La Guerre du Biafra, cas d’école de la guerre de l’information

Certaines situations dont la guerre du Biafra sont de véritables « cas d’école » et laboratoires pour comprendre et analyser toute une palette d’approches et d’outils des problématiques liées à la guerre de l’information en rapport avec les conflits récents et plus particulièrement la guerre en Ukraine.

Le tryptique guerre militaire/guerre économique/guerre de l’information

Toute guerre militaire est, à sa source, une guerre économique. Ces deux grilles de lectures permettent de mieux comprendre la guerre du Biafra. A partir de ce postulat pour mieux comprendre les méandres de cette guerre qui a fait plus d’un million de morts, il faut se pencher sur la conjoncture contextuelle de l’époque. L’appétence des grandes puissances dans l’exploitation des gisements de pétrole va forger l’Histoire d’une grande partie des guerres du XX siècle.

Les entités étatiques mises en place comme dans la plupart des ex-colonies, quel que soit le pays, restent dépendantes au niveau des choix politiques et économiques des ex-puissances coloniales. Il y a un accord tacite entre le processus de décolonisation et le maintien d’une zone d’influence.  Les Anglais quittent le Nigéria en 1960 (1). Le pays est alors peuplé de cinquante millions d’habitants et il est déjà identifié à haut potentiel au niveau de ressources naturelles (cacaoyer, hévéa, palmier à huile et surtout pétrole) et de ses grands ports maritimes.

Pendant plus de 6 ans, les 3 regroupements ethniques majoritaires (Les Yorubas, musulmans et chrétiens de l'Ouest et du Sud-Ouest, cohabitent avec les Haoussas du Nord, en majorité musulmans, et les Igbo, pour la plupart chrétiens et animistes vivant dans le Sud-Est) vont se battre pour le pouvoir et cette période se soldera par 2 coups d’États en 1966.  Du fait d’un marasme politico-militaire complexe (2), la région de l’Est du Nigéria, le Biafra déclare, à travers son gouverneur militaire, son indépendance le 30 mai 1967.  Les élites de cette indépendance ont un grand appétit du fait de la découverte d’important gisements de pétrole.  

Un blocus économique sur la région (les routes terrestres et maritimes entre le Biafra et le reste du pays sont coupées) où vivent près de 12 millions d'habitants est alors opéré par le gouvernement fédéral.  Celui-ci commence à attaquer les indépendantistes seulement après la guerre des Six Jours en juin 1967. Il est très probable que le Nigéria aura été soutenu par les anglais qui ont été touché par l’embargo des pays arabes producteurs de pétrole contre les pays qui soutiens d’Israël dans la guerre des Six jours.

La guerre éclate le 6 juillet 1967 et elle se terminera seulement après une importante offensive finale des forces fédérales nigérianes, le 23 décembre 1969, avec l’aide des Britanniques. La guerre s’arrête le 12 janvier 1970, jour de la signature d’un cessez-le-feu. Trois jours après le Biafra est officiellement réintégré au sein du Nigeria. Il y a eu « plus de morts au Biafra en dix mois qu'en trois ans au Vietnam », déplore Félix Houphouët-Boigny sur l'antenne de France Inter, le 9 mai 1968.

L’enjeu du pétrole nigérien

De Gaulle avait surnommé le Nigeria :« l’éléphant de l’Afrique », sa population à lui seul était supérieur à celle de tous les pays francophones voisins. Par conséquent cette ancienne colonie britannique était une menace géopolitique. Au-delà de la compétition pour le contrôle des matières premières, la représentation des enjeux économiques peut aussi influencer un conflit.

En 1958 dès son retour au pouvoir, De Gaulle songe à fusionner les trois organismes publics pétroliers : la Régie autonome des pétroles (RAP), créée en 1939, la Société nationale des pétroles d'Aquitaine (SNPA), créée en 1941, et le Bureau de recherche de pétrole (BRP), lancé en 1945. Dans l’idée de rivaliser avec les « majors » anglo-saxonnes et afin de renforcer le poids diplomatique de la France, cette fusion devait doter l'État français d'un « bras pétrolier » capable d'assurer son indépendance dans ce secteur. La fusion, sous le nom d'ERAP n'a lieu qu'en 1966 et sera, en 1967, connu sous le nom d'Elf (5). Elf prit le contrôle de l'énorme rente gazière de Lacq et sur les premières découvertes de pétrole et de gaz sahariens et s'implanta au Gabon (6). Un autre acteur pétrolier français qui devait donner naissance à Total, la Compagnie française de pétrole (CFP), ne fut pas de la partie : il lui était reprochée d'être trop liée aux compagnies anglo-saxonnes. En 1999 quand pris fin la saga gaullienne d'Elf, elle a été incapable de résister à l'offensive financière de Total Fina.

Le pétrole peut être considéré comme un des nombreux facteurs de conflit parmi d’autres dans les pays producteurs mais l’immense richesse qu’il génère suscite les convoitises des anciennes puissances coloniales. L’or noir excite beaucoup les esprits.  Les spéculations littéraires, historiques concernant la guerre du Biafra sont considérables et reflètent le contexte sophistiqué et complexe de cette période ou plusieurs voix s’entremêlent ou s’opposent pour surseoir l’utilisation du mot génocide pour obtenir le soutien de la communauté internationale.

La stratégie française

Cette guerre qui a duré du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970 a été articulée et orchestrée par une main de maître, un fin stratège, un visionnaire des intérêts de la France en Afrique, Monsieur Jacques Foccart (3).

Dans la galaxie des conseillers gaullistes, son approche déontologique de cloisonner ses activités, son appétence et ses compétences sans égale pour le renseignement, son soutien inconditionnel à la vision gaulliste va faire de lui une pierre angulaire du Pouvoir et à l’Élysée de 1950 à 1997.  Jusqu’à sa mort en 1997, il va régner pour presque un demi-siècle sur les relations de la France avec le continent Africain (voir annexe). Durant la période qui concerne la guerre du Biafra, Il va consolider la présence de la France pour garantir son approvisionnement pétrolier et exploiter l’accès à d’autres ressources comme celles uranifères. Il s’appuiera discrètement sur ses réseaux (diplomatiques, de mercenaires, et militaires) (4) et ses relations étroites avec les chefs d’État africains « amis de la France » spécialement Omar Bongo et Félix Houphouët-Boigny. Ses méthodes sont des véritables outils d’intelligence économique comme les messages ciblés, orientés et adaptés à chaque acteur qu’il utilisera et à chaque contexte.

Ses échiquiers d’influence sont des jeux multi acteurs dans lesquels les rôles et les lieux sont stratégiquement élaborés. La psychologie de simples individus (comme les indépendantistes, les mercenaires, les chefs d’État africain) sont des pièces maitresses de la synergie d’encerclement. L’influence géopolitique de la France (7) dans ce conflit est largement documentée et le sera de plus en plus dans les années à venir avec l’accès aux archives de cette époque. En effet, Monsieur Foccart assortit le protocole qu'il signe avec le directeur des Archives de France (8) d'un délai de réserve de 50 ans suivant la date de signature de chaque document qu’il remettra (9) (10). (Voir annexe)

Les groupes d’acteurs (11) qui composent les pièces de ce jeu d’échec qu’est la guerre du Biafra du côté des indépendantistes sont responsables de la mise en place de dispositifs opérationnels comme la livraison d’armes sous couvertures aériennes de corridors humanitaires. Toute une palette de stratégies indirectes (utilisation de chefs d’États africains, des bases militaires dans leurs pays, les convois de la Croix Rouge, contribution d’Elf) permettra de mettre en place un équilibre combinatoire d’intérêts avec les acteurs aux pouvoirs dans la région du Biafra.

L’échiquier de la société civile, les techniques de Soft Power

Les stratégies déployées dans cette guerre ont reposé sur de plusieurs types de guerre de l’information :

. La fabrique du consentement

Les dynamiques d’influence de l’opinion publique (12) (13) (14) sont nombreuses et variée comme la construction d’un storytelling efficace (le génocide du Biafra) (15), la fabrique d’un consentement national solidaire au côté de l’État français (la campagne de collecte de fonds pour le Biafra) (16), l’adhésion totale du lobby journalistique dans cette nouvelle approche d’images choquantes (17).

. L’instrumentalisation de la cause humanitaire

Les premières images de ses conséquences sur la population, quelques mois plus tard, choquent à l'international. La médiatisation du drame humanitaire que vit le Biafra est considérable. Des images d'enfants souffrant du kwashiorkor – syndrome de malnutrition où le corps, squelettique, tranche avec un ventre hyper gonflé par le manque de protéines –sont largement diffusées Même Médecins sans Frontières (18) a reconnu des années plus tard la manipulation autour de la situation. Extrait du journal de leur fondation :

« La suite a montré qu’il n’y avait pas génocide au Biafra, puisque les massacres se sont arrêtés avec la défaite militaire des sécessionnistes. Mais cette erreur, bien compréhensible dans un tel contexte, est en l’occurrence secondaire par rapport aux effets inattendus de cette entrée du discours humanitaire sur la scène publique. Car la polarisation du regard sur le malheur des innocents a contribué à faire de celui-ci un instrument politique. Dès lors en effet, la famine n’était plus seulement une arme de guerre pour les assaillants, mais aussi pour les assiégés ou plus exactement pour leurs dirigeants. Comment expliquer autrement la création d’un “périmètre de famine” à destination de la presse, dans lequel étaient maintenus, privés de nourriture et de soins, sévèrement gardés par la troupe, des centaines d’affamés ? Puisqu’il fallait des images de victimes pour émouvoir l’opinion, Ojukwu, le Représentant du Biafra faisait le nécessaire pour en produire. À peine inauguré, le témoignage humanitaire rencontrait déjà ses limites dans l’instrumentalisation des images de détresse, et son retournement partiel contre ceux-là mêmes dont il voulait alléger les souffrances. De la reproduction à la coproduction ».

. L’usage offensif de la pression médiatIque

S’appuyant sur la caisse de résonnance médiatique, tous les artifices façonner les perceptions collectives ou individuelles sur l’indépendance territoriale, la crise humanitaire, le génocide ont été utilisés à travers une médiatisation outrancière des événements de cette guerre.  La dénonciation médiatique des atrocités causés par la famine au travers des jeunes médecins français encore excités par les manifestations de mai 1968 dissimule les intérêts stratégiques du pouvoir français dans l’exploitation du pétrole nigérian qui se trouve en grande partie dans la région du Biafra.

La capacité d’obtenir un résultat qui est le soutien du peuple français dans cette guerre au Biafra en suscitant l’adhésion collective est conforté à coup d’images horribles des camps de réfugiés et d’interviews de french doctors sur le terrain. La France a tenté d’affirmer sa puissance en ouvrant les horizons des stratégies d’influence, elle a contribué à configurer l’environnement global, façonner les perceptions, frapper les esprits en écrasant des armées régulières. La propagande a été construite en partie autour de la famine au Biafra comme arme ultime. La guerre médiatique a été gagnée, le reste du monde et même l’Afrique se sont identifiés au Biafra.

 

Fatima Karroum