La guerre de l’information autour de la pénurie des médecins : un système en tension

La pénurie de médecins en France est un sujet récurrent, alimenté par des discours politiques ambitieux, des statistiques alarmantes et des débats publics sans fin. 

Le Conseil National de l’Ordre des Médecins, dans son atlas démographique 2023, montre une diminution constante des effectifs de généralistes depuis 2010, accentuant les déserts médicaux. Malgré cela, les engagements pour augmenter le nombre de soignants peinent à produire des résultats tangibles. La Cour des Comptes, dans son rapport 2022 sur la formation des professionnels de santé, critique un système éducatif inadapté aux besoins. 

Un fait marquant illustre cette tension, la formation des médecins généralistes est passée de 6 ans dans les années 1980 à 10 ans aujourd’hui, tandis que celle des infirmiers s’est étendue de 3 ans dans les années 1990 à 5 ans pour certains profils actuels, cela souligne l’urgence d’une réforme

Ces évolutions, justifiées par la modernité, s’accompagnent de politiques ambitieuses, comme la suppression du numerus clausus, mais leur mise en œuvre révèle des failles profondes, avec ces transformations, leurs fondements, et les contradictions qui en découlent, pour interroger les dynamiques sous-jacentes.

 

L’évolution de la formation des généralistes : de 6 à 10 ans

Dans les années 1980, devenir médecin généraliste nécessitait 6 ans après le baccalauréat. Le Ministère de la Santé, retrace ce parcours historique avec une première Année (PCEM1), premier et deuxième cycles (PCEM et DCEM), puis diplôme. Ces praticiens répondaient efficacement aux besoins de l’époque qui étaient diagnostics cliniques, traitements simples, gestion des pathologies courantes. 

Aujourd’hui, en 2025, ce cursus s’étend sur 10 ans. La DREES, dans ses projections 2023, détaille le chemin actuel ; une année sélective (PASS ou LAS), 5 ans jusqu’à l’externat, les épreuves classantes Nationales (ECN), et un diplôme d’études spécialisées (DES) de 3 ans pour la médecine générale, soit 9 à 10 ans avec les aléas. Le Sénat, dans son rapport de 2023, évoque une année supplémentaire en zones sous-denses, prolongeant encore ce délai.

Cette extension repose sur des justifications officielles, l’évolution des connaissances médicales et des technologies (IRM, bilans avancés) requerrait une formation approfondie et les attentes sociétales demanderaient plus de précision et l’harmonisation européenne imposerait des standards plus longs. 

Pourtant, ces arguments méritent examen, ainsi l’assurance maladie, dans ses statistiques 2022, montre que 90 % des consultations concernent des pathologies banales comme la grippe, angine, infections bénignes. Ces cas, parfois complexes (une grippe masquant une pneumonie), s’appuient sur des outils technologiques intuitifs, cela interroge la pertinence de 10 ans pour des compétences maîtrisables plus tôt, pourquoi, alors, cette durée doublée..

 

Les infirmiers, une formation de 3 à 5 ans

La formation des infirmiers suit une trajectoire similaire, ainsi dans les années 1990, le diplôme d’état (DE) s’obtenait en 3 ans via les IFSI, un cursus axé sur les soins techniques (injections, pansements) et l’assistance aux médecins. Depuis la réforme de 2009, intégrée au système LMD, le DE reste à 3 ans (Bac+3), mais les infirmiers en pratique avancée (IPA) nécessitent 2 ans de master supplémentaires, soit 5 ans. Santé publique France, dans son rapport 2023, décrit cette montée en compétences avec prescription, suivi des maladies chroniques, coordination, mais qui indique une crise dans les établissements scolaires, où les infirmiers manquent cruellement, entre autres.

Cette évolution est motivée par une complexification des soins (monitoring, dossiers informatisés) et des exigences réglementaires (traçabilité, protocoles), et on note une augmentation des responsabilités infirmières face aux maladies chroniques. Mais les tâches fondamentales n’ont pas radicalement changé depuis 30 ans, un tel allongement questionne, pour des besoins pratiques immédiats seraient plus pragmatique.   

 

Les politiques de santé, ambitions affichées, réalités entravées

Face à la pénurie, les autorités ont déployé des réformes ambitieuses. La suppression du numerus clausus en 2019, remplacé par le numerus apertus, est emblématique. Le Ministère de la Santé, dans sa présentation de la réforme, explique ce changement, ainsi les universités fixent leurs quotas avec les ARS, passant de 8 000 places en 2010 à 10 000 en 2023. 

Avec les promesses des maisons de santés et des effectifs, ainsi il est confirmé une hausse légère des admissions, mais pourtant, cette ouverture se heurtes à des limites structurelles.

Les universités manquent de capacités, avec des salles saturées, pénurie de professeurs, insuffisance de stages hospitaliers. Ainsi les prévisions indiquent une baisse des effectifs en 2024, et un retour au niveau actuel en 2035, doublé d’un étranglement à l’internat

Ainsi, les contraintes d’installation (incitations financières, restrictions dans les zones sur-dotées) continuent de peser sur les jeunes médecins. En 2025, de nouvelles obligations, telles que la réalisation de consultations mensuelles dans les déserts médicaux, ont été introduites, risquant de décourager les vocations.

 

Une dépendance croissante aux médecins étrangers

Ce contexte favorise un recours accru aux médecins étrangers. En Roumanie ou en Espagne (6 ans d’études), au Maroc ou en Algérie (6-7 ans), les diplômés intègrent le système français via des équivalences. Ainsi 20 % des nouveaux inscrits à l’ordre en 2023 venaient de l’étranger. Mais ne règle en aucun cas la pénurie en zone rurale, et cette proportion augmente chaque année.

Cette dynamique interroge la pertinence d’un cursus français de 10 ans, coûteux (200 000, 300 000 € par étudiant), face à des praticiens compétents en 6 ans ailleurs, et soulève aussi les défis, comme la validation des diplômes et les différences culturelles, et les obstacles administratifs et linguistiques qui compliquent cette solution. 

 

La guerre de l’information : discours vs réalité

Ce décalage entre ambitions et résultats constitue une "guerre de l’information". Les autorités promettent plus de soignants et une résolution des déserts médicaux, le gouvernement vante une modernisation du système, mais les faits contredisent ces discours avec des formations allongées, numerus apertus limité par les infrastructures, contraintes d’installation, ainsi il est annoncé une baisse de 1 % des généralistes par an.

Les 10 ans des généralistes visent à couvrir les 10 % de cas complexes, mais les 90 % banals pourraient être appris plus vite. Les 5 ans des IPA répondent à une logique d’autonomie, mais les besoins de base stagnent.

Ainsi une surcharge théorique inutile, et une stratégie volontaire pour limiter les vocations locales et importer des médecins, l’hypothèse reste spéculative, mais l’absence d’investissements massifs suggère une mauvaise anticipation.

 

Vers une réforme pragmatique…

Une approche alternative pourrait émerger, avec un cursus de 6-7 ans pour les généralistes, axé sur les cas courants, avec un réseau de spécialistes et de télémédecine pour les exceptions, serait envisageable, il y a des pistes sérieuses

Pour les infirmiers, 3 ans pour les soins de base, avec des spécialisations optionnelles, répondraient aux urgences, et certains plaide pour des investissements dans les facs et hôpitaux, condition sine qua non d’un numerus apertus effectif.

La pénurie n’est pas une fatalité, mais exige une cohérence entre discours et moyens, une réforme pragmatique est nécessaire, la dépendance aux solutions extérieures augmentera, au détriment d’un système autonome et résilient.

L’idée d’une stratégie délibérée afin de limiter les vocations locales peut s’appuyer sur l’absence d’investissements dans les infrastructures universitaires, malgré la fin du numerus clausus. 

 

Didier Gix (MSIE33 de l’EGE)