La grande distribution française face aux géants étrangers du e-commerce

Depuis une vingtaine d’année, le modèle traditionnel de la grande distribution est chahuté par l’arrivée de géants du Web, plus précisément du e-commerce, tel qu’Amazon (US) et Alibaba (Chine). Les parts de marché reculent, les chiffres d’affaires s’érodent et la rentabilité est sous contrainte, mettant en péril les organisations et les emplois. 

Cartographie de la concurrence e-commerce

La création de ces géants et leur développement en fin des années 90, arrivent en Europe dans les années 2000 et continuent d’assoir leurs positions géographiques, dont le terrain de jeu est mondial. Ils se diversifient dans bien d’autres domaines tel que le cinéma (rachat de Metro Goldwyn Mayer par Amazon en 2021),  système et mode de paiement (Alipay en Chine : paiement dématérialisé), des services web/Cloud/stockages de données, des rachats d’enseigne de la grande distribution alimentaire traditionnelle telle que Auchan en Chine par Alibaba (via Sun Art) et WholeFood par Amazon. La gamme de produits proposée par ces e-commerçants est très large et quasiment exclusivement sur des produits dit « non-alimentaires ». Cela touche les plus grands formats de magasins, les hypermarchés, pour lesquels le poids du non-alimentaire pèse environ 60% sur la totalité des produits proposés aux clients.     

En une génération, ces géants du e-commerce se sont imposés crispant le modèle de la distribution physique dont l’essor a débuté dans les années 1960. En vingt ans, Amazon et Alibaba ont su s’imposer, car ils se positionnent respectivement deuxième et cinquième du top 50 des retailers mondiaux en 2021, en termes de chiffres d’affaires. A titre d’information, le Groupe Carrefour se situe en huitième position en 2021, chutant ainsi de deux places depuis 2016, qui occupait auparavant la deuxième place. Il s’agit bien d’un critère d’observation qui ne remet pas en cause la rentabilité de l’entreprise.

Les enseignes traditionnelles particulièrement perturbées par ces géants du e-commerce, se retrouvent à nouveau inquiétées par l’arrivée d’un deuxième et nouveau phénomène, ou d’un nouveau concept : les Darkstores. Ce concept est, ni plus ni moins, un entrepôt de plusieurs dizaines de mètre carré, aménagé comme un magasin d’ultra-proximité (équivalent aux Monop’, Franprix, Carrefour Contact….), situés en cœur de ville. Une différence majeure, le client n’accède pas au site. Il commande sur internet pour être livré chez lui, avec une promesse de délai très court de livraison. C’est donc un concept purement digital vu par le client, tout en étant en proximité de ce dernier. Ce concept se développe depuis environ deux ans en France, exclusivement dans les villes principales. Nous trouvons les acteurs tels que Gorillas et Flink (DE), Getir (TUR), Cajoo , Frichti (FR), Gopuff (US). Ces nouveaux acteurs proposent une gamme de produits alimentaires impactant les magasins de proximité (formats de supermarché et d’ultra-proximité).

Les trois axes stratégiques du e-commerces impactants 

En résumant le contexte présenté précédemment, les leaders du e-commerce investissent sur trois axes majeurs : le développement de plates-formes logistiques à travers le monde, la communication et enfin, les nouvelles technologies.

Prenons chacun de ces axes et décortiquons-les afin de déterminer leur tactique de développement.

Le développement logistique/supply chain : la création de nombreux sites logistiques augmente l’efficacité sur le délai de livraison. Argument majeur pour le client final satisfait de recevoir dans des délais très brefs, son produit. Le deuxième volet sur la logistique, pour lequel Amazon performe aux yeux du client, porte sur le « retour » produit. Celui-ci est tout simplement gratuit. N'oublions pas qu'Amazon est rentré dans le capital de Deliveroo, de sécuriser et de couvrir tout le parcours du produit jusqu'au « dernier kilomètre » pour atteindre le client. Etablissant ainsi le lien avec le deuxième axe stratégique : la communication. Elle peut être classée de deux manières : une communication directe et indirecte.

Directe en communiquant, à grand renfort de publicité sur différents items tels que : des services annexes proposés, des prix bas, des délais de livraison toujours plus courts. Ces derniers étant encore plus attrayants lorsque le client souscrit un abonnement annuel. Permettant ainsi de réduire le temps entre la commande effectuée sur Internet et la réception du produit. La communication indirecte, quant à elle, repose sur l'expérience client. La politique « on fait ce que l'on dit » est réelle, expérimentée par la grande majorité des clients. « Un client satisfait est un client fidèle ». C’est également un fort recruteur de nouveaux clients grâce au principe « du bouche-à-oreilles ».

Le troisième axe porte sur la nouvelle technologie. Sur l'échelle temporelle le e-commerce est un phénomène trois fois plus récent vis-à-vis du commerce physique de la grande distribution classique. Cet élément semble anodin, mais en réalité, il a toute son importance. Ce phénomène met en confrontation un état, une société ou bien une entreprise mature versus une situation nouvelle, partant d'une volonté politique, stratégique en allouant des investissements volontaristes et importants. L'exemple du discours du président chinois Monsieur Xi Jinping qui, en 2015 lors de la cérémonie d'ouverture de la deuxième conférence mondiale de l'Internet (WIC : Word Internet conférence), déclare : « Ensemble, nous pouvons construire un cyberespace plus équitable, sûr et énergique. En 2020, la Chine annonce un plan d’investissement de 1 400 milliards de dollars sur cinq ans. En octobre 2022, lors du discours d'ouverture du 20ème congrès du parti communisme chinois, Monsieur Xi Jinping, indique sa volonté forte d’indépendance et de domination de la Chine notamment, dans le domaine de la technologie. Un changement prédictif, avec une vision long-terme, visant ainsi une véritable volonté politique de conquête, notamment dans le domaine de la technologie (y compris le e-commerce).

A contrario, pour les entreprises matures, ayant une soixantaine d’années d’existence, le maintien du patrimoine détenu (organisations, système d’information, immobilier…) nécessite un effort considérable sur l’aspect budgétaire, freinant un potentiel développement massif dans le domaine de la nouvelle technologie.  D‘autre part, une politique de conduite de changement auprès des équipes est complexe à mettre en œuvre.

Les impacts sur la grande distribution alimentaire française :

Avec du recul, nous observons deux phénomènes systémiques principaux ayant tous deux des effets directs sur la grande distribution alimentaire française :

. Prise en tenailles par le développement rapide des leaders du e-commerce
. Le changement de comportement des clients de plus en plus connecté, dans un monde évoluant sans cesse.

D’autres phénomènes extérieurs viennent se rajouter aux précédents et déstabilisent les enseignes qui ont pignon sur rue, tels que :

. Une clientèle de plus en plus exigeante sur la qualité des produits, ayant une consommation plus ciblée.

. Une clientèle en quête de gain de temps dans le parcours de course.

. Un pouvoir d’achat mis à mal par la hausse des matières premières, du carburant et de l’énergie.   

Sécuriser l’avenir : possible et complexe ?

Néanmoins, malgré ces éléments préoccupants, la grande distribution continue d’investir afin de trouver des pistes stratégiques pour limiter l’érosion du chiffre d’affaire d’une part, et la perte de clients, d’autre part. Carrefour, dans un communiquer de presse début novembre 2022, présente son plan stratégique 2026 dans lequel nous retrouvons les investissements nécessaires pour répondre aux différents freins vus précédemment. Les autres enseignes également investissent dans la modernisation de leur parc logistique (exemple : l’automatisation d’entrepôts). Pour répondre à la proximité et la rapidité des courses, Auchan teste de nouveaux modèles commerciaux d’ultra-proximité, totalement automatiques (Auchan GO à Lille : magasin 100% automatique) ou encore le déploiement du modèle « Drive Piéton » (toutes enseignes confondues). Ces modèles sont des hybrides entre le physique et le digital, nécessitant peu d’investissement et permettant de rendre l’enseigne visible en zone urbaine dense et capter une clientèle plus jeunes.

En revanche, la gestion « du dernier kilomètre », sujet non mature au sein des différentes enseignes traditionnelles, nécessitent de trouver des accords avec des entreprises tierces, tels qu’Uber Eats (contrat passé avec Carrefour en 2020), ou encore Auchan avec Deliveroo en 2022, véritable dilemme. En effet, une des forces des enseignes alimentaires françaises, contrairement aux leaders du e-commerce, est l’existence d’un patrimoine immobilier important. Mais pour combien de temps ?  En effet, n’oublions pas qu’Amazon a racheté (aux Etats Unis) le distributeur Whole Food, est actionnaire de Deliveroo et à signer une alliance avec Monoprix (Groupe Casino) en France. En parallèle, l’entreprise chinoise Alibaba a racheté la filiale Auchan Chine en 2017 , suivi de Carrefour racheté en 2019 par le numéro un chinois de l’électroménager, la société Suning. Constat : le e-commerces se dotent de magasins physiques.   

Les premières campagnes informationnelles contre les failles du e-commerce

La grande distribution française face aux géants étrangers du e-commerce n’est pas le seul aspect du problème. Le commerce en ligne apporte de nouvelle solutions recherchées par les consommateurs mais soulève aussi certaines questions de fond qui ne doivent pas être sous-estimés par la grande distribution.

Des syndicats d’outre-Atlantique, des acteurs de la société civile et des politiques (cas de la Belgique) commencent à prendre des positions critiques à l’égard d’un système qui comporte un certain nombre de failles :

. Les conditions de travail. Le modèle Amazon est fortement critiqué pour les « cadences infernales » qui obligeaient des employés à sauter des pauses et à mettre parfois leur santé en danger par le niveau de fatigue atteint (manutention et transport des colis imposants).

. Les dérives comportementales générées par le e-commerce (rite familial du repas remis en cause par la livraison de repas conditionnés pour être consommés rapidement, perte de repère sur les modes de consommation qui impliquent une autre façon de cuisiner, problèmes sanitaires découlant de la focalisation sur de la nourriture industrielle trop chargée en additifs de toute sorte).

. Les risques de rupture d’approvisionnement comme l’a démontré la crise covid à cause des politiques de confinement.

L’e-commerce peut devenir à terme un  enjeu de société si il contribue à affaiblir l’offre traditionnelle et les traditions culturelles qui en découlent. L’importance du maintien des librairies en est un exemple plus que symbolique. Mais cette remarque s’applique aussi à des commerces tels que la boulangerie artisanale, la boucherie, la charcuterie, les fruits et légumes. Le commerce de vêtements est aussi concerné. Les allers et retours de commandes liées au mauvais choix d’une taille, ou à l’absence de présentation d’une gamme très diversifiée de produits vestimentaires

Charles-Henri Chevreau auditeur de la 41ème promotion MSIE de l’EGE