« La prunelle de vos yeux bientôt moins chère que vos lunettes ? ». Ce titre percutant, issu d’un article de presse nationale, a cristallisé en quelques mots la défiance envers le secteur de l’optique en France. Ce domaine, autrefois perçu comme un espace technique au service de la santé visuelle, a progressivement été propulsé au cœur d’une controverse publique,
Au départ, les critiques visaient principalement les prix (jugés excessifs) pratiqués par les opticiens. Mais très vite, le débat a dépassé la simple question du coût des lunettes pour devenir un affrontement stratégique entre divers acteurs : opticiens, mutuelles, associations de consommateurs, pouvoirs publics et nouveaux entrants du numérique. Tous ont mobilisé des outils d’influence pour orienter l’opinion publique et peser sur les décisions politiques et économiques.
La première salve de cette guerre informationnelle trouve son origine dans des prises de position publiques dénonçant un système opaque et déséquilibré. Ces accusations, relayées par les médias, ont façonné l’image d’un secteur profitant d’un manque de régulation. Rapidement, cette dynamique a ouvert la voie à des réformes profondes, justifiées par des discours officiels axés sur la défense du pouvoir d’achat et l’accès aux soins.
Face à cette offensive, les opticiens ont tenté de défendre leur modèle en insistant sur la qualité des services et des produits, ainsi que sur le savoir-faire local. Toutefois, la montée en puissance des plateformes numériques et l'influence croissante des mutuelles ont redéfini les rapports de force. Le secteur s’est vu imposer de nouvelles règles, marquées par la standardisation des offres et la pression constante sur les marges.
Cette guerre de l'information a également entraîné des répercussions profondes sur le métier d’opticien lui-même. Autrefois valorisé pour son expertise, il connaît aujourd’hui une perte d’attractivité, révélatrice d'une transformation plus globale du secteur. La diminution des profils qualifiés et l’orientation vers des fonctions plus commerciales témoignent d’une mutation structurelle, alimentée par les nouvelles logiques économiques.
Dans ce contexte, cette étude se propose d’analyser les mécanismes informationnels qui ont façonné cette période. Nous étudierons comment les attaques initiales ont été orchestrées, comment les opticiens ont organisé leur riposte, et quels processus d’influence (médiatiques, politiques et économiques) ont été déployés pour remodeler durablement le marché de l'optique.
L’irruption du e-commerce et le discours de rupture (2012)
En 2012, le lancement de la plateforme de vente en ligne Sensee.com par Marc Simoncini marque un tournant discursif majeur dans le secteur de l’optique. Ce dernier ne se contente pas de proposer une offre numérique concurrente : il inaugure un narratif de rupture, structuré autour de l’idée d’un « scandale de l’optique ». Ce discours repose sur deux leviers essentiels : la délégitimation du modèle économique traditionnel des opticiens et la mise en scène d’une opacité des prix.
Marc Simoncini déclare publiquement que « les lunettes sont vendues à des prix artificiellement élevés », et que le secteur est « verrouillé » par des pratiques injustifiables. Ces mots-clés (scandale, opacité, verrouillage) appartiennent à un champ lexical de la dénonciation, visant à susciter l’indignation et à polariser l’opinion publique. On reconnaît ici une technique visant à opposer les opticiens aux e-commerçants : les traditionnels aux nouveaux entrants.
Ce discours est immédiatement amplifié dans les médias nationaux. Des interviews, tribunes et reportages relaient le message de Simoncini en reprenant les mêmes termes, contribuant ainsi à une phase de saturation informationnelle sur le thème du « scandale des marges » ; ce qui correspond à une phase d’amorçage de la guerre de l’information. À ce stade, le message n’a encore pas pour fonction de proposer une solution, mais de désigner un adversaire et d’orienter la perception du public.
Le discours de rupture est donc construit sur une attaque frontale de la légitimité des opticiens.
L’enjeu n’est pas simplement concurrentiel, mais bien sémantique et cognitif : il s’agit d’imposer un nouveau récit où l’achat de lunettes devient un acte de consommation rationnel plutôt qu’un service de santé encadré. On assiste à une reconfiguration cognitive du secteur ; les opticiens sont contraints de se justifier dans un cadre discursif qui leur est défavorable. Les opticiens passent de professionnel de santé à commerçant qui exagère ses marges.
Accusations de marges excessives et demande de régulation (2013-2014)
En 2013, le rapport de l’UFC-Que Choisir vient amplifier la dynamique informationnelle initiée par le discours de Simoncini. En titrant sur des marges prétendument exorbitantes : « jusqu’à 233 % » et sur des prix « 50 % plus élevés qu’en Europe », l’association de consommateurs construit une rhétorique accusatoire visant à rendre insoutenable le modèle économique des opticiens aux yeux du grand public.
Ce cadrage est repris et amplifié par les médias grand public, avec des titres comme « Les marges délirantes de l’optique » (Le Figaro), ou « Pourquoi vos lunettes coûtent une fortune » (Le Point). Cette orchestration médiatique forme une véritable phase d’intensification de la guerre de l’information : elle transforme une critique sectorielle en cause nationale, mettant les opticiens sur la défensive.
En 2014, cette dynamique atteint un seuil de bascule politique, avec les premières propositions de généralisation des réseaux de soins, soutenues par les mutuelles. Le discours public qui l’accompagne s’appuie sur une rhétorique de rationalisation économique (standardisation, économies, accessibilité), masquant l’objectif stratégique de certains acteurs : redistribuer le pouvoir économique au sein de la filière.
Dans ce moment discursif, on observe une tentative claire de reconfiguration sémantique : le débat n’est plus « comment garantir une santé visuelle de qualité », mais « comment payer moins cher ». Cette redirection du débat vise à désactiver toute tentative de contre-discours professionnel en recentrant la légitimité du débat sur la seule logique du coût, et finalement à distraire.
Ainsi, entre 2013 et 2014, on assiste à une convergence d’acteurs informationnels (associations, journalistes, mutuelles) qui, consciemment ou non, participent à une même manœuvre discursive de disqualification. Le terrain est préparé pour une restructuration du secteur à partir d’un récit de crise, désormais largement accepté par l’opinion publique.
Relais et amplification médiatique
La réussite des attaques initiales contre les opticiens tient en grande partie à leur relais rapide et massif dans les médias généralistes, entre 2013 et 2015. Ce n’est pas seulement l’existence d’un discours critique qui importe, mais la manière dont il est repris, mis en forme, simplifié et martelé dans l’espace public.
Des titres de presse comme Le Figaro, La Tribune ou encore Le Point reprennent à l’identique les éléments de langage issus des études de l’UFC-Que Choisir : « marges astronomiques », « marché opaque », « racket des lunettes ». Ces formulations font appel à un champ lexical du scandale, souvent associé à des secteurs perçus comme abusifs. Le recours à ces comparaisons donne au public une lecture dramatique et moralement orientée de la situation.
En parallèle, des enquêtes à charge sont diffusées à la télévision, notamment sur les « liaisons dangereuses » entre opticiens et mutuelles. Ces reportages s'appuient sur des extraits de témoignages, souvent anonymes, des montages sonores dramatisés, et des images tournées en caméra cachée.
Les relais médiatiques ne se contentent donc pas de transmettre une information brute : ils participent à la construction d’un récit, où les opticiens deviennent les symboles d’un système inefficace et coûteux. Ce phénomène s’inscrit pleinement dans la logique de guerre de l’information, où la répétition, la mise en scène, et l’émotion priment sur l’analyse des faits. ;
L’effet final recherché semble atteint : l’opinion publique est préparée à accepter des réformes drastiques (comme le plafonnement des remboursements ou le développement de réseaux de soins), qui auraient été politiquement risquées sans cette campagne d’indignation bien orchestrée.
Contestation et redirection des débats
Face à une séquence médiatique fortement à charge, les opticiens choisissent de contester frontalement le discours dominant. Leur stratégie repose sur une redirection du débat : au lieu de répondre uniquement sur les prix, ils déplacent la discussion vers des valeurs professionnelles et la complexité du métier.
En 2014, Didier Papaz, président d’Optic 2000, dénonce dans les médias une « manipulation médiatique et politique ». Ce choix de mots n’est pas neutre : il sert à disqualifier l’accusation en dénonçant son origine. Il tente ainsi une inversion du stigmate : les opticiens ne seraient plus les profiteurs, mais les victimes d’une offensive informationnelle biaisée. Il s’agit d’une technique pour se défendre et tenter de restaurer la confiance en contestant la légitimité de l’attaque.
En 2016, la Fédération nationale des opticiens de France (FNOF) va plus loin en saisissant le CSA, accusant certains médias de propager une désinformation nuisible à la profession. Ce geste montre que le débat ne porte plus seulement sur l’économie, mais aussi sur la manière d’informer. Il s’agit ici de refuser les critiques en invoquant leur partialité ou leur caractère trompeur.
Dans cette même veine, Alain Afflelou rappelle, en 2018, l’ampleur du problème. “Il y a énormément de gens qui n’ont pas les moyens de s’acheter des lunettes à cause du reste à charge. C’est encore pire pour les prothèses auditives.” Pour lui, il s’agit d’un enjeu de santé publique. Mais la vraie question reste : qui va payer ? L’État semble se défausser, renvoyant la charge aux professionnels, aux assurances, aux complémentaires santé. « La concurrence est rude, nous n’avons pas intérêt à être chers. Si les gens continuent à venir, c’est qu’ils ont compris qu’on est compétitifs ».
Plus encore que la contestation, les opticiens tentent de recentrer le débat sur différents éléments non abordés par leurs adversaires : le coût réel des équipements, le savoir-faire technique, la personnalisation du service, ou la qualité du suivi optique. Cela revient à déplacer le cadre discursif dominant (prix/marges) vers un nouveau cadre (service/santé).
Les opticiens ont essayé de changer de sujet pour imposer un nouveau récit.
La réaction des opticiens ne se limite donc pas à se défendre : ils cherchent aussi à reprendre le contrôle sur ce qu’on dit d’eux, en proposant une autre vision de leur métier, plus proche de la réalité du terrain et éloignée des accusations.
Valorisation d’une alternative axée sur la qualité et l’innovation
Pour contrer le récit dominant centré sur les prix élevés, les opticiens développent à partir de 2015 une nouvelle ligne de communication, fondée sur la qualité, l’origine des produits et l’innovation. L’objectif est de changer la perception du métier d’opticien, non pas en niant les critiques, mais en proposant une autre image de la profession.
Un exemple marquant est la mise en avant du Made in France et des fabricants lunetiers du Jura, relayée notamment par Le Figaro en 2015. Ces prises de parole mettent l’accent sur l’ancrage local, l’excellence artisanale et la transparence des procédés de fabrication.
C’est une manière de revaloriser le rôle des opticiens indépendants face aux grandes chaînes ou plateformes en ligne.
Avec cette stratégie, les opticiens tentent de rassembler le public autour d’un modèle plus positif, basé sur la proximité.
En 2020, Nathalie Blanc, opticienne et créatrice de lunettes, critique ouvertement le dispositif RAC 0 (reste à charge zéro), en expliquant qu’il favorise les produits bas de gamme au détriment de la qualité. Son discours prend la forme d’un contre-narratif argumenté, qui remet en question les réformes perçues comme des progrès. Elle affirme que le système pousse à la standardisation, au détriment de la diversité, du choix, et du savoir-faire.
Le but n’est pas uniquement de se défendre, mais de reconstruire une légitimité, en s’appuyant sur des récits alternatifs cohérents.
Dénigrement des opticiens et cadrage médiatique
Au cœur de la guerre de l’information contre les opticiens se trouve une opération de dénigrement systématique, construite autour de chiffres choquants et de récits accusateurs, largement relayés par les médias.
Le discours dominant n’a pas seulement attaqué les pratiques commerciales : il a remis en cause l’image même du professionnel de santé, en le réduisant à un simple vendeur intéressé par le profit.
Un tournant important dans la perception du secteur optique s’amorce avec le rapport de l’UFC-Que Choisir publié en 2013. Dès sa sortie, il alimente un flot d’articles et de réactions en chaîne. Le message, relayé massivement, met en cause le niveau des prix pratiqués en France, comparé à d’autres pays européens, et interpelle sur les marges du secteur. Mais cette diffusion rapide, souvent déconnectée de toute analyse approfondie, simplifie à l’extrême une réalité économique plus complexe, et donne une image faussée de l’opticien.
Le lexique mobilisé dans ce rapport repose sur des chiffres frappants et des comparaisons internationales biaisées.
Cela correspond à plusieurs techniques de manipulation :
. Déformer le narratif, en ne gardant que les chiffres qui choquent.
. Saper, en opposant les opticiens aux clients comme s’ils étaient des ennemis.
. Décrédibiliser, en faisant croire que les opticiens ne sont pas dignes de confiance.
Les médias reprennent ces données avec des titres à effet : « Marges folles chez les opticiens !», « Pourquoi vos lunettes valent une fortune ?». Ce type de couverture médiatique installe un cadre d’interprétation unique, où l’opticien devient le symbole d’un système abusif. Ce cadrage médiatique oriente la manière dont le public perçoit une situation.
En multipliant les messages négatifs, sans réelle diversité de points de vue, les médias contribuent à un effet d’isolement symbolique : les opticiens n’ont plus la parole, ou lorsqu’ils l’ont, ils apparaissent sur la défensive. Cela affaiblit leur position dans l’espace public et les enferme dans un rôle qu’ils n’ont pas choisi, car imposé par le discours dominant.
Sélection des données et biais statistiques
L’un des mécanismes les plus puissants de cette guerre de l’information repose sur la manipulation des chiffres. Contrairement à une fausse information pure et simple, le biais statistique consiste à choisir certaines données et à en ignorer d’autres pour orienter la perception du public.
Par exemple, lorsque les études relayées en 2013-2014 insistent sur des marges commerciales très élevées, elles ne précisent presque jamais ce que recouvrent ces marges : ni les frais de personnel, ni le coût du local, ni le service après-vente, ni le matériel d’atelier ou de contrôle visuel. Le public a donc l’impression que ces chiffres sont synonymes de bénéfices nets, ce qui est faux. Ce procédé est une déformation du narratif.
Autre exemple : lors de la mise en place du plafonnement des remboursements optiques en 2015, certains chiffres sont avancés pour justifier la réforme, sans que soient présentés les effets attendus sur la qualité des équipements. Ce biais oriente la décision politique vers une logique de réduction des coûts, sans discussion sur les conséquences réelles pour les usagers. En imposant une vision très négative du secteur, le discours public empêche les opticiens de se faire entendre et de défendre leur modèle.
Enfin, les omissions stratégiques jouent un rôle majeur. Aucun acteur médiatique ou institutionnel ne rappelle que l’opticien effectue souvent des services non facturés (réglages, conseils, entretien), ni que le coût des verres ophtalmiques varie fortement selon les besoins du patient. Ce silence entretient une vision partielle et orientée du secteur. L’enjeu ici n’est pas seulement ce qui est dit, mais surtout ce qui est laissé de côté, volontairement ou non.
Pression politique et lobbying
Derrière les discours critiques et les enquêtes médiatiques, se profilent aussi des pressions exercées par certains acteurs économiques et institutionnels, notamment les mutuelles de santé, pour orienter les décisions politiques dans un sens qui leur est favorable.
Il ne s’agit pas ici d’analyser les rouages du lobbying en tant que tel, mais de comprendre comment ces influences sue le secteur prennent forme dans l’espace public, à travers des discours cadrés.
Depuis 2013, les mutuelles soutiennent la création de réseaux de soins et le plafonnement des remboursements optiques, en présentant ces mesures comme des outils de justice sociale. Elles communiquent sur des notions de transparence, d’accessibilité et de lutte contre les abus, en s’appuyant sur les mêmes données alarmantes relayées par les médias.
Ce discours donne l’impression que toute tentative de régulation va dans le sens de l’intérêt général, alors qu’il sert aussi à renforcer leur position dominante dans la chaîne de distribution.
Cette présentation biaisée dissimule les effets potentiellement négatifs de ces réformes sur les opticiens (perte de liberté tarifaire, standardisation de l’offre, affaiblissement de la relation client), et en conséquent sur les clients. Mais ces arguments ne trouvent que peu de place dans le débat public.
Comme dans d’autres cas de guerre informationnelle, la stratégie consiste à donner une seule version du problème, avec des mots qui bloquent toute critique : qui pourrait être contre la transparence ou l’accès aux soins ?
On retrouve ici un effet de verrouillage du débat, où les mots utilisés semblent neutres, mais imposent en réalité une vision unique. Cette manière d’orienter le discours public rend toute opposition difficile sans apparaître comme un défenseur d’un système injuste.
Ainsi, à travers une communication bien maîtrisée, des acteurs institutionnels parviennent à imposer leur propre récit, en se plaçant du côté des « bons » : ceux qui veulent faire baisser les prix et protéger les assurés, alors même qu’ils participent à redessiner le marché à leur avantage.
Stratégies de détournement et de redirection du débat
Dans cette guerre de l’information, certains acteurs ne se contentent pas d’attaquer le modèle des opticiens : ils cherchent aussi à détourner l’attention du public en déplaçant le débat vers d’autres sujets, plus favorables à leur position. C’est une stratégie classique de redirection, qui consiste à changer le cadre de discussion pour éviter les critiques ou désamorcer la controverse.
Un premier exemple est la mise en avant du « Made in France », surtout à partir de 2015. Alors que les opticiens sont encore sous pression médiatique, plusieurs entreprises et professionnels mettent l’accent sur l’origine française des montures, l’ancrage local (comme les lunetiers du Jura) ou le design indépendant. Ce choix de communication positive permet de parler de qualité, d’artisanat et de fierté nationale, en laissant de côté les questions de prix. Il ne s’agit pas de nier les critiques, mais de changer de sujet, pour proposer une autre image du métier.
Un autre levier de redirection est l’utilisation du discours sur la fraude, agité à certains moments pour justifier des mesures restrictives. En pointant quelques cas d’irrégularités, certains acteurs institutionnels ou assureurs introduisent une suspicion générale sur la profession, ce qui rend plus acceptables des contrôles renforcés ou des plafonds de remboursement. Cela crée un climat de méfiance, sans remettre en question les intentions de ceux qui portent le discours. Là encore, la tactique est de cadrer le débat autrement, en associant la régulation à la lutte contre les abus, plutôt qu’à une transformation économique profonde du secteur.
Enfin, une grande partie des économies réalisées grâce à la réforme du RAC 0 (reste à charge zéro) pour la Sécurité sociale a été passée sous silence dans le débat public. Alors que cette réforme a eu pour effet de limiter le choix des produits pour les consommateurs et de fragiliser les opticiens indépendants, le discours dominant a mis en avant uniquement les bénéfices pour les assurés, sans expliquer les pertes de marge, la baisse de diversité ou les tensions sur les modèles économiques existants.
En résumé, ces stratégies ne consistent pas à critiquer directement les opticiens, mais plutôt à changer la manière dont le public parle du secteur. En mettant en avant des sujets comme le Made in France, la lutte contre la fraude ou le reste à charge zéro, certains acteurs orientent l’attention vers des thèmes plus positifs, plus consensuels ou plus émotionnels. Cela permet de réduire la visibilité des critiques ou des débats complexes sur la réalité du métier d’opticien, sans avoir à les affronter ouvertement. Ce déplacement du débat est une façon discrète mais très efficace de garder le contrôle sur le récit public, tout en influençant les décisions politiques et les opinions, sans paraître agressif ou polémique.
L’opticien face à la déformation du réel
L’étude du secteur de l’optique entre 2012 et 2025 met en lumière une guerre de l’information bien réelle, dans laquelle les opticiens ont été les principales cibles d’une attaque médiatique et politique défavorable. À travers des discours répétés sur les marges excessives, l’opacité des prix ou le supposé manque de transparence du métier, une image simplifiée s’est imposée dans l’opinion publique.
Ce récit, relayé massivement par les médias et repris par certains acteurs institutionnels, a façonné une perception du secteur comme étant déséquilibré, coûteux, et à réformer en profondeur.
Or, la transformation de l’image des opticiens ne s’est pas faite par la diffusion de mensonges. Elle s’est construite par la mise en avant de faits choisis, de cas marginaux sortis de leur contexte, d’exemples généralisés à toute la profession ou de comparaisons internationales biaisées. Cela démontre que la guerre de l’information peut être menée avec des éléments vrais, mais orientés de manière à construire un cadre d’interprétation unique, dans lequel les opticiens ne peuvent que se défendre ou se justifier.
Face à cette pression, quelques professionnels ont tenté une contre-offensive, en valorisant leur savoir-faire, leur rôle de conseil, l’ancrage local de leurs activités, ou encore la qualité des montures françaises. Mais cette réponse est restée fragmentée, tardive, et peu reprise médiatiquement. Trop souvent, la parole des opticiens a été reléguée au second plan, noyée dans un discours dominant centré sur la baisse des coûts et la régulation.
Le débat s’est ainsi déplacé : on ne parle plus de santé visuelle, de qualité de service ou d’innovation, mais presque uniquement de prix, de remboursement, et d’économie.
Le déplacement du débat (d’un registre professionnel et sanitaire vers un registre comptable) a eu des effets très concrets : plafonnement et baisse des remboursements (mutuelles et sécurité sociale), généralisation des réseaux de soins, standardisation de l’offre, et à terme, banalisation du rôle de l’opticien dans la chaîne de santé. Le secteur est désormais soumis à une double pression : économique d’un côté, narrative de l’autre.
Il doit affronter des plateformes numériques, des mutuelles puissantes et des attentes sociales croissantes, tout en se battant pour faire entendre un autre récit que celui imposé depuis plus de dix ans.
En conclusion, cette étude montre que le combat principal ne s’est pas joué uniquement sur le terrain des prix, mais sur celui du discours. Les opticiens n’ont pas perdu leur légitimité sur le fond, mais parce qu’ils n’ont pas réussi à imposer leur propre narration dans l’espace public.
À l’avenir, les opticiens gagneraient à défendre collectivement et clairement leur rôle, leurs prix et la qualité de leur travail, car dans un monde où l’image compte autant que les résultats, maîtriser son discours est indispensable.
Laurent Couturier (MISE46 de l’EGE)
Echiquiers
Sources
Marc Simoncini, Interview sur Sensee.com, « Le scandale de l'optique », 2012.
UFC-Que Choisir, « Les marges exorbitantes des opticiens », Enquête publiée le 13 avril 2013.
Groupe All, Communiqué de presse, « Attaqués sur leurs marges, les opticiens se défendent », 26 avril 2013.
Didier Papaz, Déclarations publiques, Optic 2000, 2014.
Fédération Nationale des Opticiens de France (FNOF), Saisine du CSA et droit de réponse, 3 octobre 2016.
Loi Le Roux, Loi n°2014-57 relative aux réseaux de soins, promulguée le 27 janvier 2014.
Loi Hamon, Loi sur la consommation, 17 mars 2014.
Nathalie Blanc, Intervention sur LCI dans l’émission Perri Scope, critique du RAC 0, 5 mars 2020.
Le Point, « Entre opticiens et complémentaires, des liaisons dangereuses », 20 mai 2014.
La Tribune, « Pourquoi le prix des lunettes est-il aussi élevé en France ? », 23 avril 2013.
Mission sénatoriale, « Bilan technique de la réforme 100 % Santé », 26 septembre 2024.
Acuité.fr, « Mise en avant du Made in France », 19 mai 2014.
FO Presse, « La prunelle de vos yeux bientôt moins chère que vos lunettes ? », 13 juin 2014.
Le Figaro, Cahier spécial « Économie », articles sur Essilor et les lunetiers du Jura, mai 2015.
UFC-Que Choisir, « Un nouveau comparateur de devis », 18 janvier 2018.
Europe 1, « Les fraudes aux mutuelles de santé explosent », 2024.
Radio France, Remboursement intégral des lunettes, « Une solution est en vue », Alain Afflelou, 2mai 2018.
France Inter, interview de Mathieu Escot, 2014, « L’UFC Que choisir dénonce des opticiens fraudeurs », 20 mai 2014.