La guerre économique menée contre le ferroviaire nord-américain

Ce cas d’école historique dans le domaine des rapports de force économique s’est déroulé aux Etats-Unis pendant la période de l’entre deux guerres mondiales, et n’a été révélée au public que trop tard, une fois la destruction effective et difficilement remédiable. Il s’agit de la prise de contrôle, par General Motors notamment, du système de transport public américain, contrôle gagné par l’entrée au capital de sociétés qui elles-mêmes vont investir dans le système de transport public de chemin de fer, pour influencer et décider de son démantèlement au profit de l’expansion de l’automobile. Seule la seule ville de San Francisco a pu sauver son réseau du rachat malveillant de General Motors. Ce qualificatif « violent » est tout à fait légitime puisque le dessein de chaque prise de capital dans les réseaux ferrés par General Motors, via l’achat d’actions de sociétés intermédiaires, n’était autre que de détruire au plus vite de ce mode de transport public pourtant bénéficiaire et non subventionné à cette époque dans certaines villes de Californie, système propre, très largement utilisé car monopolistique, et au service de l’ensemble de la population. Une fois le contrôle obtenu, GM persuadait l’assemblée générale de la société de transport public de rail de l’intérêt général du démontage de ce mode de transport, ce qui permettait d’ouvrir la voie à l’essor des véhicules thermiques.

"La conspiration de General Motors"

C’est seulement en 1974 que le mode opératoire et les objectifs du principal protagoniste ont été décrits et présentés publiquement, lors de la publication du rapport de l’avocat Bradford Snell et son audition devant le comité de magistrature du Sénat américain. B. Snell mentionnait alors deux sujets distincts et à charge contre General Motors :

  1. La collusion entre GM et le 3eme Reich de l’Allemagne nazie.
  2. La planification méthodique et secrète du démantèlement dans plus de 40 villes américaines des réseaux ferrés publics électriques en marché privé de bus et voitures roulant aux hydrocarbures.

C’est donc presque 30 années après la fin de la seconde guerre mondiale, et des premiers actes de destruction de GM que l’histoire renait de ses cendres, pour être assez vite étouffée. En effet, très vite après la publication de B. Snell, GM a contre-attaqué en niant les deux charges d’accusation. Par ailleurs, le sénat accepte alors la demande adressée par GM de ne jamais publier le rapport de B. Snell sans y ajouter son propre rapport de 88 pages intitulé «la vérité sur le transport terrestre américain », rapport qui éludait les démantèlements prémédités sur le sol américain pour mettre en gros titre « General Motors n'a pas aidé les nazis pendant la seconde guerre mondiale ».

La conspiration de GM face aux réseaux ferrés américains est encore si peu connue et reconnue que les informations sur le sujet sont assez difficiles à trouver sur le net, spontanément, sans effectuer des recherches avec les mots clefs de « GM conspiracy » .

Par exemple, le rapport « Les chemins de fer aux Etats-Unis : apogée et déclin d’un mode de transport qui a façonné les Etats-Unis (1820-1970) » publié en 2019, ne mentionne à aucun moment le rôle de GM dans ce déclin soudain. (1) Son auteur constate le déclin du secteur ferroviaire : « Au milieu du XXème siècle, les locomotives à vapeur et électriques sont rapidement remplacées, au point qu’en 1960, plus de 90% du fret ferroviaire est déplacé par des engins diesel… Le train perd des parts de marché dans le fret mais surtout dans le transport de passagers. La voiture individuelle, le camion, l’autocar, l’avion constituent tous dans la seconde moitié du XXème siècle des concurrents redoutables pour le train. Les pertes dans le transport de passagers sont catastrophiques pour les compagnies ferroviaires, passant d’une situation de quasi-monopole avant 1917 à seulement un tiers du trafic commercial en 1950. »  Plus loin, l’auteur explique que la baisse de la fréquentation des voies ferrées a fait chuter les revenues ce qui conduit à la fermeture de lignes. « Les compagnies n’ont pas d’autres choix que de réduire le service. En 1920, le transport de passagers dessert plus de 90% du réseau ferré national, soit près de 362 000 kilomètres de réseau, mais en 1939, cette desserte s’effondre à moins de 275 000 kilomètres et même 124 000 en 1965. Les onze premières compagnies n’assurent plus de service aux passagers dès le milieu des années 1950. A cette même période, 1 274 trains sont supprimés à travers tout le pays. »

Voilà ce que décrit le rapport, sans jamais citer l’influence, et même le rôle crucial de GM. Cette histoire de l’essor des véhicules thermiques plébiscités par le public dans un monde où les hydrocarbures étaient bon marché et l’environnement pas encore une préoccupation, semble plausible et n’est pas mise en doute par la plupart des historiens. GM a donc réussi à taire ses ambitions pendant toutes ses années, à rendre l’information inaudible, à camoufler ses faits et ses desseins. GM a sans doute réussi économiquement en partie grâce à son habileté dans cette guerre informationnelle.

Revenons sur quelques exemples précis du stratagème de GM, en particulier en Californie. La ville de San Francisco était propriétaire de son réseau de tram et n’a pas permis à General Motors de rentrer au capital. Pour les autres villes, les sociétés étaient privées, et ont laissé le loup entrer dans la bergerie, non pas directement par General Motors, mais par des sociétés intermédiaires elles-mêmes détenues par l’automobiliste.  GM a réussi à détruire les réseaux de toute la baie de la Californie de l’est : San José, Fresno, Stockton, Sacramento, San Diego, Los Angeles.

L'intervention complice d'autres acteurs

A San José, Pacific City Lines était une filiale créée en 1937 de la société nationale « National City Lines », opérant dans le secteur des transports publics dont des tramways citadins électriques. Plus spécifiquement, les réseaux ferrés de San José étaient une filiale de Pacific City Lines. L’automobiliste General Motors a investi dans la société « Pacific City Lines » dès 1938 (2). Cette même année, le service des tramways de San José a été interrompu.

D’autres sociétés, étrangères voire concurrentes au transport public, ont également investi dans la société Pacific City Lines dans le but ultime non pas de faire bénéficier les actionnaires de la bonne santé du transport urbain ferré, mais bien d’en prendre le contrôle pour le détruire. Les investisseurs ayant pris part au scandale de la conspiration des tramways « GM streetcar conspiracy » ont toujours des intérêts assez directs à la chute du tramway électrique au profit des modes de transports aux hydrocarbures :

. « Firestone Tire » souhaitait bénéficier de l’essor du marché des pneus pour l’automobile 

. Standard Oil company of California et Phillips Petroleum avaient bien entendu intérêt à promouvoir les modes de transports des particuliers fonctionnant aux hydrocarbures ;

. General Motors entendait démultiplier ses ventes de voitures en se substituant aux modes de transports publics. 

Dans le cas de la conspiration des tramways, il s’agit d’une entente entre plusieurs investisseurs cités ci-dessus, visant à affaiblir un concurrent, en l’occurrence le tramway, en employant des moyens légaux, prises de part au capital de Pacific City Lines. Les moyens sont autorisés par la loi, mais l’objectif pervers et délétère, tout d’abord pour les actionnaires du système de transport public n’ayant pas par ailleurs d’intérêt dans les hydrocarbures, pneus ou la vente d’automobile. L’autre victime principale est, bien entendu, le public, qui ressemble à l’agneau de notre fable. Comment aurait-il pu lutter pour sauvegarder ce « service public » que représentait le tramway, sans connaître les dessous de cartes ? Enfin, l’ensemble du contribuable est également dupe puisque les systèmes de transport public fonctionnant aux hydrocarbures seront par la suite largement déficitaires et subventionnés.

Au début des années 40, Pacific City Lines, toujours sous contrôle des investisseurs « intéressés » dont GM, était devenu spécialiste en acquisition de petites sociétés de transport en commun sur voies ferrées, pour les convertir en société de bus fonctionnant aux hydrocarbures. PCL avait essayé d’absorber « Key system » en 1941, en vain. Cette tentative de prise de contrôle a été cachée du grand public jusqu’en 1955, sur recours de l’avocat de General Motors de supprimer des documents officiels toute référence aux velléités d’achat de GM. La demande fut refusée et les faits historiques datant de 1941 disponibles en 1955 seulement. Malheureusement, il était trop tard pour sauver les chemins de fer de « key system », qui avaient été rachetés à 64% en 1946, par la société « National City Lines » déjà sous contrôle de General Motors depuis 1938.  Tout comme à San José, le contrôle indirect mais majoritaire des systèmes de transport public par la collusion des investisseurs déjà cités signifiait, à brève échéance, la mort du chemin de fer californien.

La destruction du transport par tramway

A Los Angeles, dans les années 40, les habitants bénéficiaient d’un système de transport en commun agréable et pratique : plus de mille tramways jaunes opérés par LA Railway, ainsi que plus de 400 tramways électriques rouges et métros sous terrains détenus par Pacific Electric.

En 1943, GM investit dans American City Lines puis American City Lines investit dans LA Railways jusqu’à détenir 59% des actions au 1er mai 1945. Le 7 mai 1945 l’Allemagne nazie capitulait, et le 8 mai 1945 la seconde guerre mondiale prenait officiellement fin. L’Europe était dévastée, un champ de ruines et de larmes. Ce même mois de mai 1945, en Californie, LA Railways, sous impulsion « cachée » et « indirecte » de GM, annonçait sa décision de mise à la benne des tramways jaunes. Quant à Pacific Electric, GM réussit la prise de contrôle en 1953, ce qui entraîna la destruction des lignes de métros sous terrain en 1954 pour la ligne de Hollywood Blvd et en 1954 pour la ligne Glendale-Burban. Ce n’est pas seulement le parallèle avec l’Europe ravagée de cette même période qui est troublant, mais également l’art de la mise à mort des tramways qui choque : aspergés de kérosène les tramways étaient brûlés, ou entassés dans des fourrières, pour être remplacés par des bus roulant au pétrole.  Pour GM et ses complices, le « jeu » - ou l’investissement- en valait la chandelle : vente de bus, augmentation de la demande d’automobile, pneus et hydrocarbure (3).  Et ce n’est certainement pas leur condamnation en 1949 et l’imposition d’une amende symbolique et dérisoire pour entente monopolistique qui pouvaient mettre fin à leur volonté de destruction massive du chemin de fer. Le complot machiavélique et destructeur contre un réseau de transport propre, peu congestionné et accessible à tous, réussit à changer le système entier pour en tirer plus de bénéfice, au détriment des usagers, et de l’environnement (qui ne sera un réel argument qu’à la fin du XXème siècle).  =

Parallèle avec la situation ferroviaire actuelle en France

Aujourd’hui, de l’autre côté de l’atlantique, dans le France des années 2020, le contribuable, les usagers des transports en commun, les investisseurs, l’ensemble des Français connaissent-ils le dessous des cartes des décisions sur notre système de transport, fret de marchandises et voyageurs ? Non, les décisions sont loin d’être transparentes. Qui influence et quels lobbies se cachent derrière chaque décret ou loi ? Pourquoi certaines décisions politiques semblent déconnectées de la raison, au profit d’intérêts particuliers minoritaires et contre les intérêts de la France et de la majorité des Français ? Par exemple, quelles sont les réelles raisons du maintien de la vitesse à 130km/h sur autoroute annoncé par Elisabeth Borne en novembre 2022 ? Elle fût ministre des transports de mai 2017 à  juillet 2019,  puis ministre à la Transition écologique et solidaire jusqu’en juillet 2020, et s’était déclarée favorable, à titre personnelle, à la réduction de la vitesse sur autoroute de 130 à 110 km/h (interview sur BFM en 2020). Cette mesure permet de réduire de 20% la consommation d’hydrocarbures et d’abaisser de surcroit la mortalité des accidents, et donc soulagerait l’hôpital déjà en tension. Cela rendrait par ailleurs les modes de transport plus écologiques plus attractifs. Face à ces avantages indéniables, E. Borne communique sur les contraintes de temps de certaines personnes pour légitimer le statu quo…

La communication semble incohérente, et incomplète. L’Etat, pour aider les gens pressés, pourrait investir dans les voies ferrées, ce qui réduirait la fréquence des retards, car l’état vieillissant du réseau ferroviaire est imputable à 1/3 des retards. Selon le code du transport, modifié par ordonnance n°2015-855 du 15 juillet 2015 - art. 1, l’Etat veille à la cohérence et au bon fonctionnement du système de transport ferroviaire national. Il en fixe les priorités stratégiques nationales et internationales. Il doit également veiller à la programmation des investissements de développement et de renouvellement du réseau ferroviaire défini à l'article L. 2122-1 et des investissements relatifs aux installations de service et aux interfaces intermodales. C’est donc en toute légitimité que les présidents de 15 régions françaises ont lancé un appel à l’Etat en octobre 2022 pour un “new deal” ferroviaire à la mesure des crises, des défis de nos générations et du changement climatique, qui serait cofinancé par l’Etat, l’Europe, la SNCF et les collectivités.

La France disposait sans doute il y a 100 ans, et même encore 50 ans, du réseau ferré le plus dense d’Europe. Aujourd’hui, la France dispose d’un maillage de voies ferrées obsolescentes, de matériel roulant vieillissant, un savoir-faire industriel encore reconnu dans le monde, mais aujourd’hui fortement concurrencé. Ce réseau ferré requiert, selon Jean-Pierre Farandou, le PDG de la SNCF, un investissement de 100 milliards d’euros sur 15 ans soit entre 6 et 7 milliards par an pendant 15 ans, pour sa remise à niveau (4) . Les investissements massifs sont la condition sine qua non permettant le déclenchement du report modal des moyens de transport aux hydrocarbures vers le rail, report indispensable à l’atteinte de nos ambitions de neutralité carbone en 2050.

Or, s’il y a eu une légère augmentation des parts du rail en France pour le transport de voyageurs entre 2015 (12%) à 2018 (plus de 13%), le réveil du rail n’a pas encore eu lieu. Pire, au niveau européen pour le fret, c’est essentiellement le transport routier qui a gagné les parts modales (+6 %, de 71 à 77 %), au détriment essentiellement du transport ferroviaire (-5 %, de 22 à 17 %) et plus faiblement du fluvial (-1,3 %, de 7 à 6 % environ). Ce report modal a contribué à la hausse sur les émissions de CO2 du transport de marchandises, l’Italie étant le seul pays à faire exception sur ce point au sein de l’Union Européenne. (5)

L’affaiblissement du rail bénéficie à ses concurrents.  De même, le manque d’investissement de l’Etat dans le réseau ferré est sans doute guidé par des nécessités budgétaires strictes, mais tout budget est in fine une question d’arbitrage… Reporterre a répertorié pas moins de 55 projets, équivalents à 922 km d’autoroutes, contestés par des collectifs citoyens en France, pour lesquels l’État et les collectivités locales ont prévu de dépenser 18 milliards d’euros, dont 12 milliards proviennent de fonds publics (6).  

 

Charlotte Pillard Pouget (MSIE41)

Sources

  1. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02098127/document « Les chemins de fer aux Etats-Unis : apogée et déclin d’un mode de transport qui a façonné les Etats-Unis (1820-1970) « de Matthieu Schorung
  2. Source : http://www.moderntransit.org/ctc/ctc08.html
  3. https://la.curbed.com/2017/9/20/16340038/los-angeles-streetcar-conspiracy-theory-general-motors
  4. www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/22/l-appel-des-presidents-de-15-regions-francaises-pour-un-new-deal-ferroviaire-a-la-mesure-des-crises-des-defis-de-nos-generations-et-du-changement-climatique_6146872_3232.html
  5. Comment accélérer la décarbonation : Analyse des tendances historiques des émissions des transports et de leurs impacts (enerdata.fr)  www.enerdata.fr/publications/breves-energie/emissions-co2-tendances.html
  6. https://reporterre.net/Routes-autoroutes-un-gachis-a-18-milliards-d-euros