La guerre de l'information sur la politique de vaccins au Brésil

Le Brésil, avec ses 212 millions d’habitants est le deuxième pays le plus touché au monde par l’épidémie de Covid-19. Le pays a passé le seuil de 215 000 morts avec plus de 7 millions de personnes contaminées. En pointe pour les essais de vaccins contre le coronavirus, le Brésil de Jair Bolsonaro est paradoxalement dans une confusion totale en ce qui concerne l’immunisation de sa propre population. Alors que le laboratoire Sanofi annonce que son vaccin prendra du retard, la guerre des vaccins à travers le monde continue de faire rage. Et au Brésil, cette guerre est à son paroxysme à l’intérieur même du pays.

Le vaccin contre le Covid-19 est l’arme par procuration de la guerre de l'information que se livrent deux hommes : Jair Bolsonaro, le président brésilien, et Joao Doria, le gouverneur de Sao Paulo, que l’on présente comme son plus sérieux rival pour la présidentielle de 2022.

L’élection américaine l’a montré, la gestion de la pandémie est vraiment le marqueur politique central dans les processus électoraux qui se jouent en ce moment. C’est sur la façon dont les dirigeants agissent face au virus que les électeurs déterminent leur vote. Jair Bolsonaro, comme son ancien allié Donald Trump l’avait fait, qualifia ce virus de « gripette » tout en considèrant que cette pandémie est surdimensionnée.

En novembre dernier, dans un discours aux accents homophobes, le président d’extrême-droite, fidèle à sa ligne provocatrice, haranguait encore la foule : « Il n’y en a que pour la pandémie, il faut en finir avec ça. Je regrette les morts, je les regrette. Nous allons tous mourir un jour, tout le monde ici va mourir. Ça ne sert à rien de fuir cela, de fuir la réalité. Il faut arrêter d’être un pays de pédés. Nous devons nous battre la tête haute, lutter ».

Joao Doria se positionne en chevalier de la lutte anti-covid

L’Etat de Sao Paulo, le plus riche et le plus peuplé du pays, est également celui qui est le plus touché. Il est dirigé par un ancien proche de Jair Bolsonaro, Joao Doria, un conservateur qui a pris ses distances avec le président et qui se positionne à son exact opposé, en chevalier de la lutte anti-covid.

Joao Doria a annoncé une gigantesque campagne de vaccination dans son Etat à partir du 25 janvier. Il prévoit de vacciner 9 millions de personnes en trois mois. Pour ce faire, il a opté pour le vaccin Coronavac du laboratoire chinois Sinovac Biotech. qu'il ne soit pas homologué par le Brésil, le gouverneur de Sao Paulo annonce le 10 décembre 2020 qu'il va recourir au vaccin chinois Coronavac contre le Covid-19. Mais Jair Bolsonaro ne veut pas entendre parler de ce vaccin chinois, lui qui, comme son ancien allié Donald Trump, ne cesse de multiplier les attaques contre la Chine. Il s’est alors tourné vers le laboratoire suédo-britannique AstraZeneca pour l’acquisition de 100 millions de doses. Problème, elles ne seront disponibles qu’en mars 2021.

Tous les coups sont permis

C’est donc la course à qui fera le premier, sortir le Brésil de l’épidémie : celui qui agit dès janvier ou celui qui attend mars. Celui qui considère qu’il faut faire passer l’efficacité avant l’idéologie ou celui qui dit qu’il faut apprendre à vivre avec le virus et qu’il faut bien mourir de quelque chose ?

Tous les coups sont donc permis, à commencer par l’homologation du vaccin. Joao Doria a eu besoin de cette autorisation de mise sur le marché pour réussir son OPA vaccinale. Il a même passé des accords avec d’autres Etats fédéraux pour leur vendre des doses. Ainsi, « le vaccin chinois de Joao Doria », comme le désigne avec mépris Jair Bolsonaro, est-il devenu l’enjeu d’un bras de fer avant la présidentielle de 2022, où Doria pourrait contrarier le projet de réélection du chef de l’Etat ?

Pour ajouter une couche idéologique à une affaire sanitaire, par son refus du vaccin, Bolsonaro a donné des gages à ses partisans viscéralement anticommunistes opposés à un vaccin « issu d’une dictature ». Evoquant « une Chine très discréditée » car « le virus y est né », il a assuré que son pays n’allait « pas acheter un vaccin qui n’intéresse personne ».

Incident lors des essaie cliniques du vaccin chinois, aux allures de victoire pour Bolsonaro

L'autorité sanitaire du pays a suspendu les essais cliniques du vaccin du laboratoire chinois Sinovac Biotechs après "un incident grave" constaté le 29 octobre chez un volontaire. Elle a refusé de fournir des détails sur ce qui s'est passé par souci de confidentialité, mais a indiqué que ce type d'incidents pouvait provoquer des effets secondaires potentiellement fatales, une invalidité grave, une hospitalisation et d'autres « événements cliniquement significatifs ».

De son côté, l'organisme public qui coordonne les essais vaccins au Brésil, l'Institut Butantan, s'est dit « surpris » par cette décision. Selon son patron Dimas Covas, un des patients est mort mais cette nouvelle « n'a pas de lien avec le vaccin ». Le laboratoire chinois Sinovac Biotech qui produit le CoronaVac s'est dit « confiant dans la sûreté du vaccin », affirmant, lui aussi, que l'incident en question était « sans rapport » avec le vaccin. 

« Pour des raisons éthiques, nous ne pouvons pas divulguer » de détails sur l'incident rapporté par l'agence régulatrice Anvisa, mais « si vous pouviez y avoir accès, vous verriez à quel point la suspension est injuste », a renchéri devant les journalistes Joao Gabbardo, qui coordonne le combat contre le Covid-19 dans l'Etat de Sao Paulo.

Jair Bolsonaro a ainsi qualifié de « victoire » personnelle la suspension des essais cliniques. « Mort, anomalies. C'est ça, le vaccin que Doria voulait obliger tous les habitants de Sao Paulo à recevoir », a lancé le président brésilien dans une publication sur Facebook. Ce dernier préfère opter pour le vaccin développé par l'Université d'Oxford avec la société pharmaceutique britannique AstraZeneca. Ferme dans cette posture, Bolsonaro a annulé un accord d'achat de 46 millions de doses du vaccin chinois qui avait été annoncé par son propre ministre de la Santé au cours du mois d’octobre 2020. 

Dans un communiqué, le gouvernement de Sao Paulo a regretté « d'avoir eu connaissance de la décision par la presse, au lieu d'en avoir été informé directement par l’Autorité nationale de vigilance sanitaire (Anvisa) », et espère avec l'Institut Butantan en savoir davantage sur les vraies raisons de la suspension. « Les responsables du gouvernement de l'Etat craignent que Bolsonaro utilise des décisions techniques pour retarder le calendrier de vaccination pour des raisons politiques », a rapporté le journal Folha de Sao Paulo, citant des proches de Joao Doria. Selon ce même journal, l’incident grave en question est la mort de l’un des participants. Mais, toujours selon le journal, ce n’est pas du vaccin que cet habitant de Sao Paulo est décédé, mais d’un suicide ou d’une overdose. Lors d’une conférence de presse, l’Institut Butantan, a confirmé cette version. «Les essais cliniques ont été suspendus par l’Anvisa pour des raisons qui n’étaient pas liées au vaccin», a expliqué son président, Dimas Covas.

La polémique sur la vaccination

Le 17 décembre 2020, la cour suprême brésilienne s'est immiscée dans le débat en rendant la vaccination obligatoire. Il ne s’agit pas d’une injection forcée, ont insisté les juges, mais d’une méthode indirecte. Désormais, le pouvoir fédéral, les 27 Etats fédérés et les municipalités pourront infliger des sanctions aux réfractaires, comme les bannir des lieux publics.

Bolsonaro avait déclaré quelques jours avant, qu’il ne se vaccinerait pas, au nom de sa « responsabilité » personnelle : « Si quelqu’un pense que ma vie est en danger, c’est mon problème », a rétorqué le président. Le gouverneur Doria a maintenu son programme de vaccination dès janvier 2021 dans son Etat, alors même que le président est vilipendé pour la lenteur et le flou de son plan de vaccination, qui ne prévoyait pas de calendrier clair.

L’idée même de planifier la vaccination ne vient ni de Bolsonaro, ni de son gouvernement, mais de la cour suprême. Et c’était déjà un juge qui avait obligé le chef de l’Etat à porter un masque en public. Un temps, on a pu penser qu’elle ne débuterait jamais : après des semaines de flottement et d’interrogations, une campagne de vaccination a bel et bien débuté le 17 janvier 2021, au Brésil. Ce  jour-là, la délibération de l’Autorité nationale de vigilance sanitaire (Anvisa), est retransmise en direct à la télévision, en lieu et place des matchs de football habituels. Au terme de longs débats, celle-ci approuve finalement l’utilisation en urgence des vaccins chinois, Coronavac, et britannique, Oxford/AstraZeneca. La première injection de Coronavac a lieu quelques minutes plus tard, à Sao Paulo.

Au Brésil, le Coronavac est en effet produit par l’institut Butantan (l’équivalent de l’Institut Pasteur, placé sous la tutelle du gouvernement local), qui a noué un partenariat avec la firme chinoise Sinovac. « Aujourd’hui, c’est le jour du V : le jour du vaccin, de la vérité, de la victoire et de la vie », a lancé, enthousiaste, Joao Doria, saluant une bataille remportée contre les « négationnistes ». Pour le président, la cérémonie de Sao Paulo fait figure de revers. Bolsonaro voit en effet, l’un de ses principaux adversaires à droite pour le présidentielle de 2022, se métamorphoser en « roi du vaccin », voire en « sauveur » du Brésil. Mais le vaccin chinois suscite aussi des doutes.

Une campagne de vaccination aux multiples difficultés

Les deux vaccins sont pour l’heure réservés aux populations vulnérables. Dès que les premiers stocks seront épuisés, l’approvisionnement va dépendre de l’importation des produits pour la fabrication sur place du coronavac et du vaccin britannique. Les professionnels ont cependant sonné l’alarme devant les retards de livraison alors que l’épidémie continue de flamber, avec un millier de décès par jour. Si ces produits n’arrivent pas, nous allons interrompre la campagne de vaccination, redoute Isabella Ballalai, la vice-présidente de la Société brésilienne d’Immunologie, .Le gouvernement a reconnu mi-janvier, qu’il manquerait 30 millions de seringues pour la première phase du plan national, qui vise à immuniser 50 millions de personnes, sans aucun calendrier précis. Il existe également un autre défi de taille, celui de la logistique, dans ce pays aux dimensions continentales.

Les interférences liées aux critiques contre la Chine

A terme, l’Institut Butantan espère être dans la capacité de produire 40 millions de doses du coronavac. De son côté, la fondation Fiocruz, qui dépend du ministère de la santé, devrait produire le vaccin AstraZeneca. Mais elle a déjà averti que son calendrier pourrait être chamboulé si la livraison des composants accuse du retard. 

Pour beaucoup d’experts, et principalement les partisans de Joao Doria, les retards de livraison depuis la Chine sont dus aux critiques répétées du chef de l’Etat à l’égard du vaccin chinois, promu par le principal opposant. Récemment, Margareth Dalcolmo, pneumologue et chercheuse à Fiocruz a affirmé que « rien ne justifie le manque de vaccins, si ce n’est la négligence absolue et l’incompétence diplomatique du Brésil ».

Le Directeur de l’Institut Butantan, Dimas Covas, a lui, sommé le président d’avoir la dignité de défendre le Brésil et de demander l’aide à son ministère des Affaires Etrangères dans les discussions avec le gouvernement chinois. De son côté, Jair Bolsonaro rejette les critiques, estimant que le problème est bureaucratique, et non politique.

Pour Thomaz Favaro, analyste politique au cabinet Control Risks, au-delà de la diplomatie, il s’agit d’un problème de gestion, parce que le gouvernement a tardé à signer des accords avec les laboratoires. Selon son analyse, Jair Bolsonaro risque d'en payer le prix politique. Le retard de la campagne de vaccination a un lourd impact sur la relance économique et cela augmente chaque jour un peu plus, la frustration de la population. Mais la vie politique brésilienne peut aussi infirmer ce type de jugement : comme le souligne le journal Le Monde du 2 février 2021, "« Les candidats soutenus par le président ont été largement élus à la tête des deux chambres à Brasilia. Le chef de l’Etat voit ainsi s’éloigner le risque d’ouverture d’un processus de destitution ».

Bertrand Kpla
Auditeur de la 35ème promotion MSIE