La guerre informationnelle chinoise post-Fukushima

Le 11 mars 2011, tôt le matin, le séisme de Tōhoku frappe la côte nord-est du Japon avec une puissance phénoménale, touchant également la centrale de Fukushima-Daiichi, provoquant l'arrêt de ses réacteurs. Initialement, il n’y a pas de risque élevé d’explosion. Cependant, moins d'une heure plus tard, le tsunami généré par le séisme déferle sur la côte, submerge les générateurs diesel et entrave le processus de refroidissement des réacteurs. Les assemblages combustibles, toujours chauds, provoquent une montée en température et en pression. Malgré les tentatives des opérateurs pour maîtriser la situation, les réacteurs subissent une fusion partielle, les piscines de stockage s'enflamment, et les structures des bâtiments sont gravement endommagées. Les trois barrières de confinement, les gaines du combustible, les cuves et les enceintes de confinement, présentent des fuites.

Dans les jours et les semaines qui suivent, des radionucléides sont libérés dans l'environnement, principalement dans l'atmosphère, et se propagent dans le Pacifique, où ils finissent par se disperser et disparaître. Cependant, en parallèle, des opérations visant à éliminer la menace nécessitent d'éteindre les incendies et de refroidir le combustible. De vastes quantités d'eau sont déversées sur la centrale, en plus de la pluie, qui s'accumulent dans les réacteurs aux toits endommagés.

La gestion de cette eau pose un problème, car elle se charge en radionucléides, les éléments radioactifs présents dans les réacteurs. Avec jusqu'à 500 tonnes d'eau injectées par jour, la centrale pourrait contenir à terme plus d'un million de tonnes d'eau. Cette quantité colossale ne peut plus être stockée faute d'espace, et il sera nécessaire de vider ces réservoirs. Dès 2013, un système de traitement des eaux contaminées est mis en place, permettant de retirer la totalité des radionucléides présents dans l'eau, à l'exception du tritium. Ce dernier est un isotope de l'hydrogène, c'est-à-dire le même atome, mais comportant 2 neutrons supplémentaires, le rendant radioactif. Tout comme l'hydrogène "normal", il se combine avec l'oxygène pour former de l'eau, ce qui explique la complexité de son retrait.[i]

La contamination des eaux et leur rejet ont été largement exploités par la Chine, qui y a vu un moyen d'accroître son influence dans la région et de réduire l'autonomie stratégique de ses trois voisins qu'elle considère comme des avant-postes américains : la Corée du Sud, le Japon et Taïwan.

La campagne chinoise contre la pêche japonaise

Dès l'immédiat après-accident en 2011, les pays voisins ont annoncé l'arrêt de l'importation de denrées alimentaires japonaises, en particulier les fruits de mer et le poisson. Le reste du monde a suivi en mettant en place diverses mesures, allant de l'interdiction régionale limitée à la préfecture de Fukushima à des contrôles radiologiques sur des types spécifiques de

Au fil des années, la plupart des pays ont assoupli ces restrictions[ii]. Cependant, une exception notable est la Corée du Sud, qui a maintenu l'interdiction d'importation de fruits de mer et de poisson depuis 2013[iii]. Un jugement de l'OMC a autorisé la Corée du Sud à exclure les produits de la pêche japonaise.[iv]

De son côté, la Chine a également emboîté le pas, tout comme la Corée du Sud et Taïwan, dans le but premier d'affaiblir l'industrie de la pêche japonaise.

La région Pacifique-Ouest est l'une des zones les plus compétitives du secteur halieutique et également l'une des plus importantes en termes de volume de poissons et de fruits de mer pêchés. La Chine domine le marché mondial de la pêche en tant que premier producteur mondial[v], tandis que les autres pays de la région (Japon, Corée du Sud, Taïwan) ont des industries halieutiques importantes, bien que bien plus petites en comparaison, et ont connu un déclin significatif depuis les années 1980 en termes de pêche.[vi]

Le problème de l'approvisionnement alimentaire pour les pays fortement peuplés a créé une compétition intense pour les réserves de poissons disponibles, ce qui soulève des préoccupations évidentes en matière de gestion des stocks.

La Chine, en grande partie tributaire de sa pêche d'eau douce, qui contribue de manière significative à son autonomie alimentaire, a des avantages par rapport au Japon, à la Corée du Sud et à Taïwan en raison de leur densité de population beaucoup plus élevée (allant du double au quadruple de celle de la Chine). La pêche en mer revêt donc une importance vitale pour ces pays.

L'utilisation de la catastrophe de Fukushima pour cibler la pêche japonaise a plusieurs objectifs pour la Chine, notamment la déstabilisation de l'économie japonaise en entravant les exportations de denrées alimentaires, la réduction de la confiance des Japonais dans leur production nationale, les incitant ainsi à importer davantage.

Ces objectifs, en particulier en matière d'exportations, ont été largement atteints à court terme[vii]. Cependant, d'autres objectifs sous-tendent cette stratégie, notamment l'affaiblissement du groupe démocratique, capitaliste et pro-occidental composé du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan, perçu par Pékin comme une barrière de containment, sous l'égide de Washington.

De plus, en s'attaquant à la pêche japonaise, la Chine prend pour cible l'une des réussites notables du Japon en matière de Soft Power, sa gastronomie. C'est à travers sa cuisine que le Japon a réussi à rayonner à l'échelle mondiale, au-delà de ses films, de sa musique et même de sa littérature. Or, cette cuisine, telle qu'elle est perçue dans les pays occidentaux, repose largement sur le poisson, suscitant désormais des doutes chez les populations occidentales quant à l'origine de leurs sushis (dont le saumon était pourtant Ecossais ou Norvégien). Les médias écologistes et antinucléaires, sont devenus les porte-voix médiatiques de Pékin.[viii]

En 2023, soit douze ans après la catastrophe, le Japon, en consultation avec l'AIEA et après avoir prouvé à maintes reprises l'innocuité du rejet d'eau tritiée fortement diluée, a commencé à libérer cette eau. Immédiatement, la Chine a saisi cette occasion pour imposer une nouvelle interdiction d'importation, suivie cette fois-ci par la Russie.[ix]

Une influence régionale et des répercussions plus larges

La Chine n'a pas seulement profité de l'accident de Fukushima pour cibler le Japon. Un autre pays est également dans le viseur de Pékin : Taïwan. Bien que l'objectif de la Chine de rétablir sa souveraineté sur l'île soit largement connu, les moyens par lesquels elle y parviendra demeurent encore incertains. Beaucoup envisagent un scénario d'invasion militaire à grande échelle, bien que cela reste spéculatif.

Taïwan, tout comme ses voisins japonais, coréens et chinois, possède des centrales nucléaires. Son parc de centrales, composé de réacteurs à eau bouillante (une technologie similaire à celle employée à la centrale de Fukushima Daiichi) et de réacteurs à eau pressurisée (similaires à la technologie française), contribuait initialement à hauteur de 20 % de sa production d'électricité en 2015, les 80 % restants étant issus de sources d'énergie fossile (70 %) et renouvelable (10 %). À la suite de la catastrophe de Fukushima et des préoccupations constantes liées à l'eau contaminée, Taïwan a été le théâtre de mouvements sociaux intenses réclamant la fermeture des réacteurs et l'abandon de l'énergie nucléaire. Ces revendications ont été entendues, entraînant la réduction significative de la part du nucléaire dans le mix énergétique de Taïwan, qui ne représente désormais que 10 %, du moins jusqu'à la fermeture prévue des derniers réacteurs en 2024-25.[x]

Contrairement à ce que certains avaient promis, il n'y a pas eu de substitution des sources fossiles ou nucléaires par des énergies renouvelables, mais plutôt un remplacement du nucléaire par des sources fossiles, qui constituent désormais 80 % du mix énergétique.

Concrètement, cette situation représente une opportunité inespérée pour la Chine, car Taïwan dépend plus que jamais des importations énergétiques. Bien que l'uranium soit importé, il peut être stocké et recyclé, assurant une autonomie énergétique à faible coût sur plusieurs années, ce qui n'est pas le cas du gaz et du charbon, dont les réserves sont limitées à quelques mois, voire semaines[xi]. Quant aux énergies renouvelables, en raison de leur intermittence, elles ne peuvent pas se substituer efficacement aux énergies fossiles pour alimenter un pays.

En 2025, sans sources d'énergie pilotables autres que les sources fossiles et quelques installations hydroélectriques limitées, la Chine pourrait simplement bloquer les navires transportant des marchandises à destination de Taïwan, tout en laissant passer les missions diplomatiques, les vols aériens et les navires quittant l'île. Cette situation créerait un rapport de force très favorable à la Chine en quelques semaines. En cas de conflit ouvert, les centrales nucléaires, contrairement aux centrales thermiques, ne sont pas des cibles mais des trophées. Comme l'a démontré le cas ukrainien, une centrale au charbon se détruit sans problème, mais pas un réacteur nucléaire. Les installations solaires peuvent être pillées, mais pas les cuves des réacteurs[xii]. Cela signifie que, en plus de la sécurisation des centrales avec l'aide de l'AIEA, leur disponibilité immédiate permettrait une reconstruction plus rapide et moins coûteuse, grâce à une source d'énergie pilotable, abordable et disponible en grande quantité.

Les limites offensives de la réponse japonaise

Cependant, le Japon a réagi et l'impact du mouvement antinucléaire en Corée du Sud et au Japon a été beaucoup moins important. La stratégie de réponse japonaise a consisté à mettre en scène des hommes politiques en train de consommer des aliments de Fukushima, à boire de l'eau, voire à promouvoir le surf dans les eaux de la région. Cette stratégie, également largement médiatisée, est régulièrement adoptée par les dirigeants japonais, y compris les Premiers Ministres. En 2013, Shinzo Abe a dégusté du poulpe[xiii], et en 2023, son successeur, Fumio Kishida, s'est filmé en mangeant un plateau entier de plats traditionnels japonais[xiv], tous issus de Fukushima. Finalement, la question du rejet de l'eau est devenue un nouveau sujet de contentieux entre le Japon, la Chine et la Corée, au même titre que les questions relatives aux îles ou aux crimes de guerre.

Cette normalisation du contentieux a permis au Japon de réorienter l'opinion publique. Après la catastrophe, une grande partie de la population japonaise était devenue farouchement antinucléaire, une réaction compréhensible indépendamment de l'influence chinoise. Toutefois, en l'espace de quelques années, l'opinion publique a changé. Le soutien à l'énergie nucléaire a commencé à remonter lentement à partir de 2015-2016, peut-être sous l'impulsion de l'engagement du Japon lors de la COP 21 à Paris, où il s'est engagé à réduire ses émissions de CO2 en faisant appel à l'énergie nucléaire. Cependant, c'est surtout le sursaut économique post-pandémie, qui a mis en lumière les problèmes de dépendance énergétique et a généré un rebond industriel après le confinement (augmentant la demande en gaz), ainsi que l'invasion de l'Ukraine par la Russie, qui a maintenu les prix élevés des hydrocarbures[xv]. Le gouvernement japonais s'est montré prévoyant : la plupart des réacteurs mis à l'arrêt après la catastrophe ont été temporairement suspendus plutôt que fermés définitivement. De plus, les réacteurs en cours de construction n'ont pas tous été arrêtés, assurant ainsi leur disponibilité future pour la production d'énergie[xvi]. Face au risque de dépendre de sources énergétiques trop vulnérables, potentiellement ciblées par la Chine, Tokyo s'est de nouveau engagé dans l'industrie nucléaire.

La Corée du Sud a suivi une trajectoire similaire, bien que dans des proportions beaucoup plus modestes et avec un calendrier différent. Elle n'a pas fermé ses réacteurs, mais a temporairement suspendu son programme national de développement nucléaire, qui n'a été officiellement relancé qu'en 2023. Cependant, elle s'est taillé une place significative sur le marché mondial grâce à son réacteur APR1400, construit aux Émirats arabes unis, et participe désormais activement aux appels d'offres pour la construction de centrales nucléaires à travers le monde.[xvii]

Un bilan contrasté

Dans son environnement proche, la Chine a su tirer avantage de manière habile de la catastrophe nucléaire de Fukushima, exploitant la peur du nucléaire pour affaiblir ses adversaires économiques, en particulier la Corée, mais surtout le Japon et Taïwan. Elle a ciblé leur souveraineté alimentaire et énergétique, obtenant des résultats concrets, en particulier à l'encontre de Taïwan, qui est désormais plus vulnérable sur le plan énergétique que jamais.

Le Japon n'a pas considérablement souffert à long terme de cette image négative. En interne, les plus hauts responsables politiques ont réussi à inverser la tendance de la propagande médiatique, ce qui a été d'autant plus efficace dans un pays comme le Japon, où la culture Shinto accorde une grande importance à la hiérarchie politique. À l'étranger, l'image du pays a certes été ternie par la catastrophe, mais l'effroi médiatique a fini par s'estomper, et le soft power japonais a réussi à se rétablir.

La Corée du Sud a été moins affectée, et ce n'est pas tant la guerre de l'information menée par la Chine qui l'a poussée à rejeter le Japon en imposant des sanctions sur les produits maritimes, mais plutôt la rivalité économique et les antagonismes historiques.

Cependant, les attaques médiatiques dirigées contre le Japon ont également entraîné des répercussions dans le monde occidental, où la presse et les mouvements antinucléaires ont servi de relais à la position chinoise. Cela a également mis en péril le développement de l'énergie nucléaire en Europe, mettant en danger la souveraineté énergétique du continent.

 

François Jaffré,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Economique - SIE

Sources

Accident de Fukushima Daiichi (Japon - 2011) | IRSN.

Arcega, M. (2011, 25 mars). Ban grows on Japanese food imports. Voice of America. https://www.voanews.com/a/ban-grows-on-japanese-food-imports-118687739/137081.html

McCurry, J. (2017, 1 décembre). South Korea bans fish imports from Japan’s Fukushima region. The Guardian.

Tong-Hyung, K., & Yamaguchi, M. (2019, 12 avril). WTO upholds South Korean ban on Fukushima seafood | AP News.

Le Temps. (2023, 27 octobre). Comment la Chine est devenue une superpuissance des produits de la mer [Vidéo]. YouTube.

Seafood and fish production. (s. d.). Our World in Data.

TRADING ECONOMICS. (s. d.). Japan exports of fish & fish preparations.

Agence France-Presse. (2023, 16 octobre). After China, Russia suspends Japanese seafood imports. Voice of America.

Taiwan Nuclear Power - World Nuclear Association. (s. d.).

Rarnol. (2021, 23 avril). En France, les ressources en uranium sont-elles suffisantes pour assurer notre indépendance énergétique ? Sfen.

Sabbagh, D., & Wintour, P. (2022, 19 octobre). Ukraine says 30 % of its power plants destroyed in last eight days. the Guardian.

Today. (2013, 23 octobre). Japanese PM eats seafood caught off Fukushima. TODAY.

Yamaguchi, M. (2023, août 30). Japanese ministers eat Fukushima fish to show it’s safe after nuclear plant wastewater is discharged | AP News. AP News.

Japan : Share of people who support nuclear energy 2022 | Statista. (2023, 3 avril). Statista.

Journal, A. P. South Korea’s global nuclear ambitions. The Asia-Pacific Journal : Japan Focus.

 

Notes

[i] L’ensemble du récit de la catastrophe est disponible sur le site de l’IRSN.

[viii] Un exemple parmi d’autres, du journal antinucléaire Reporterre.

[xvi] Centrale nucléaire d’Ōma.