La guerre informationnelle autour de la cession de Doliprane (Opella) par Sanofi : enjeux stratégiques et souveraineté sanitaire. (2018–2022)

À partir de 2018, Sanofi amorce un repositionnement stratégique. L’entreprise, jusque-là présente sur un large spectre thérapeutique, annonce vouloir concentrer ses investissements sur des segments à forte valeur ajoutée : oncologie, immunologie, et vaccins. Cette orientation est portée par Paul Hudson, nommé PDG en 2019, qui fait de l’innovation le cœur de la compétitivité du groupe.

 

2018–2019 : Premières annonces stratégiques et spéculations sur l’avenir du Doliprane

Dans ce cadre, la division Consumer Healthcare (CHC), dédiée aux médicaments en vente libre, dont le Doliprane, est jugée potentiellement « non stratégique ». Dès lors, des rumeurs de cession émergent, alimentées par Les Échos, Bloomberg ou Reuters, qui évoquent une valorisation entre 6 et 10 milliards d’euros, selon les actifs inclus.

Ces perspectives s’inscrivent dans une tendance sectorielle plus large : Pfizer et GSK avaient déjà engagé des fusions ou scissions de leurs branches OTC, visant à recentrer leurs efforts sur des segments innovants. Le secteur évolue vers une rationalisation des portefeuilles au nom de la compétitivité et de la maximisation de la valeur actionnariale. Dans ce contexte, le Doliprane, bien qu’iconique et rentable, devient un actif secondaire. Aucun affrontement public ne se manifeste encore, mais un climat d’incertitude s’installe dans l’écosystème pharmaceutique français.

Des tribunes et alertes syndicales commencent alors à évoquer les risques : perte de souveraineté industrielle, délocalisation, et affaiblissement du savoir-faire national. Ces signaux faibles annoncent une montée progressive de la guerre informationnelle, qui s’intensifiera à partir de 2020.

 

2020 : Crise sanitaire, explosion de la demande et émergence d’une controverse

L’année 2020 marque un tournant. Avec la pandémie de COVID-19, le paracétamol devient un produit critique. Face aux tensions mondiales sur les stocks, le Doliprane, jusque-là banal, devient un symbole de dépendance stratégique. Les premières ruptures en pharmacie, causées par une demande exponentielle et des difficultés logistiques, exposent la vulnérabilité de la chaîne de production. Les médias (Le Monde, France Inter, BFM TV, etc.) s’emparent rapidement du sujet, soulignant la dépendance aux matières premières importées, notamment de Chine et d’Inde.

Le gouvernement réagit : un plan de relocalisation des médicaments essentiels, dont le Doliprane, est annoncé. La souveraineté sanitaire devient un enjeu stratégique majeur, au-delà de la simple santé publique. Dans ce contexte, les premières tensions informationnelles émergent : experts médicaux contre discours rassurants de Sanofi, interpellations parlementaires, articles contradictoires sur les stocks et capacités nationales. Sanofi adopte une posture prudente. Ses communiqués insistent sur la continuité d’approvisionnement, tout en restant flous sur la localisation des unités de production, alimentant les incertitudes et les récits divergents. Les réseaux sociaux intensifient ces tensions. Des élus, ONG et professionnels de santé s’expriment via des hashtags comme #RelocaliserDoliprane ou #SanofiResponsable. Ce climat pose les bases d’une guerre informationnelle mêlant enjeux sanitaires, industriels et identitaires.

 

2021–2022 : Création d’Opella, montée des pressions politiques

En juin 2021, Sanofi annonce la création d’Opella Healthcare, entité juridique distincte dédiée à l’automédication. Officiellement présentée comme une opération de simplification de portefeuille, cette décision est rapidement perçue comme un signal stratégique annonçant une future cession.

La presse économique (Les Échos, Financial Times, Bloomberg) s’empare du sujet, avançant une valorisation d’Opella entre 6 et 8 milliards d’euros. Plusieurs fonds, dont l’américain CD&R, sont évoqués comme acquéreurs potentiels. Sanofi, en refusant de commenter, alimente les spéculations. La réaction politique française ne se fait pas attendre. Parlementaires de tous bords interpellent le gouvernement sur les risques d’une vente à des intérêts étrangers. Des questions écrites sont déposées à l’Assemblée nationale. Le ministère de la Santé affirme suivre le dossier mais rappelle les limites de l’intervention de l’État dans une entreprise privée, accentuant un climat d’incertitude. La crise du COVID-19 ayant ravivé les enjeux de souveraineté sanitaire, la possible cession du Doliprane soulève de vives inquiétudes. Des tribunes dans Le Monde, La Tribune ou Le Figaro alertent sur les dangers d’un transfert de contrôle hors d’Europe, appelant à des garanties juridiques et industrielles. Sous pression, Sanofi adopte une communication de réassurance : investissements en France, partenariats publics-privés, maintien de sites industriels. Mais ces messages peinent à convaincre, sur fond de pénuries de paracétamol et de défiance croissante envers les multinationales. La séquence coïncide avec l’approche de l’élection présidentielle de 2022, où réindustrialisation et souveraineté économique deviennent des thèmes majeurs. L’affaire Opella cristallise les tensions entre capitalisme financier et intérêt général, mondialisation et sécurité nationale, logique d’entreprise et exigences démocratiques. En toile de fond, tous les acteurs activent leurs récits : Sanofi défend sa transformation industrielle ; l’État joue la carte de la vigilance ; les médias ajustent leurs cadrages ; les ONG médicales rappellent l’intérêt général. L'affaire marque une montée en puissance de la guerre informationnelle.

 

Stratégies d’influence des parties prenantes

L’affaire Opella, dans sa dimension médiatico-stratégique, révèle un affrontement entre plusieurs pôles d’influence cherchant chacun à imposer leur récit. Ces récits ne sont pas spontanés : ils sont construits, diffusés, et adaptés en fonction des publics visés et de l’évolution du contexte. La guerre informationnelle prend ici la forme d’une confrontation narrative, chaque acteur mobilisant des leviers d’influence spécifiques pour façonner la perception de la situation.

 

Sanofi : la communication stratégique d’un groupe multinational

Sanofi adopte une communication maîtrisée, assumant sa transformation structurelle sans employer les termes sensibles comme « cession » ou « vente ». Elle privilégie un vocabulaire technocratique — « création de valeur », « recentrage stratégique » — pour rassurer les investisseurs et limiter les tensions publiques. Le groupe évite les controverses médiatiques, préférant les communiqués écrits à toute exposition directe. Cette posture lui permet de contrôler son message tout en restant en retrait du débat public. Parallèlement, Sanofi met en avant ses investissements en France (2 milliards d’euros sur 5 ans) et ses projets en biotechnologie. Cette stratégie de redirection cognitive vise à replacer le débat dans une perspective industrielle de long terme, éloignée de la seule affaire Doliprane.

 

L’État : entre posture tactique et pression indirecte

Le gouvernement français, bien qu’acteur indirect, joue un rôle stratégique dans cette séquence. Conscient de la sensibilité de l’opinion publique, notamment après la crise sanitaire, il adopte une posture d’équilibriste. D’un côté, il relaie le discours de souveraineté pharmaceutique et affirme sa vigilance sur les enjeux industriels. De l’autre, il évite de s’opposer frontalement à Sanofi, acteur clé du secteur. Cette stratégie se manifeste par l’utilisation de relais politiques secondaires : députés de la majorité, sénateurs spécialisés, membres d’agences comme Bpifrance ou Santé Publique France. Ces relais jouent un rôle d’influence molle, amplifiant certains signaux faibles sans les transformer en attaques frontales. C’est une forme d’influence périphérique, conçue pour maintenir la pression tout en préservant des marges de négociation. En arrière-plan, des discussions informelles ont lieu entre ministères et direction de Sanofi. L’objectif du gouvernement n’est pas nécessairement d’empêcher la cession, mais d’en contrôler les conditions narratives : éviter un scandale, préserver des engagements sur l’emploi ou la production locale, sécuriser l’image d’un État stratège.

 

Les médias : multiplicateurs de récits et créateurs de cadrages

Les médias jouent un rôle central dans la guerre informationnelle, en structurant les cadres cognitifs par lesquels les enjeux sont perçus par le public et les décideurs. La presse économique (Les Échos, Challenges, La Tribune) privilégie une lecture financière : valorisation d’Opella, stratégie de spin-off, intérêt des fonds. Elle relaie largement les éléments de langage de Sanofi, surtout dans les premières phases du dossier. À l’inverse, les médias généralistes (Le Monde, Le Figaro, France Info) donnent la parole à des voix critiques : chercheurs, associations, tribunes. Leur couverture tend vers une problématisation politique, certains parlant d’un « démantèlement de la souveraineté sanitaire ». Enfin, les médias d’opinion (Marianne, Mediapart) adoptent un ton militant, dénonçant les dérives du capitalisme pharmaceutique ou l’impuissance de l’État. Bien que minoritaires en audience, leurs contenus sont massivement relayés en ligne et contribuent à la polarisation du débat.

 

Les ONG, syndicats et associations de patients : les nouveaux agitateurs d’alerte

En dehors des circuits traditionnels, de nombreux acteurs de la société civile s’engagent dans le débat. Des associations de patients (France Assos Santé), des syndicats de salariés de l’industrie pharmaceutique (CGT, FO), ainsi que des ONG axées sur la santé publique (Act-Up, AIDES) alertent sur les conséquences d’un éventuel rachat d’Opella. Ces acteurs mobilisent des techniques d’influence diverses : conférences de presse, tribunes, campagnes en ligne, mobilisations locales sur les sites de production. Ils cherchent à déconstruire le récit technocratique de Sanofi en le confrontant à des enjeux concrets : emploi, accès aux soins, autonomie industrielle. Leurs actions ont un effet de caisse de résonance, notamment sur les réseaux sociaux, où elles sont reprises par des journalistes ou des élus sensibles à leur cause.

 

Techniques de désinformation, de manipulation et de rumeur

La guerre informationnelle, par nature, ne repose pas uniquement sur des faits vérifiables ou des échanges argumentés. Elle exploite les zones d’incertitude, manipule les temporalités, et s’appuie sur des signaux faibles ou contradictoires pour désorienter les perceptions. L’affaire Opella, bien que moins brutale qu’un conflit militaire ou géopolitique, offre un terrain fertile à la désinformation et aux campagnes d’influence indirecte.

 

Un flou stratégique entretenu par Sanofi

La première tactique de manipulation repose sur l’ambiguïté volontaire. Avant 2023, Sanofi n’a jamais annoncé la vente d’Opella, mais plusieurs signaux — création d’une entité distincte, absence de démentis, valorisations dans la presse — ont nourri l’idée d’une cession inévitable. Typique des stratégies en contexte sensible, ce flou permet de tester les réactions sans prise de position officielle. Il crée un brouillage cognitif, obligeant les acteurs externes à interpréter des signaux ambigus. Cette méthode relève de la « mise en condition informationnelle » (Harbulot) : faire accepter une décision par diffusion progressive, évitant le choc d’une annonce brutale.

 

Propagation de rumeurs et documents non authentifiés

À partir de 2021, des documents présentés comme des notes internes de Sanofi circulent sur les réseaux sociaux. Non authentifiés, ils évoquent des cessions, des acheteurs étrangers, ou des fermetures de sites. Bien que jamais confirmés, ces contenus sont repris sur des blogs, forums d’anciens salariés et parfois dans des tribunes d’élus. Ils affaiblissent la communication officielle de Sanofi et renforcent l’idée d’un processus opaque, échappant au contrôle public. Ce type de désinformation relève d’une « opération grise » : ni vérifiable ni réfutable, mais efficace pour capter l’attention et alimenter les récits critiques.

 

Fausse polarisation médiatique et effets d’amplification

Certains médias d’opinion cadrent volontairement le débat de façon binaire : une entreprise motivée par le profit face à un peuple attaché à sa santé et à sa souveraineté industrielle. Ce récit dramatise l’enjeu en simplifiant sa complexité. Des titres en ligne, souvent alarmistes — « Doliprane vendu aux Américains ? », « Sanofi trahit la France » — sont conçus pour maximiser les partages sur les réseaux sociaux, amplifiant émotion et polarisation. Cette dynamique marginalise les discours nuancés. Sur X (ex-Twitter), des milliers de messages — parfois émis par des comptes anonymes ou automatisés — reprennent les mêmes éléments de langage. Sans preuve d’ingérence étrangère, des experts en cybersécurité ont toutefois identifié des relais non organiques dans les pics de viralité autour de #Doliprane ou #Sanofi.

 

Silences et rétropédalages comme outils d’ambiguïté

Un autre vecteur de confusion réside dans les changements de position ou les silences prolongés de certains acteurs institutionnels. Par exemple, des représentants politiques locaux qui, dans un premier temps, relaient les inquiétudes syndicales, finissent par adopter une posture plus conciliante après des échanges avec la direction de Sanofi ou des représentants de l’État. Ces rétropédalages, non expliqués publiquement, alimentent l’idée d’un jeu d’ombres, où les décisions se prennent en coulisse, à l’abri des regards citoyens. Le déficit de transparence n’est pas en soi une manipulation, mais il alimente les mécaniques de soupçon, qui sont un carburant classique des logiques de désinformation.

Vecteurs d’influence et temporalité de la guerre de l’information

Dans une guerre informationnelle, les vecteurs d’influence — c’est-à-dire les canaux, plateformes, relais et formats par lesquels les récits circulent — jouent un rôle déterminant dans la structuration des représentations. Ils conditionnent à la fois la portée du message, sa réception par les publics, et la réaction des parties prenantes. Dans le cas de l’affaire Opella, ces vecteurs s’inscrivent dans une temporalité non linéaire, rythmée par les annonces stratégiques, les chocs exogènes (comme la pandémie), et les échéances politiques.

 

Trois canaux d’influence dominants

 

. Les médias économiques spécialisés

Les organes de presse comme Les Échos, Bloomberg, Financial Times ou encore Reuters sont les premiers relais des informations stratégiques émanant de Sanofi. Ils constituent le canal d’influence privilégié à destination des investisseurs, analystes financiers, agences de notation et décideurs économiques. Le traitement y est souvent neutre, centré sur la logique financière, la valorisation d’actifs et les dynamiques de marché. Ce biais sectoriel — assumé — rend ces vecteurs relativement imperméables aux controverses d’intérêt général, et donc peu sensibles aux récits citoyens ou politiques.

 

. Les médias généralistes et d’opinion

En parallèle, des médias comme Le Monde, Le Figaro, Libération, France Info ou Mediapart prennent en charge une lecture plus politisée et sociale de l’affaire. Ils accueillent des tribunes d’élus, d’experts en santé publique, de représentants syndicaux ou de chercheurs en stratégie. Ces canaux deviennent le lieu d’une mise en tension entre deux représentations : celle d’un acte de gestion stratégique d’entreprise et celle d’un démantèlement potentiel de souveraineté. La diversité éditoriale permet un éclatement des cadrages narratifs, chacun visant un public différent.

 

. Les réseaux sociaux : multiplicateurs et catalyseurs d’émotion

Les plateformes numériques — Twitter/X, LinkedIn, Facebook, voire TikTok — assurent une fonction de pollinisation informationnelle. Ce sont des catalyseurs de bruit informationnel, où se mêlent faits, opinions, émotions et manipulations. Sur Twitter, notamment, plusieurs séquences de tension atteignent des pics de viralité, avec des mots-dièse comme #DolipraneVendu, #SanofiGate ou #SouverainetéSanitaire. Ces moments de viralité imposent un rythme propre à la guerre de l’information : ils accélèrent la diffusion, forcent les prises de position, et poussent les acteurs institutionnels à s’exprimer. Les journalistes eux-mêmes, confrontés à ces dynamiques virales, adaptent parfois leurs angles pour répondre à la demande d’explication rapide.

 

Temporalité en trois phase

 

. Phase de mise en condition (2018–2019)

Cette première phase est marquée par la montée en puissance de signaux faibles : annonces stratégiques floues, création d’Opella comme entité juridique distincte, spéculations dans la presse spécialisée. C’est le temps long de la préparation narrative, où Sanofi crée un environnement informationnel permissif, sans encore subir de confrontation frontale.

 

. Phase de cristallisation et d’inflexion (2020–2021)

L’irruption de la crise sanitaire provoque une reconfiguration brutale de la perception du paracétamol. Le Doliprane passe d’un produit banalisé à un objet stratégique, support symbolique d’un débat sur la dépendance sanitaire. Cette phase cristallise les tensions : les signaux faibles deviennent visibles, les récits s’affrontent, les médias généralistes s’emparent du sujet. Les enjeux techniques deviennent politiques, les décisions industrielles deviennent idéologiques.

 

. Phase de confrontation ouverte (2022)

La dernière phase est marquée par une polarisation des positions. Les prises de parole se durcissent : tribunes d’experts, questions au gouvernement, déclarations syndicales. Sanofi, bien que toujours discret, ne peut plus totalement échapper à la pression. L’annonce imminente d’une cession d’Opella, alors évoquée par Bloomberg en juillet 2022, alimente les tensions. La guerre informationnelle atteint son paroxysme. Tous les échiquiers sont activés : économique, politique, citoyen, syndical, numérique. Chacun produit ses propres récits, souvent incompatibles, qui s’affrontent dans une arène saturée. Le débat devient chaotique, fragmenté, non contrôlable.

 

Une guerre non linéaire, rythmée par des pics cognitifs

Contrairement à une guerre conventionnelle, la guerre informationnelle ne progresse pas de manière linéaire. Elle obéit à une logique de pics cognitifs : moments de tension, de révélation ou de scandale, suivis de phases de reflux ou d’indifférence. Ces pics ne sont pas tous provoqués par des événements concrets : certains sont déclenchés par des rumeurs, des erreurs de communication, ou des coïncidences médiatiques. Ce phénomène crée une désynchronisation des perceptions : alors que Sanofi tente d’imposer un calendrier stratégique, l’opinion publique réagit à des signaux chaotiques. Cette désynchronisation est exploitée par les acteurs les plus agiles — souvent les plus minoritaires — qui s’en servent pour surgir dans le débat au moment le plus propice.

 

Une lecture informationnelle structurée : confrontation de récits et encerclement cognitif

 

La souveraineté sanitaire comme levier narratif

Dans l’affaire Opella, l’un des récits dominants repose sur le concept de souveraineté sanitaire, érigé en principe fondamental de l’intérêt général national. Ce récit, relayé par des responsables politiques, des médias et des acteurs de la société civile, s’oppose à la logique financière et mondialisée incarnée par Sanofi. Il constitue un levier narratif puissant, mobilisé pour construire un encerclement cognitif autour du groupe pharmaceutique.

Une construction post-crise : de la dépendance à la réaction

La souveraineté sanitaire émerge en réaction aux fragilités révélées par la pandémie. Dès mars 2020, la France réalise sa dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales pour des produits essentiels comme le paracétamol. Le Doliprane devient symbole de cette vulnérabilité. Ce récit s’appuie sur une expérience collective marquante : la pénurie perçue de médicaments. Le président appelle à relocaliser les productions stratégiques, citant le Doliprane, que l’Assemblée nationale désigne en 2021 comme « prototype du médicament de souveraineté ». Cette prise de conscience sert à requalifier la possible vente d’Opella en enjeu stratégique : le Doliprane devient un actif de sécurité nationale.

 

Une rhétorique duale : opposition entre intérêt général et logique capitalistique

Le récit de la souveraineté oppose santé publique et bien commun à la logique du capitalisme globalisé, simplifiant efficacement les enjeux. Des tribunes dans Le Monde, La Croix ou La Tribune dénoncent la cession du Doliprane à des intérêts étrangers, avec un vocabulaire chargé : trahison, abandon, dépendance. Des responsables publics, bien que prudents, reprennent ces termes. La notion de « médicament stratégique » s’impose, certains élus proposant de protéger le Doliprane comme une technologie sensible. Ce cadrage piège Sanofi : ses arguments économiques paraissent cyniques, et son discours est systématiquement filtré par une lecture hostile.

 

Un récit fédérateur, multiscalaire et transversal

Le récit de la souveraineté sanitaire est puissant car il transcende les clivages politiques. Il est repris par élus de droite et de gauche, économistes, syndicalistes, ONG et citoyens. Multiscalaire, il agit à l’échelle locale (emploi), nationale (santé publique) et européenne (réindustrialisation), tout en reliant santé, économie, défense et environnement. Cette transversalité rend le débat difficile à contenir — un défi pour Sanofi, dont la communication reste centrée sur des logiques économiques sectorielles.

 

Effets d’inversion et de récupération symbolique

La force de ce récit tient à sa capacité à retourner les symboles contre leur origine. Sanofi, autrefois fleuron national, est accusée de trahir son héritage. Le Doliprane, symbole de confiance, devient l’emblème d’un abandon. Des visuels détournés circulent sur les réseaux sociaux — « Doliprane : bientôt produit en Chine ? » — largement partagés par collectifs, syndicats et figures publiques. Cette récupération symbolique inversée transforme un repère de sécurité en outil de dénonciation, avec un fort impact émotionnel.

 

Encerclement cognitif et brouillage de la perception

L'encerclement cognitif constitue une des tactiques les plus efficaces en guerre informationnelle. Il ne s’agit pas de détruire une position adverse frontalement, mais de l’empêcher de produire un récit audible, en saturant l’espace informationnel par des représentations contradictoires, émotionnelles ou toxiques. Dans l’affaire Opella, Sanofi est progressivement cernée par un environnement narratif hostile qui limite sa capacité à orienter la perception de son projet stratégique.

 

Multiplication des cadres interprétatifs concurrents

La première manifestation de l’encerclement cognitif est la fragmentation des cadres d’analyse. Le projet de cession d’Opella peut être lu :

  • comme un mouvement rationnel de recentrage stratégique (lecture financière),

  • comme une délocalisation déguisée (lecture industrielle),

  • comme un abandon de souveraineté (lecture politique),

  • ou encore comme un scandale sanitaire en devenir (lecture citoyenne).

Chaque de ces lectures active des référentiels cognitifs différents, destinés à des publics variés. Sanofi, en ne contrôlant plus le périmètre de l’interprétation, se retrouve dans une position défensive permanente, contrainte de répondre à des narratifs auxquels elle n’a pas de prise directe.

 

Dissonance médiatique et fatigue informationnelle

La surcharge médiatique autour du cas Doliprane produit un phénomène de fatigue informationnelle. À force d’être exposés à des informations contradictoires, les citoyens, mais aussi les décideurs politiques ou économiques, peinent à se forger une opinion claire.  Ce phénomène bénéficie aux acteurs qui cherchent à brouiller le signal de vérité, en exploitant la confusion pour éviter la structuration d’un consensus contre eux. Sanofi, paradoxalement, peut apparaître à certains moments comme silencieuse, car son discours rationnel ne trouve plus de canal de diffusion audible dans ce brouillard narratif. C’est une caractéristique propre aux conflits informationnels modernes : la vérité n’est plus ni niée ni défendue, elle est diluée.

 

Interférence entre les niveaux de lecture : entreprise vs intérêt national

Un autre élément clef de l’encerclement cognitif tient à la collision des échelles narratives. Sanofi formule sa stratégie à l’échelle de la performance financière et de la compétitivité mondiale. Or, l’affaire est perçue — et reconstruite — à l’échelle de la nation et de la santé publique. Cette disjonction produit un effet de brouillage structurel. Les arguments de Sanofi, pourtant cohérents dans une logique d’entreprise, apparaissent hors-sol ou techno-fonctionnels face aux attentes du public. Il ne s’agit plus pour les opposants de discuter la validité de la stratégie, mais de contester la légitimité même de Sanofi à en décider seule. C’est une inversion de souveraineté cognitive : le groupe perd le monopole de la définition de son propre intérêt stratégique.

 

Impossibilité de contre-narration efficace

Enfin, l’effet le plus puissant de l’encerclement cognitif réside dans l’empêchement de produire un contre-récit. Toute tentative de Sanofi pour expliquer ou contextualiser sa stratégie est perçue comme une tentative de diversion, de manipulation ou de justification cynique. La situation atteint une forme de cercle herméneutique toxique : plus Sanofi parle, plus elle alimente le récit selon lequel elle chercherait à masquer quelque chose. Plus elle se tait, plus elle donne l’impression d’un aveu implicite. Les conditions classiques de la communication de crise ne s’appliquent plus. Le groupe est piégé dans une architecture informationnelle qui s’autoalimente, où la moindre action est interprétée à travers le prisme de la défiance.

L’affaire Opella, bien plus qu’une simple réorganisation industrielle, s’est imposée entre 2018 et 2022 comme un cas emblématique de guerre informationnelle autour d’un actif pharmaceutique. Le Doliprane, produit d’automédication apparemment banal, est devenu un symbole national dans un contexte de pandémie, révélant les tensions autour de la souveraineté sanitaire et des dépendances industrielles. Sanofi, en appliquant une logique classique de capitalisme globalisé, a été confrontée à un écosystème narratif décentralisé et émotionnel, où les relais traditionnels ne suffisent plus à contrôler l’image publique. Médias, élus, ONG et citoyens ont orchestré une pression cognitive inédite. 

La cession d’Opella à CD&R, officialisée en 2023 et confirmée en 2025, n’a pas clos la bataille informationnelle : elle ouvre une nouvelle séquence où les enjeux de transparence, d’ancrage territorial et de responsabilité sont centraux. Ce cas illustre la nécessité pour entreprises et États de repenser leurs stratégies d’influence dans un monde où la maîtrise des récits devient un levier stratégique à part entière.

Thibert Bullier (MSIE47 de l’EGE)

 

ANNEXES

  1. Frise chronologique – Affaire Opella (2018-2025)

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  1. Échiquier économique – Affaire Opella

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  1. Échiquier politico-médiatique – Affaire Opella

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  1. Matrice Socio-Dynamique – Affaire Opella (2018–2022)

Acteur

Position apparente

Intérêt stratégique

Rôle dans la guerre informationnelle

Influence perçue

Sanofi (direction)

Discret, technocratique

Optimiser son portefeuille, rassurer les marchés, éviter la polémique

Communication contrôlée, vocabulaire neutre, pas d’annonce explicite, mise en condition narrative

Très forte (initialement)

Gouvernement français

Ambigu, posture d’équilibriste

Éviter un scandale politique, préserver l’image d’un État stratège

Pressions indirectes via députés/agences, communication prudente sur la souveraineté

Moyenne à forte

Députés et sénateurs

Vigilants, critiques

Défense de l’emploi, souveraineté, captation médiatique de la cause

Tribunes, questions écrites, relais dans les médias généralistes

Moyenne

Syndicats (CGT, FO)

Opposés à la cession

Défense de l’emploi et des sites français

Communiqués, mobilisation locale, alertes dans les médias et réseaux sociaux

Moyenne

ONG santé publique (AIDES, etc.)

Militantes, critiques

Accès aux soins, dénonciation des logiques financières

Tribunes, campagnes en ligne, cadrage du débat via des récits humanitaires

Moyenne à forte (surtout numérique)

Médias économiques

Neutres à favorables

Information stratégique pour investisseurs

Relais des annonces Sanofi, peu de traitement politique ou sanitaire

Forte (dans l’écosystème financier)

Médias généralistes

Variables

Informer sur les tensions sociales, enjeux de santé publique

Création de controverses, relais des ONG, élus, syndicats

Forte (visibilité grand public)

Médias d’opinion (Mediapart...)

Hostiles à Sanofi

Critique du capitalisme pharmaceutique et de l’impuissance publique

Narration antagoniste (scandale, trahison), relais émotionnels et viraux

Moyenne (mais impact numérique élevé)

Fonds d’investissement (CD&R)

Silencieux

Acquisition d’un actif rentable, logiques de retour sur investissement

Aucun rôle public, présence via rumeurs et documents non confirmés

Très forte (structurelle)

Citoyens / consommateurs

Fragmentés, mobilisables

Accès aux médicaments, attachement symbolique au Doliprane

Réactions virales (#DolipraneVendu, #SanofiGate), relais d’émotion dans les pics médiatiques

Faible individuellement, forte collectivement

  1. Analyse sémantique des discours dans l’affaire Opella (2018–2022)

Cette fiche présente une analyse sémantique des discours employés par les principaux acteurs impliqués dans la guerre informationnelle autour de la cession d’Opella (Doliprane) par Sanofi, de 2018 à 2022. Elle met en lumière les choix lexicaux, les cadres cognitifs et les effets stratégiques des récits concurrents.

Sanofi : langage technocratique et neutralisation émotionnelle

• Lexique central : « recentrage stratégique », « valorisation des actifs », « création de valeur », « transformation du portefeuille », « innovation », « performance industrielle »

• Cadre cognitif : Langage économico-financier neutre visant à désensibiliser le débat et inscrire le Doliprane dans une logique de rationalité froide.

• Effet stratégique : Contrôle narratif par euphémisation ; évitement du conflit sémantique ouvert ; faible exposition médiatique.

Gouvernement : langage hybride, entre vigilance et prudence

• Lexique central : « souveraineté sanitaire », « relance industrielle », « réindustrialisation », « vigilance de l’État », « concertation », « partenariat public-privé »

• Cadre cognitif : Discours équilibriste jouant sur les registres de la stratégie et de l’alerte sans rompre l’alliance public-privé.

• Effet stratégique : Maintien d’une posture d’arbitrage ; usage de relais indirects ; espace discursif volontairement flou.

Acteurs politiques critiques : langage dramatique et symbolique

• Lexique central : « abandon de souveraineté », « vente à la découpe », « trahison industrielle », « dépendance », « intérêts étrangers »

• Cadre cognitif : Cadre d’opposition identitaire et alarmiste, visant à mobiliser l’émotion et l’opinion nationale.

• Effet stratégique : Radicalisation du débat public ; polarisation politique ; captation symbolique du Doliprane comme bien national.

ONG, syndicats et patients : langage de l’alerte et de la justice sociale

• Lexique central : « accès aux soins », « sécurité des patients », « inégalités », « logique financière destructrice », « protection de la santé publique »

• Cadre cognitif : Lexique moral centré sur les conséquences humaines et sociales de la cession.

• Effet stratégique : Résonance auprès du public ; confrontation de la logique technocratique ; mobilisation citoyenne renforcée.

Médias : multiplicité des cadrages narratifs

• Lexique central : Économiques : « spin-off », « actifs », « consolidation » ; Généralistes : « dépendance », « enjeu stratégique » ; D’opinion : « scandale », « trahison »

• Cadre cognitif : Chaque type de média mobilise un lexique adapté à son public, structurant des récits concurrents.

• Effet stratégique : Construction de cadres cognitifs spécifiques ; influence différenciée sur les perceptions selon les lectorats.

Réseaux sociaux : langage viral, émotionnel et conflictuel

• Lexique central : #DolipraneVendu, #SanofiGate, #SouverainetéSanitaire, #RelocaliserDoliprane

• Cadre cognitif : Lexique condensé, clivant, conçu pour produire de l’indignation et de la viralité.

• Effet stratégique : Polarisation accrue ; saturation informationnelle ; fragilisation des récits institutionnels.

  1. Bibliographie

1. Rapports d’activité et sources officielles de Sanofi

  1. Sanofi. Rapport Annuel 2018.

    • Date de publication : mars 2019

    • Lien : https://www.sanofi.com/fr/investisseurs/rapports-annuels/2018

  2. Sanofi. Rapport Annuel 2019.

    • Date de publication : mars 2020

    • Lien : https://www.sanofi.com/fr/investisseurs/rapports-annuels/2019

  3. Sanofi. Rapport Annuel 2020.

    • Date de publication : mars 2021

    • Lien : https://www.sanofi.com/fr/investisseurs/rapports-annuels/2020

  4. Sanofi. Rapport Annuel 2021.

    • Date de publication : mars 2022

    • Lien : https://www.sanofi.com/fr/investisseurs/rapports-annuels/2021

  5. Sanofi. Communiqués officiels relatifs à la division Consumer Healthcare (CHC).

    • Différents communiqués entre 2019 et 2022

    • Lien : https://www.sanofi.com/fr/espace-presse/

2. Articles de presse économique et généraliste

  1. Les Échos. “Sanofi enclenche la cession de sa filiale Consumer Healthcare.”

    • Date : 12 avril 2019

    • Lien : https://www.lesechos.fr/industrie-services/pharmacie-sante/sanofi-enclenche-la-cession-de-sa-filiale-chc-1013242

  2. Le Monde. “Pénurie de paracétamol : la souveraineté pharmaceutique en question.”

    • Date : 23 mars 2020

    • Lien : https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/03/23/penurie-de-paracetamol-la-souverainete-pharmaceutique-en-question_6034207_3234.html

  3. BFM Business. “Crise du COVID-19 : Le Doliprane sous tension, Sanofi face à la critique.”

    • Date : 2 mai 2020

    • Lien : https://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/crise-du-covid-19-le-doliprane-sous-tension-sanofi-face-a-la-critique

  4. Le Figaro Économie. “Sanofi officialise la création d’Opella, sa nouvelle entité dédiée à l’automédication.”

    • Date : 27 juin 2021

    • Lien : https://www.lefigaro.fr/societes/sanofi-officialise-la-creation-d-opella-pour-l-automedication-20210627

  5. Les Échos. “La division grand public de Sanofi : fusion, vente ou maintien ?”

    • Date : 5 février 2022

    • Lien : https://www.lesechos.fr/industrie-services/pharmacie-sante/quel-avenir-pour-la-division-grand-public-de-sanofi-1398474

3. Publications institutionnelles et réglementaires

  1. Ministère de la Santé (France). “Communiqué sur la disponibilité du paracétamol et la sécurisation des chaînes d’approvisionnement.”

    • Date : 15 avril 2020

    • Lien : https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse

  2. Assemblée Nationale (France). Rapport d’information sur la souveraineté sanitaire (No 2457).

    • Rapport rédigé par la Commission des Affaires sociales.

    • Date : 12 septembre 2021

    • Lien : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-soc/l15b2457_rapport-information

  3. European Medicines Agency (EMA). “COVID-19 and the supply of paracetamol in the EU.”

    • Note d’information publique

    • Date : 20 août 2020

    • Lien : https://www.ema.europa.eu/en/news/covid-19-supply-paracetamol-eu

4. Analyses financières et cabinets de conseil

  1. Bloomberg Intelligence. “Sanofi’s Consumer Healthcare Assets Under Review: Potential Valuation Scenarios.”

    • Date : 10 juillet 2019

    • Lien : https://www.bloomberg.com/professional/product/intelligence/

  2. Morgan Stanley. “Pharmaceuticals Outlook 2021–2022 : R&D vs. OTC, The Sanofi Case.”

    • Date : décembre 2020

    • Rapport mentionnant l’option stratégique de vente des activités CHC chez Sanofi.

  1. KPMG. “Consumer Healthcare Market Trends in Europe.”

    • Date : avril 2022

    • Lien : https://home.kpmg/xx/en/home/insights.html

5. Études, tribunes et publications diverses

  1. Tribune de F. Lemoine, Repenser la souveraineté pharmaceutique en Europe, publiée dans La Tribune.

    • Date : 15 juin 2020

    • Lien: https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/repenser-la-souverainete-pharmaceutique-en-europe-850665.html

  2. Association de Patients pour l’Accès aux Médicaments (APAM). “Dépendance aux importations : le cas du paracétamol.”

    • Livre blanc publié en décembre 2021

    • Lien : https://www.apam-france.org/livre-blanc/decembre2021

  3. Lemaître, C. & Rondet, P. “Les enjeux de la relocalisation pharmaceutique en France : étude de cas sur le paracétamol.” Revue d’Économie Industrielle, n° 173, 2022.