La guerre économique que livre le Nigeria contre certains pays de la CEDEAO

Le 16 Décembre 2020, le Nigeria annonçait la « réouverture » de ses frontières terrestres avec le Bénin, le Niger, le Tchad et le Cameroun après une fermeture unilatérale intervenue le 20 aout 2019. Officiellement, cette mesure avait été prise pour lutter contre la contrebande notamment du riz et aussi pour lutter contre les activités transfrontalières illicites. La décision de la réouverture était très attendue par les pays limitrophes du Nigeria notamment le Bénin, mais aussi le Niger, le Ghana et le Togo. Le communiqué officiel mentionnait que toutefois l’importation de riz, de la volaille parmi d’autres produits demeure interdite et surveillée de près par des patrouilles aux frontières.

Cette fermeture a eu des conséquences désastreuses sur les économies de certains Etats de la communauté. Le Nigeria lui-même se retrouve en récession en 2020 pour une deuxième fois en quatre ans et fait face à une inflation galopante des denrées alimentaires. Avec 75% du Produit Intérieur Brut de la CEDEAO, il faut dire que le pays est un poids lourd de la zone et toutes décisions économiques prises à son niveau affectent les autres Etats de l’Afrique de l’Ouest.  

La CEDEAO (1) est une communauté forte de 15 membres avec des frontières très poreuses entre les Etats. Ainsi il est presque impossible à l’état actuel d’évaluer l’immense majorité des échanges commerciales qui ne sont pas statistiquement déclarées dans cette communauté qui compte une population estimée en 2019 à 391 millions d’habitants.

« La CEDEAO est probablement l’organisation régionale qui a adopté le plus grand nombre de textes sur la libre circulation des personnes et des biens » déclarait en 2017 Laurent Bossard, Directeur du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (SCAO) dans la revue Forbes Afrique. Ainsi le cadre réglementaire régional existe, mais il est en décalage avec la réalité. Les textes ne sont pas appliqués pour une série de raisons opaques conduisant au non-respect des engagements communautaires.

Les différents pays concernés par cet affrontement informationnel

Différents acteurs se sont impliqués dans la résolution de ce conflit qui pose d’une part la question de non-respect des obligations liées à l’appartenance à une communauté et d’autre part la question de la souveraineté d’un Etat quand ses intérêts sont menacés.

  • La commission de la CEDEAO a condamné cette fermeture unilatérale à travers la voix de son Président l’Ivoirien Jean-Claude Kassi Brou. Ce dernier a affirmé que « Cette fermeture a des répercutions profondes sur les échanges, les opérateurs économiques, sans oublier les consommateurs qui doutent aujourd’hui de notre communauté ». Il a ajouté que cette fermeture a « des conséquences financières catastrophiques ».
  • Le Bénin est un petit pays côtier qui partage une frontière longue de 809 km (Source officielle de la Présidence de la République du Bénin) avec le Nigeria. Le pays est qualifié « d’Etat entrepôt » du Nigeria dont il est géographiquement très proche. Le Bénin qui constitue certainement le pays le plus « affecté » par cette crise, est aussi la porte d’entrée du Nigeria pour le Togo, la Cote d’ivoire et le Ghana (Deuxième économie de la communauté). Les opérateurs qui importent des marchandises de ces pays transitent par le Bénin pour atteindre le marché du Nigeria qui compte 200 millions de consommateurs. Le pays a donc à travers son président engagé, une éco-diplomatie active pour la réouverture de ses frontières avec le Nigeria d’autant plus qu’une grande proportion des marchandises passant par son port (Port Autonome de Cotonou) est destinée aux consommateurs nigérians. Le Bénin demeure le principal concerné par cette mesure même si ce n’est pas mentionné officiellement. Selon la Banque mondiale le commerce entre les deux pays représenterait 20% de son PIB.
  • Le gouvernement du Nigeria qui est l’acteur majeur de cette crise est largement influencé par ses hommes d’affaires locaux qui veulent à tout prix protéger leurs investissements. Le pays a mis en place un programme ambitieux de promotion de sa filière rizicole, géré notamment par Aliko Dangoté, l’homme le plus riche d’Afrique. Or le riz importé du Bénin, qui lui-même l’importe d’Asie est moins cher sur le marché nigérian et crée une concurrence « déloyale » à la production locale. Mais on note aussi d’autres voix qui s’élèvent contre cette fermeture. Par exemple le sénateur Nigérian Francis Fadounsi, président du comité en charge du commerce et des investissements au Sénat. Il indiquait que « Toutes les frontières qui généraient des recettes avec les véhicules d'occasion ainsi que le riz ne font plus entrer de revenus. La fermeture des frontières a laissé libre cours à la contrebande. Et si rien n'est fait, de récession on passera à dépression ».

La nature de la confrontation

Le Nigeria a toujours été un pays protectionniste. Par le passé le pays a eu déjà à fermer plusieurs fois ses frontières avec ses voisins notamment le Bénin. La confrontation est animée majoritairement par les hommes d’affaires et les politiciens de tous bords. Certains hommes d’affaires nigérians affirment que la cause de la fermeture est le fait que leurs camions sont surtaxés lorsqu’ils transitent par le Bénin à destination des autres pays voisins.

L’homme d’affaires Aliko Dangoté dont les exportations de ciment vers le Bénin s’étaient trouvées bloquées, avait d’ailleurs lâché le 8 Juillet 2019 lors d’une table ronde sur la croissance de la Central Bank of Nigeria, quelques jours avant la fermeture des frontières « qu’aucun pays ne peut survivre avec un voisin comme le Bénin ». Il affirmait alors que le Nigeria allait « prendre des mesures draconiennes ».

Les autorités béninoises ont toujours affirmé qu’elles faisaient le maximum pour enrayer la contrebande et souhaitent avoir des relations d’égal à égal avec leur géant voisin.

Les stratégies mises en œuvre pour une sortie de crise peuvent se décliner sur trois dimensions :

  • La Commission de la CEDEAO qui est l’organe de régulation des rapports économiques entre les pays n’a pas cessé de rappeler au Nigeria que le respect des textes de la communauté est primordial d’autant plus que le pays avait pris cette décision quelque jours après avoir adhéré officiellement à la zone de libre-échange continentale qui est d’ailleurs entrée en vigueur le 1er Janvier 2021.
  • Les gouvernements des pays touchés par la crise et notamment ceux se situant en arrière-plan du Bénin notamment le Togo, le Ghana et la Cote d’Ivoire se sont impliqués aussi dans la résolution de la crise avec l’envoi de plusieurs délégations officielles au Nigeria.
  • Les populations de ces pays aussi ont joué un rôle important. Elles n’ont jamais cessé de marquer leur indignation à travers plusieurs associations. Au Ghana par exemple, vers la fin de l’année 2019, après la décision unilatérale du Nigeria de fermer ses frontières avec ses voisins, l’Union des commerçants du Ghana (GUTA) a ordonné la fermeture de certains magasins appartenant à des Nigérians.

Qui est sorti vainqueur de l’affrontement et pourquoi

Le Nigeria a cédé sur la forme en rouvrant « partiellement » les frontières, mais dans la pratique ces dernières restent plus ou moins fermées un mois après cette réouverture officielle. Il faut noter que l’impact de cette fermeture a été limité en ce qui concerne la contrebande. Al- Mujtaba Abubakar, président de la chambre de commerce et d’industrie d’Abuja (Capitale du Nigeria) déclarait dans la presse nigériane que « la fermeture n’a pas arrêté la contrebande, entrainant une double perte pour la nation car elle a infligé beaucoup de dégâts aux petites entreprises qui dépendent du commerce transfrontalier pour leurs matières premières ». En effet, les produits de la contrebande ne passent généralement pas par les frontières officielles, mais par des voies clandestines.

On note paradoxalement que l’homme d’affaires Aliko Dangoté, après ses propos taxant le Bénin de « pays de contrebande », s’est impliqué aussi personnellement dans la résolution du conflit et à peser de tout son poids pour une réouverture. Il faut dire que ses camions transitent par le Bénin pour desservir les marchés du Togo, du Ghana et du Niger en produits cimentiers par exemple. Comme un effet boomerang cette fermeture a impacté négativement aussi ses activités de transport et de vente.

Il reste maintenant à réouvrir les frontières de manière complète et à mettre en œuvre des procédures idoines pour qu’une situation pareille ne se reproduise plus. Si cela advenait encore, la zone de libre-échange africaine qui est une « forme avancée » de la CEDEOA ne se sera peut-être qu’une utopie dans la région ouest-africaine.  

 

Elie Marcel Kuassi Aguessy
Auditrice de la 36ème promotion MSIE

Notes

  1. Pour rappel la CEDEAO (Communauté des Etats de l’Afrique de l’Afrique de l’Ouest) a été créée en 1975 et le traité de cette communauté a été signé à Lagos, au Nigéria le 28 Mai 1975. Ce traité institue une zone de libre-échange avec la libre circulation des personnes et des biens entre les pays de cette communauté. Un traité révisé de la CEDEAO a été signé à Cotonou au Bénin, le 24 juillet 1993. Les Hautes Parties Contractantes ont réaffirmé la création de la CEDEAO et ont décidé qu'elle sera à terme la seule Communauté Economique de la Région aux fins de l'intégration économique et de la réalisation des objectifs de la Communauté.

 

Pour aller plus loin

John O. Igué et Bio G. Soulé, L’Etat -entrepôt au Bénin. Commerce informel ou solution à la crise, Paris, Karthala, 1992, 216 p.