPoA et l’Union Européenne a quant à elle entamé une procédure d’actualisation du "blocking statute" de 1996 (contre l’application extraterritoriale des sanctions états-uniennes), une actualisation entrée en vigueur le 7 août 2018 [5].

De leur côté, les États du format « E3 » que sont la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne – ce format avait vu le jour justement dans le contexte des négociations débouchant sur le JCPoA – ont pris l’initiative de créer à travers l’INSTEX un outil afin de limiter les effets du retrait états-unien du compromis trouvé avec l’Iran en 2015. L’intention de créer un tel outil était annoncé fin septembre 2018 Basé à Paris, il fonctionne comme une chambre de compensation pour les exportateurs et importateurs européens et est en correspondance avec le STFI (Special Trade and Finance Instrument) [6], la chambre de compensation « mirroir » côté Iranien [7].

La démarche des États participant à l’INSTEX (actuellement neuf pays membres de l’UE ainsi que la Norvège [8]) a pour but 1) de sauvegarder l’adhésion de Téhéran au JCPoA même après le retrait des États-Unis ainsi que la réimposition de leurs sanctions unilatérales, et 2) de limiter l’effet de la réactivation de ces sanctions sur les entreprises européennes qui commerceraient avec des entités iraniennes [9].

Première cible : la légitimité d’INSTEX

Du point de vue de l’administration Trump, mais aussi du point de vue des néo-conservateurs de manière plus large, la mise en place de l’INSTEX européen était perçue comme un acte déloyal et comme une politique poursuivant un but illégitime, c’est-à-dire l’affaiblissement de la diplomatie et politique étrangère de Washington envers Téhéran. Envers l’Europe, le son de cloche avait été donné p.ex. par le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, Richard Grenell. Ce dernier exprima l’attente que « toutes les firmes allemandes mettent immédiatement fin » à leurs éventuelles relations commerciales vers l’Iran le jour même de son arrivée à Berlin [10].

L’INSTEX était de plus considéré comme une tentative de pays « amis » de soustraire leur commerce au dollar américain, ce qui a partiellement ravivé chez les tenants de la primauté du dollar les craintes d’une tentative européenne de remplacer graduellement le dollar par l’euro en tant que monnaie principale du commerce international – une évolution inadmissible pour la « sécurité nationale » des États-Unis. Ce point de vue reste par ailleurs partagé par démocrates et républicains (à titre d’exemple ce commentaire récent : [11]). Le fait que la possibilité d’une adhésion à l’INSTEX par les principaux « adversaires stratégiques » des États-Unis, la Russie et la Chine, était envisagée dès 2018 [12] renforçait logiquement cette lecture [13].

Côté européen, c’est « l’armement » du dollar par les administrations successives à Washington qui a fini par être ouvertement critiquée après l’élection de Trump et notamment après le retrait des États-Unis du JCPoA. De telles critiques venaient notamment de la presse financière anglaise [14] et de think tanks bien connectés avec les institutions de l’UE – comme l’ECFR en 2019 [15] ou Bruegel [16] et le Jacques Delors Center de la Hertie School of Governance [17] en 2020 – avant que ce soit au tour des institutions européennes eux-mêmes de critiquer cette pratique, comme l’a p.ex. fait le Conseil de l’UE en mars 2021 [18].

En ce qui concerne donc la légitimité, les narratifs véhiculés étaient assez divisé : le discours dominant côté américain contestait la légitimité de la tentative européenne de « contrecarrer » la politique de Washington envers Téhéran, tandis que côté européen, l’approche unilatérale de la « pression maximale » privilégiée par la Maison Blanche était considérée comme illégitime. Les positions des gouvernements et des relais d’opinions dans les pays participants à l’INSTEX étaient somme toute plutôt concordants sur ce point (un aperçu des prises de positions ressort de cette contribution [19]).

Deuxième cible : l’utilité d’INSTEX

Il en va pas de même en ci qui concerne l’utilité de l’instrument. Il a laissé nombre d’analystes dubitatifs dès ses débuts et se trouva remis en cause dans la presse financière comme le Financial Times [20], Les Échos [21] [22] ou le Handelsblatt [23], pour ne prendre que les plus influents quotidiens dans les pays « E3 » – mais on en trouve bien d’autre comme Forbes France [24], la Economist Intelligence Unit [25], … Sur le fond, le constat est simple (et pertinent) : les acteurs économiques européens se trouvent face au choix de commercer soit avec les États-Unis et d’avoir accès au dollar, soit de commercer avec l’Iran. Les stipulations du blocking statute européen n’y change pas grand-chose. Les hésitations à commercer avec l’Iran sont d’autant plus fortes que les entreprises françaises – et européennes de manière générale – ont tendance à se mettre en « sur-conformité » envers les normes de compliance états-uniennes, pour reprendre la formule utilisée par Bercy en réponse à une question parlementaire l’année dernière [26]. Un instrument comme l’INSTEX ne peut être utile que dans la mesure que le clients auxquels il est destiné veulent en faire usage. Et cette volonté est absente.

S’y ajoute le fait que le mécanisme INSTEX-STFI facilite en gros du commerce de troc [27]. En évitant le transfert d’argent, en évitant donc la création de flux financiers, ce mécanisme présente l’avantage de fonctionner sans recours au dollar américain ou au système de paiement SWIFT. En revanche, cela limite considérablement le volume d’échanges qui peuvent emprunter cette voie. Pour faire court, ce n’est pas grâce à INSTEX que Total, Maersk ou Siemens rétabliront des activités notables avec ou en Iran. Qui plus est, INSTEX reste jusqu’à présent limité au commerce de biens médicaux, d’équipements hospitaliers ou encore de produits agro-alimentaires – mais pas p.ex. de machines industrielles ou de matières premières comme du pétrole ou du gaz naturel [28]. Ce qui veut dire que l’Iran ne peut que très difficilement créer des créances du STFI sur l’INSTEX (p.ex. en exportant du pétrole) qui lui permettraient d’acquérir des biens lui permettant de renforcer son industrie (p.ex. des machines) ou des marchandises pour lesquelles sa population aurait un appétit.

Une raison de ce constat est que l’INSTEX est destiné au commerce « légitime » avec l’Iran, et il se trouve que les pays soutenant cet instrument ont choisi d’en faire un outil de commerce… pour des bien non-sanctionnés par les États-Unis. C’est donc moins un instrument pour contourner des sanctions américaines que pour réduire le penchant des commerçants européens de pratiquer de la « sur-conformité » aux normes états-uniennes. La donne changerait notamment si l’INSTEX viendrait à faciliter l’exportation de pétrole par l’Iran, une idée à laquelle le président Macron a été favorable et concernant laquelle il avait même exprimé la disposition du gouvernement français d’ouvrir une ligne de crédit de € 15 milliards [29]. Cependant, cette proposition était lancée sous condition d’accord américain, qui ne survint pas. Cela renvoie au troisième aspect : le degré d’autonomie par rapport à Washington et la volonté d’agir des chancelleries européennes dans leur politique envers l’Iran – Téhéran étant par ailleurs un partenaire bien compliqué pour elles.

Troisième cible : la fiabilité d’INSTEX

Il n’en demeure pas moins que la volonté des États participants à l’INSTEX est la clef de voûte de son succès ou de son échec. Finalement, c’est bien là que va se jouer l’avenir de cet instrument et le rôle qu’il pourra jouer dans le maintien du JCPoA (et des relations Europe-Iran de manière plus large).

Les États européens ont par conséquent assorti l’INSTEX de trois « boucliers ». Le premier ist la mise en place d’un board où siègent des hauts fonctionnaires, notamment issus des administrations des pays du « E3 » (France, Allemagne, Grande-Bretagne), pour signaler que leur ambition était sérieuse. Ce message était censé passer à Téhéran comme à Washington. Le deuxième bouclier est la participation financière des États dans le capital d’INSTEX – dans le souci d’envoyer le même signal. Le troisième enfin est le soutien officiel de l’UE.

Quelle valeurs ses boucliers ont-ils ? Le premier que très peu, car plus important que la composition du board est sa marge de manœuvre, qui pour l’heure reste très réduite et ne va pas (et ne peut pas) aller à l’encontre des sanctions américaines, malgré l’actualisation du "blocking statute" européen. Qui par ailleurs n’a qu’un effet minime : même la « banque de crédit publique » de l’UE elle-même – la Banque d’investissement européenne, BIE – déclarait qu’elle préfère se conformer aux règles américaines plutôt que de suivre le "blocking statute" (tout comme par ailleurs des grands groupes tels que Total, Maersk ou Siemens) [30]. Le troisième bouclier n’est pas sans importance, mais jusqu’à présent sans effet. Bruxelles n’entend pas s’engager dans une confrontation avec Washington dans le but d’arriver à un rapprochement avec Téhéran, jugé stratégiquement beaucoup moins important.

Et quant au deuxième bouclier, l’engagement financier des États soutenant cet instrument, il n’est pas exactement fort. Comme il s’agit d’une chambre de compensation, un « coussin financier » est nécessaire à son fonctionnement – partant du principe qu’un solde toujours équilibré (c’est-à-dire un solde net de 0 € entre INSTEX et STFI, donc ni dette ni créance de l’un sur l’autre) est juste irréaliste. Si les fonds dont dispose à cette fin le STFI Iranien est de quelques 21.000€, ceux d’INSTEX sont établis à juste 3.000€ [31]. On voit combien l’idée d’une ligne de crédit de plusieurs milliards d’euros est éloignée de la réalité actuelle – et à quel point sa réalisation serait un changement de paradigme dans la politique européenne envers l’Iran.

Le principal signal économico-politique dans le différend USA-UE quant à l’approche à prendre envers l’Iran, et plus spécifiquement le JCPoA, n’est pourtant pas la création d’INSTEX, mais celui de ne pas avoir pu empêcher l’entreprise SWIFT (facilitant la majeure partie les transactions interbancaires au monde et basée à Bruxelles) à se conformer aux sanctions états-uniennes rétablies dès 2018. Mais l’importance de l’accès au système SWIFT est supérieure – et de loin – à la potentielle utilité d’une chambre de compensation. Dit de manière plus polémique : INSTEX est un sparadrap mis sur une jambe cassée. On mesure la volonté des États-Unis d’exclure l’Iran du commerce international d’un côté et la volonté des capitales européennes participant à l’INSTEX de l’inclure (ne serait-ce que de manière réduite) de l’autre et l’on voit rapidement lequel des deux est plus décidé – et donc plus crédible. Les acteurs économiques installés en Europe le prennent évidemment en compte, la décision rationnelle à prendre quant à leur engagement dans un commerce avec l’Iran étant évidente [32].

Conclusion

L’INSTEX n’est à toute évidence pas un bouleversement de la configuration géopolitique entre les membres du JCPoA et les États-Unis. Lui prêter cette ambition serait une surévaluation de ce que ce mécanisme peut – et doit, aux yeux des États européens impliqués – rendre possible. Il ne pourrait devenir un "game changer" que si les Européens cherchaient à basculer sur une ligne politique de confrontation avec Washington et de coopération avec Téhéran, ce qui ne correspond vraiment pas aux priorités des capitales du vieux continent, le mécontentement avec certaines politiques états-uniennes (que ce soit sous Trump ou Biden) nonobstant.

Et même si une telle ligne politique viendrait à être considérée en Europe, son application serait assez irréaliste. Sur l’échiquier sociétal européen, une politique de détente envers Téhéran serait considérée comme plus légitime qu’aux États-Unis mais se trouverait quand-même attaquée de plusieurs bords, p.ex. à partir de la situation des droits de l’Homme. Sur l’échiquier économique, les points de repère sont principalement posés par la presse spécialisée et « validés » par l’abstention des entreprises européennes de l’INSTEX : l’utilité de cet instrument est très réduite, les « boucliers » étant dans les faits aussi peu efficaces que l’actualisation du "blocking statute". Sur l’échiquier politique finalement, la non-volonté des États européens d’entrer en confrontation fondamentale avec les États-Unis sur la question de l’extraterritorialité de leur droit est manifeste. Les critiques et doutes dont l’INSTEX a fait l’objet ne sont pas infondées sur ce point-là– le cas de SWIFT ayant montré que le régulateur américain peut peser bien plus que le régulateur européen, même chez lui.

Reste à noter que la situation évoluera probablement avant la fin de cette année, sans qu’il soit pour l’instant prévisible dans quelle direction. L’UE a lancé début septembre de cette année un processus de « consultation ouverte sur une réponse plus ferme de l’UE aux sanctions extraterritoriales illégales » [33], portant sur une possible mise à jour du blocking statute, qui continuera encore jusqu’au 4 novembre 2021 [34]. On pourra réévaluer la politique européenne en matière de « défense économique » contre l’extraterritorialité du droit à ce moment-là. Un changement de cap n’est pour autant pas à prévoir.

 

Philipp Siegert
Auditeur de la 36ème promotion MSIE