La levée des droits sur les brevets des vaccins "COVID", nouvel enjeu d’influence géopolitique

Depuis plusieurs mois, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer la levée des droits de propriété intellectuelle des vaccins contre la Covid-19 afin de répondre de manière efficace à la pandémie mondiale. Ce projet a été lancé par l’Afrique du Sud et l’Inde, soutenus par plus de 100 pays, en majorité d’Afrique ou de pays dits « émergents », qui ont proposé le 2 octobre 2020 à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) l’adoption « d’un texte permettant d’accorder une dérogation temporaire à certaines obligations découlant de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) ». Une disposition qui pourrait permettre à « n’importe quel pays » de produire des vaccins « sans se soucier des brevets ».

Cette initiative a aussi reçu le soutien du directeur de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui, dans une tribune publiée début mars dans The Guardian, a demandé que « les règles normales du commerce qui protègent les bénéfices des fabricants de vaccins soient écartées » pour accélérer l’immunité mondiale. Cette posture diffère de celle adoptée par l’Union européenne et l’ONU, qui s’opposent à la levée des brevets mais appellent à une meilleure coopération internationale pour lutter contre la pandémie. Pendant que les pro et anti-levée des droits sur les brevets s’affrontent sur la scène médiatique, la Chine continue de placer efficacement ses pions et d’étendre son influence en Afrique et dans d’autres régions stratégiques du monde, au détriment de l’Union européenne, dont les membres ont du mal à s’unir face à la pandémie.

La levée des droits des brevets est-elle juridiquement possible ?

Le brevet est un titre de propriété industrielle qui donne à l'entreprise le possédant non seulement un droit d'exploitation, mais surtout un droit d'interdire à toute autre entité d'exploiter ce même brevet pendant une période donnée. Cependant, en France comme dans d’autres pays européens, il est possible d’exproprier les laboratoires dépositaires de brevets et d’imposer des licences obligatoires à des tiers pour qu’ils aient aussi la possibilité de produire des vaccins. « Si l’intérêt public l’exige et à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet, le ministre chargé de la propriété industrielle peut (…) soumettre par arrêté au régime de la licence d’office (…) tout brevet. » (article L.613-16 du Code de la propriété industrielle).

L’expropriation est donc possible, mais reste un enjeu commercial primordial pour les laboratoires pharmaceutiques. Nous avons aussi vu que pour le remdesivir, premier traitement approuvé contre la Covid-19, mais qui s’est par la suite révélé inefficace, le laboratoire américain Gilead avait mis l’antiviral à la disposition des pays en développement pour que ces derniers puissent mettre au point des génériques et faire face à leurs besoins nationaux. Le laboratoire avait mis en place des accords avec « cinq industriels producteurs de génériques en Inde et au Pakistan » pour fabriquer le remdesivir. Il s’était aussi engagé à réaliser un transfert de technologie auprès de ces cinq industriels, qui auraient ensuite le droit de distribuer le traitement dans 127 pays, essentiellement des pays à revenus faibles et intermédiaires selon le prix qu’ils auraient eux-mêmes déterminé.

Une position stratégique qui peut s’expliquer par la volonté du laboratoire de continuer à être présent sur ces marchés générateurs de revenus importants, en proposant des génériques comme ça été le cas pour l’hépatite B, l’hépatite C ou le VIH au cours des dernières années. Seul l’Australie, pays dit « développé », avait, par courage politique, permis que des tiers puissent fabriquer l’antiviral sans l’accord de Gilead. Ce qui démontre que l’arsenal juridique peut, dans un contexte exceptionnel, contribuer à l’intérêt général.

Guerre informationnelle entre pro et anti sur la levée des droits des brevets

L’affrontement par médias interposés des parties prenantes ne fait que s’amplifier sans qu’aucune solution ne soit trouvée et prend désormais une ampleur politique. Pour les opposants comme le président des Entreprises du médicament, Frédéric Collet, la levée des brevets sur les vaccins ne permettrait pas « d’accélérer et d’augmenter leur production pour les mettre à disposition de l’humanité entière plus rapidement ». Il ajoute que ces transferts technologiques doivent s’accompagner « de techniciens hautement qualifiés et d’équipements de pointe (bioréacteurs, centrifugeuses, chambres froides…) qui répondent à des normes réglementaires élevées de sécurité et de performance ». Il propose plutôt de favoriser les licences volontaires et le COVAX, programme soutenu par l’ONU dont l’objectif est de mettre deux milliards de doses de vaccin contre la COVID-19 à la disposition d’environ un quart de la population des pays les plus pauvres d’ici la fin de 2021.

Arguments déjà relayés dans une tribune en février dernier dans Le Monde par Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, Emmanuel Macron, président de la République française, Angela Merkel, chancelière fédérale d’Allemagne, Charles Michel, président du Conseil européen, et Macky Sall, président de la République du Sénégal.

La même rhétorique est utilisée par the European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations ( EFPIA), qui indique que c’est la protection liée à la propriété intellectuelle qui permet aux laboratoires pharmaceutiques d’investir des milliards de dollars pour mettre au point des vaccins efficaces en un temps record et qui souligne par ailleurs que les licences obligatoires ne sont pas une réponse au problème.  

L’Union européenne fait le même constat et se range derrière les laboratoires pharmaceutiques et les lobbies du secteur par la voie de sa commissaire européenne à la Santé, Stella Kyriakides : « Un système efficace de propriété intellectuelle est crucial pour garantir les incitations au développement de vaccins innovants. »

En France, depuis qu’Emmanuel Macron a déclaré que le vaccin « contre la Covid-19 est un bien public », les défenseurs de la levée des vaccins font fortement pression sur le gouvernement français et l’Europe pour qu’ils puissent répondre à l’urgence sanitaire en rappelant aussi que l’argent public a largement contribué à la fabrication de ces vaccins.

Les pro, qui regroupent notamment des intellectuels, des scientifiques, des hommes et femmes politiques, très majoritairement de gauche, et des organisations non gouvernementales – dont Oxfam et Amnesty International –, rappellent que le vaccin est un bien commun et que c’est une urgence absolue, humaniste et éthique de vacciner la population dans son ensemble : il est ainsi indispensable « que toute l'industrie pharmaceutique se mobilise en urgence pour la production de ces vaccins, en octroyant les licences nécessaires ».

Lucas Chancel, économiste, codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’École d’économie de Paris (PSE) et professeur à Sciences-PO Paris, indique qu’en mars 2021, il y avait seulement 0,03 % de personnes vaccinées en Afrique. Il ajoute aussi que « selon The Economist, la plupart des habitants des pays africains ne seront pas vaccinés avant 2023, et il faudra attendre mi-2022 pour la plupart de ceux des pays émergents ». C’est pour lui aussi un problème pour « les pays riches » parce qu’en laissant des pans entiers de la population mondiale non vaccinés, on court le risque de développement de nouveaux variants qui pourraient être résistants aux vaccins et contaminer de nouveau les populations. Il rappelle aussi que cette levée temporaire permettrait de profiter des capacités sous-utilisées de pays émergents comme l’Inde, qui est un des plus grands producteurs de médicaments au monde.

Cette guerre d’influence menée par les partisans de la levée des droits des vaccins, en prenant l’opinion publique comme témoin, n’a pas eu les effets escomptés. L’Union européenne n’a guère changé de position. Il est déjà difficile de s’entendre sur une stratégie de vaccination efficace à 27 et de gérer les différents retards de réception des vaccins. Cette bataille d’influence sur la levée des droits des vaccins avantage la Chine, favorable à la levée des brevets des vaccins, qui se place en défenseur des pays pauvres et émergents.

Des organisations sous l’influence de la Chine

Il est intéressant de rappeler que le directeur de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, est éthiopien, premier Africain élu à ce poste, et que l’Éthiopie est un partenaire majeur de la Chine en Afrique. Selon le rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement pour l'année 2020, la Chine était toujours la plus grande source d'investissements directs étrangers en Éthiopie en 2019, contribuant à hauteur d'environ 60 % aux nouveaux projets étrangers approuvés dans le pays africain.

Un fait qui expliquerait que le directeur de l’OMS se soit par ailleurs montré très peu critique à l’égard de la Chine depuis le début de la pandémie, notamment sur les premières déclarations de cette dernière au début de la crise sanitaire. De plus, l’organisation n’a pas remis en cause les déclarations officielles de la Chine sur le la mission d’enquête de l’OMS sur les origines de la Covid-19 en février dernier. L’OMS est pourtant largement financé par « les pays riches » mais son fonctionnement est sous influence de la Chine.

Selon un spécialiste de la santé publique, cité dans Le Figaro, cette influence peut se comprendre par le fait que « le Dr Tedros a été élu par la Chine, qui a derrière elle le groupe des 77, constitué des pays les plus pauvres, notamment des pays africains, avec qui elle entretient des liens économiques forts. On retrouve à l’OMS, comme à l’OMC d’ailleurs, ce clivage entre le groupe des 77 et le groupe occidental. » Une position à l’OMC dénoncée par l’ancien président américain, Donald Trump, puisque la Chine bénéficie aussi du statut de « pays en développement » et des avantages accordés à ces membres, comme « des préférences commerciales comme des droits de douane plus bas. »

L’influence de la Chine s’étend aussi au sein d’autres organisations des nations unies, avec les élections de fonctionnaires du régime chinois à des postes hautement stratégiques. Pour n’en citer que quelque uns, QU Dongyu, a été élu en juin 2019, directeur général de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) ; l'Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel (ONUDI) est présidée par Li Yong ; Meng Hongwei, vice-ministre de la Sécurité Publique en Chine, est élu en 2016 à la tête l'Organisation internationale de police criminelle (OIPC), communément appelée Interpol. Une élection notamment soutenue par la France. Il sera par la suite arrêté et incarcéré en Chine en 2018 pour des faits de corruption qui le contraignent à la démission, sans que cela ne soulève de réelles interrogations auprès des membres de l’Organisation.

Une stratégie d’influence économique vis-à-vis des « pays pauvres »

En Afrique ou dans les pays émergents, la Chine, favorable à la levée des droits des brevets sur les vaccins Covid-19, distille son influence en se positionnant comme garante des intérêts des « plus faibles ». Pour Antoine Bondaz, chercheur spécialiste de la Chine, « l’argument de la Chine est simple. Il est de dire que les Européens et les Américains ont fait des vaccins chers pour les pays riches. La Chine a des vaccins abordables et surtout disponibles pour l’ensemble de la communauté internationale ».

Dans ce contexte, l’administration Biden sous la pression d’une partie des démocrates a un temps envisagé très sérieusement la levée des brevets de propriété industrielle, selon la chaîne de télévision CNBC. Posture qui peut notamment s’expliquer par la volonté des États-Unis de contrer l’influence de la Chine en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique du Sud ou dans les Balkans, avec l’envoi en masse de vaccins contre la Covid-19.

L’union européenne, un « marché mondial » sans réel pouvoir d’envergure sur la scène internationale

Le fait que l’Union européenne n’arrive pas répondre à sa propre capacité de production de vaccins ou faire face aux retards et aux suspensions de vaccin comme le dernier en date avec Johnson & Johnson, nous montre que la levée des droits sur la propriété intellectuelle pour aider les pays en développement ne semble pas être sa priorité, surtout avec un lobby pharmaceutique très influent. Elle doit aussi faire face à la mauvaise gestion de la stratégie commune de vaccination, qui met à mal l’unité de la zone, et à la crise économique dans les différents pays.

Cette attitude permet de laisser le champ libre à la Chine et dans une moindre mesure aux États-Unis, le second vaccinant en masse sa population (36 % des Américains ont reçu au moins une dose de vaccin, et un Américain sur quatre est complètement vacciné), et par ailleurs susceptible de très vite reprendre son « rôle de leader » sur la scène internationale pour contrer la Chine. Pendant ce temps, l’Union européenne ne semble toujours pas être en mesure de jouer à armes égales avec ces puissances économiques et continue à s’affaiblir géopolitiquement.

 

Nathalie Tekadiomona
Auditrice de la 36ème promotion MSIE