La difficile revitalisation de la BITD japonaise : le gouvernement face aux mouvements pacifistes

Arrivé à la tête des élections du PLD (Parti Libéral Démocratique), Fumio Kishida devient le 48ème premier ministre japonais le 4 octobre 2021. Alors qu’il avait tenu une position modérée lors de son mandat de ministre des Affaires étrangères (2012-2017), Kishida montre aujourd’hui une fermeté plus grande, en affirmant son ambition d’augmenter le budget de la défense et son rapprochement avec les États-Unis, notamment en réponse à la menace chinoise grandissante dans la région.

Parmi ses annonces les plus récentes, la création d’un poste de ministre en charge de la sécurité économique au sein du cabinet est révélatrice de la prise de conscience du gouvernement en la nécessité de protéger son industrie domestique avec en première ligne l’industrie de défense. Cependant, il doit faire face à de nombreuses difficultés interne face à une société civile active influençant encore les parties prenantes du secteur.

Une industrie de défense japonaise en difficulté

En 2014, Shinzo Abe lève l’interdiction d’exportation sur les équipements militaires, instaurée en partie sous le gouvernement Sato en 1967 puis complétement avec le gouvernement Miki en 1976. À la suite des discussions avec son homologue australien de l’époque, Tony Abbot, Abe met en place les « trois principes sur le transfert des équipements et technologies de défense » permettant aux groupes Mitsubishi Heavy Industries (MHI) et Kawasaki Heavy Industries (KHI) de participer à l’appel d’offres des 12 sous-marins. Les rôles en matière d’exportation de défense sont alors organisés entre le Conseil National de Sécurité (NSC) prenant le pouvoir décisionnel final, le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) en charge de l’application exécutive et du contrôle et la nouvelle agence du ministère de la Défense (JMOD), ATLA, chargée de promouvoir la technologie et les équipements.

Ce n’est qu’en août 2020 que le Japon parvient à signer son premier contrat, avec les Philippines pour un système de surveillance radar, technologie de Mitsubishi Electric Corp (MELCO). Mais si ce contrat marque une première victoire, il ne doit pas occulter la difficulté dans laquelle se trouve la BITD japonaise. Avec l’interdiction d’exportation, l’industrie de défense japonaise a survécu grâce à un système de quasi-isolationnisme[i], avec pour seul client les marché domestique. Le secteur n’a pu se développer et représente un pourcentage très faible des activités de l’industrie lourde. MHI, premier industriel de défense japonais et classé dans les 35 premières industries mondiales, ne comptait que 19% de ces revenus en provenance de l’aéronautique, de l’aérospatial et de la défense (un chiffre qui diminue si on isole uniquement l’aérospatial et la défense).

 Même si l’augmentation des importations en provenance des États-Unis[ii] ne pose pas une menace imminente pour les grands groupes, cette situation est critique pour la chaîne d’approvisionnement où un nombre important de PME se retirent chaque année, faute de revenus. Les grands industriels ne sont pas cependant complétement épargnés. En 2019, Komatsu, premier fournisseur de véhicules pour les forces d’auto-défense (FAD), décide d’abandonner sa production de véhicules léger en raison du faible retour sur investissement, provoquant un choc dans le secteur. En avril 2021 c’est un autre grand nom, Sumimoto Heavy Industries, producteur de fusils d'assaut pour les forces terrestres, qui quitte le secteur de la défense après l’arrêt de la production sous licence au profit d’importations directes.

La difficile renaissance d'une industrie de défense

Une fois l’interdiction d’exportation levée en 2014, l’enthousiasme aura été de courte durée, le Japon essuyant plusieurs échecs (sous-marins en Australie, remplacement du P-1 au Royaume-Uni, appareil amphibien en Inde). Cependant, avec la menace grandissante de la puissance militaire chinoise voisine et la persistance du régime nord-coréen, ces dernières années ont vu apparaître un discours plus affirmé du gouvernement sur la reconstruction de son industrie de défense.

Dans son dernier livre blanc sur la défense, le ministère de la Défense rappelle l’importance pour le Japon de « travailler stratégiquement sur des solutions afin d’assurer la supériorité technologique et renforcer la base technologique […] » et encourage la recherche et développement dans les domaines public et privé. Dans un entretien pour DefenseNews, Nobuo Kishi, ministre de la Défense encourageait aussi les entreprises privées à travailler en collaboration avec le gouvernement. Parmi les actions menées par celui-ci, ATLA et le Keidanren se sont ainsi entretenus fin 2020 afin d’échanger leurs idées et convenir d’une feuille de route menant vers la promotion du secteur de la défense dans l’industrie.

Avec le nouveau gouvernement, qui a par ailleurs conservé les ministres de la Défense et des Affaires Étrangères pour marquer sa continuité dans les réformes engagées, la rhétorique de la menace persistante justifie son ambition de renforcement des armatures de la structure de défense du Japon. Kishida reconfirme cette tendance en annonçant son intention d’augmenter le budget de la défense pour dépasser la barrière symbolique du 1% du PIB et inclus un volet BITD en annonçant la révision de la stratégie nationale de sécurité – encore dans sa première version de 2013 – et le programme de défense à moyen terme. La création du nouveau poste de ministre pour la sécurité économique est aussi une mesure forte mise en place par le premier ministre pour protéger les nouvelles technologies et encourager leur développement. S’appuyant de manière très forte sur un discours portant principalement sur la menace que pose la puissance toujours grandissante de la Chine et la persistance du sujet nord-coréen, le gouvernement offre aujourd’hui une grille de lecture claire de son ambition de revitalisation de sa BITD qu’il qualifie d’outil de sécurité nationale.

Les mouvements pacifistes, une stratégie basée sur une rhétorique émotive

Cependant, celui-ci reste extrêmement prudent. L’industrie de défense japonaise et les difficultés qu’elle rencontre ne peuvent être comprises sans considérer l’influence du pacifisme sur le territoire nippon. Si certains ont questionné la persistance du pacifisme en relevant les réformes établies et les adaptations faites à la constitution de 1945, le sentiment anti-guerre est encore largement présent au sein de la population. En 2015, lors des délibérations visant à étendre le pouvoir d’action des FAD à l’étranger, une enquête d’opinion publique montrait que plus de 60% de la population y était opposée, en plus des nombreuses protestations qui avaient été organisées devant la Diète.

Le pacifisme à la japonaise est né dans l’après-guerre, mêlant traumatisme de la défaite, victimisation et influence des États-Unis sur le système légal par la promulgation d’une nouvelle constitution interdisant le droit à la guerre ainsi que sur le système éducatif à travers les directives GHQ. Cette refonte de l’éducation se traduisit par une dissémination directe de l’antimilitarisme et de l’anti-ultranationalisme dans la population. Depuis, le système éducatif a évolué, avec une nouvelle génération moins activiste mais a laissé les médias reprendre le flambeau, mettant l’accent sur une rhétorique émotive des souffrances de la guerre et permettant ainsi une certaine continuité du pacifisme et sur laquelle la société civile joue.

Au-delà des partis politiques se définissant comme « pro-paix » (parti Komeito, parti communiste, etc.), la société civile japonaise pacifiste n’est pas véritablement organisée à un niveau national mais se reconnaît dans des formations locales avec une action plus directe auprès de la population et des gouvernements locaux à travers des actions de sensibilisation au sein des voisinages, sur les réseaux sociaux (Twitter en priorité, blogs Ameba) et auprès des autorités locales. A titre d’exemple, l’association Mama no kai @Chiba – proche du parti communiste – s’est organisée en opposition au salon de défense DSEI Japan, militant activement sur les réseaux sociaux et auprès de la préfecture de Chiba. Leur manifestation lors de la première édition du salon en 2019 avait attiré l’attention de plusieurs médias dont plusieurs chaînes télévisées – NHK, Asahi TV, TBS, et autres[iii] – qui reprenaient alors les mêmes images d’équipements militaires ayant un impact visuel important.

La prise de décision de l’industrie de défense impactée à tous niveaux

Ces stratégies de communication visant à émouvoir le public japonais en se reposant notamment sur la rhétorique des « marchants de la mort [iv]» pour qualifier les entreprises et personnes impliquées dans le secteur de la défense fonctionnent à plusieurs niveaux d’implication et d’acteurs.

À l’échelle gouvernementale, l’engouement reste relativement faible et la prudence est de mise, malgré le discours du gouvernement. Le PLD doit compter sur son alliance politique avec le Komeito pour conserver le pouvoir et faire passer ses propositions de loi. La défense étant traditionnellement un point d’accroche entre les deux partenaires, le gouvernement tente de minimiser la couverture médiatique sur ces sujets ou du moins la contrôle, les médias jouant un rôle particulièrement important dans la formation de l’opinion publique[v].

Au-delà des stratégies politiques, afin de comprendre le difficile développement de l’industrie de défense, il faut s’attacher à l’impact du pacifisme au sein de l’administration gouvernementale et de l’industrie. Pour cela, nous devons nous intéresser à l’organisation interne de la prise de décision « à la japonaise » et l’importance du consensus. Dans une structure traditionnellement ascendante (« bottom-up »), chaque projet doit passer à travers toute la hiérarchie et la forte aversion au risque à laquelle se rajoute la pression des pairs renforce la prudence des parties intéressées à chacune des étapes. Si on y ajoute le risque de scandale médiatique, accentué par les mouvements activistes présents sur les réseaux sociaux et proches de la population, de nombreux projets ne se réalisent jamais, faute d’approbation à un niveau de hiérarchie donné et donc de consensus. Dans le cadre des grands groupes, le risque qu’un scandale portant sur le secteur de la défense puisse impacter leurs autres secteurs influe largement sur la prise de décision et tend à minimiser les projets d’équipements et technologies militaires. Au sein des PME, le risque d’être la cible des activistes locaux et d’être catalogué « marchant de la mort » est suffisant pour que celles-ci ne s’aventurent que très peu sur le marché de la défense.

Malgré la relative faible conscience politique de la population japonaise, l’activisme de la société civile pacifiste peut donc encore compter sur l’influence qu’elle a sur toutes les parties prenantes de la BITD japonaise. Cette influence ne se joue pas à coup de lobbying violent, mais subtilement par un effet de pression sociale et sociétale qui est exacerbé par l’aversion au risque au sein de l’administration et des entreprises.

le gouvernement japonais parviendra-t-il à sauver sa BITD ?

Ces dernières années, sous l’initiative des gouvernements successifs, le Japon s’est doté d’une structure de défense lui permettant de rester un des acteurs déterminant de la sécurité régionale. Longtemps mise de côté, la BITD devient aujourd’hui un des points clés de la stratégie gouvernementale qui tente de rallier à sa cause l’industrie déjà présente et celle dont les technologies pourraient représenter un avantage stratégique. Cependant, celui-ci se retrouve confronté à la société civile pacifiste qui, si elle ne forme pas un mouvement formel à l’échelle nationale, a un réel pouvoir d’influence sur les administrations publiques et entreprises au cours du processus décisionnel.

Le défi du prochain gouvernement tout comme ses prédécesseurs sera de pouvoir donner des gages d’assurances auprès de son industrie, au-delà des discours, tout en minimisant l’impact de la société civile pacifiste – par ailleurs proche du parti communiste japonais. Si le Japon souhaite être un acteur du marché international de la défense et pouvoir exporter pour permettre à sa BITD de survivre et lui apporter des technologies à forte valeur stratégique, il doit d’abord commencer par unifier et sensibiliser son administration, interlocutrice directe et principale auprès de l’industrie. 

 

Anaïs Briault,
Etudiante de la 25ème promotion SIE

Notes

[i] Takahashi S. “Transformation of Japan’s Defence Industry? Assessing the Impact of the Revolution in Military Affairs.” Security Challenges. Vol.4 no. 4. Été 2008.

[ii] Importations prenant la forme de FMS (Foreign Military Sales)

[iii] Un condensé de ces articles et reportages peut être trouvé sur le blog d’un activiste (en japonais) : https://ameblo.jp/fivestars2777/entry-12548571244.html

[iv] Exemples de l’utilisation de l’expression « marchant de la mort » dans le cadre des campagnes anti BITD (en japonais) :

https://news.yahoo.co.jp/byline/shivarei/20171116-00078220 (éditorial contre la présence d’entreprises japonaises lors du salon Dubai Air Show en 2017 qui affirmait que le Japon deviendrait complice du conflit entre l’Arabie Saoudite et le Yémen) ;

https://najat2016.files.wordpress.com/2016/02/160207actionsheet.pdf (brochure de présentation par le Network Against Japan Arms Transfer d’entreprises du secteur de la défense et expliquant comment leurs technologies pourraient être utilisées dans des conflits armés)

[v] A noter que le gouvernement a un certain pouvoir de contrôle sur l’information diffusée par les médias à travers les « clubs de reporters » (kisha kurabu), des associations de journalistes ayant accès aux conférences de presse de ministères. Le ministère de la défense, l’agence nationale de police, les garde-côtes possèdent tous des « clubs de reporters » permettant un filtrage et contrôle des médias ainsi que du discours retransmis.