La nécessité d’une grille de lecture stratégique sur l’électricité comme besoin vital

Les crises se multiplient, aux vagues de Covid de 2020 et 2021 a succédé une guerre en Ukraine dont on ne discerne pas encore les voies de résolution. Cette nouvelle situation stratégique sur le front des matières premières énergétiques et l’impossibilité de se fournir en gaz russe a aggravé l’inflation qui pointait déjà en 2021 et entrainé les prix du gaz naturel acheté par les pays Européens vers des sommets.

S’il l’on peut comprendre que ces développements aient un impact sur les prix de détail du gaz naturel, en raison des conséquences directes  du risque de pénurie pour le consommateur final, il est nettement plus difficile de concevoir que cette situation ait également un impact significatif sur les prix de notre électricité, produite à plus de 80% grâce à nos centrales nucléaires et à nos centrales hydro-électriques, contre seulement moins de 7% pour nos centrales à gaz. 

Une vision initiale centrée sur l'intérêt général

La création d’EDF en 1946, et l’intégration de plus de 350 centrales principalement hydrauliques et thermiques via un vaste programme de nationalisations, a alors pour objectif essentiel de sécuriser notre indépendance énergétique, considérée comme stratégique par l’ensemble des forces politiques après-guerre.    Depuis cette date, considérant notre faible niveau de ressources en matières premières (gaz, charbon, pétrole), les choix techniques visant à développer nos capacités de production d’électricité se sont portés sur l’extension de notre parc hydro-électrique et sur le développement de notre programme nucléaire.

Cinquante ans d’investissements et de cohérence industrielle auront conduit la France à bénéficier d’un outil de production électrique lui garantissant non seulement son indépendance, mais également une électricité très compétitive et un service public de qualité sur l’ensemble du territoire.

La perte de vision de l'intérêt général au nom de la libération du marché

La mise en service de notre dernière tranche nucléaire à Civaux (Vienne), au début des années 2000, va coïncider avec le début du grippage de cette belle mécanique.  En effet, c’est à cette période que les premiers effets de l’Acte Unique Européen entré en vigueur en 1987 vont se traduire concrètement sur le marché de l’électricité, via l’adoption d’une directive européenne (96/92/CE) prévoyant l’ouverture progressive du marché de l’électricité à la concurrence entre 1997 et 2003, pour un tiers du volume produit. Cette directive sera complétée en 2003 par une seconde directive (2003/54/CE), ouvrant le marché de l’électricité à la concurrence pour les consommateurs professionnels à partir de 2004 et pour les particuliers à partir de 2007.

Afin de traduire ces directives européennes sur son marché, la France a adopté un nouveau cadre juridique en 2010 (Loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité – loi ‘NOME’). Cette loi formalise la création de « l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (ARENH) pour la période 2011-2025. Cet accès est institué pour les concurrents d’EDF afin de leur permettre de s’approvisionner en électricité auprès d’EDF afin de la revendre à leurs clients.

Le volume correspondant est limité à environ 25% de la production d’EDF soit 100 TWh/an, et le prix de cette production est fixé à 42 Euros par MWh, avec l’objectif, difficilement vérifiable, de couvrir l’ensemble des coûts de production d’EDF.  vCes dispositions traduisent les orientations choisies par le gouvernement et le parlement en 2010 afin de respecter la décision prise par l’état français à s’engager dans la voie de la concurrence sur le marché de l’électricité, tout en essayant d’éviter un démantèlement d’EDF.

A ce titre, le rapport parlementaire réalisé au nom de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale en mai 2010, en particulier les auditions du président de la commission de régulation de l’énergie et du président d’EDF, sont assez édifiantes et permettent de se rendre compte aisément de l’embarras des différents protagonistes quant à l’objectif poursuivi et aux moyens d’y parvenir.

La création artificielle d'une fausse concurrence 

Un certain nombre d’offres commerciales vont ainsi fleurir sur la marché français, proposées par autant de concurrents dont quasiment aucun ne produit l’énergie qu’il revend, et n’a d’ailleurs aucune obligation de le faire. L’électricité produite en France était et va rester produite par EDF à plus de 90%, même si elle va progressivement être revendue par d’autres, dans des conditions ‘de marché’. Même si l’aspect artificiel de ce marché et de cette concurrence était clair dès le départ, ce montage baroque a fait illusion jusqu’en 2021 où les difficultés se sont amoncelées.

L’étincelle de la guerre en Ukraine a joué un rôle majeur, entraînant une hausse drastique des prix du gaz, et par ricochet les prix de l’électricité de gros sur le marché Européen. En effet ce prix est fixé par le prix de la dernière centrale électrique appelée pour répondre à la demande. Ainsi, lorsque les centrales nucléaires, les barrages hydrauliques, les éoliennes et les panneaux solaires ne suffisent pas à couvrir le besoin, les centrales à gaz sont amenées à produire et leur niveau de prix élevé - et très récemment historique - se répercute sur le marché de l’électricité.

Néanmoins, il est tout aussi clair qu’un tel impact n’aurait pu se produire sans la libéralisation du marché, qui avait ouvert la porte à la signature de contrats à prix non règlementé pour un grand nombre d’entreprises. Celles-ci sont aujourd’hui dans une impasse, face à des conditions de marché tellement extrêmes qu’elles ne leur permettent pas de poursuivre leur activité et vont jusqu’à mettre en danger leur survie.

Les réponses apportées par le gouvernement sont étonnantes : on demande de la modération aux fournisseurs d’électricité, on envisage des reports de charges et d’impôts afin que les entreprises puissent régler leurs factures énergétiques à court terme...alors que le problème de fond est tout autre : il s’agirait de sortir de l’impasse de la règle de fixation des prix en vigueur dans l’Union Européenne, comme l’on déjà fait l’Espagne et le Portugal.

Le prétexte européen a permis aux responsables Français de ne pas aborder la question de l'énergie en termes de besoin vital

Comme un grand nombre d’initiatives européennes, la libéralisation du marché de l’électricité sur le continent est un processus qui aura pris une vingtaine d’année entre les premières décisions de principe et la mise en place effective du marché au niveau du consommateur européen. Compte tenu de l’ampleur et de la complexité d’une telle décision, et de sa mise en place progressive, il n’est pas choquant que ce déploiement ait pris autant de temps. Néanmoins cela pose deux questions d’ordre politique.

La première concerne les protagonistes de l’époque ayant choisi cette orientation, qui ont quitté leurs responsabilités depuis bien longtemps. Si l’on ne peut évidemment pas le leur reprocher, on pourra néanmoins s’interroger sur les positions qu’ils auraient adoptées s’ils avaient eu à les traduire immédiatement en décisions politiques au niveau national. Ont-ils préféré accepter le consensus européen, néo-libéral, plutôt que de défendre l’intérêt d’EDF, ou ont-ils pensé que leurs successeurs sauraient prendre des mesures afin d’atténuer la portée de leurs décisions ?

La seconde concerne les gouvernements qui se sont succédé depuis lors et qui ont eu à mettre en œuvre ces décisions. Comme cela a souvent été entendu, ils se sont retranchés derrière les décisions prises ‘à Bruxelles’ ou ‘par l’Europe’ et les ont appliquées avec zèle avec un manque criant d’esprit critique et de créativité.      

Le changement de cap vient d'abord d'une prise de conscience de l'opinion publique

Au cours de l'année 2020, les sondages démontrent un revirement de l'opinion publique à propos de l'énergie nucléaire. Une majorité se dégage progressivement pour s'inquiéter du risque de coupures de courant en raison de "l'électricité intermittente" générée par les Energies Renouvelables et d'une éventuelle hausse du prix de l'énergie à cause e l'abandon du secteur nucléaire français. La guerre en Ukraine éclate deux après...

Ce revirement de l'opinion publique met à mal tous les discours idéologiques émanant du camp écologiste et de ses suiveurs. Mais il souligne aussi la nécessité de comprendre pourquoi nos gouvernants ont adopté au fil des années une attitude de plus en plus en gestionnaire de type ‘privé’, de court terme, principalement intéressés par les résultats du prochain trimestre (la prochaine échéance électorale), et obnubilés par la visibilité de leur action ou la défense de leur idéologie politique autant que par les résultats réellement obtenus et leur impact dans la sphère réelle. L’exemple traité ici de notre politique énergétique semble malheureusement pouvoir être étendu à d’autres politiques publiques, menées depuis plusieurs années, sous tous les gouvernements, au sujet de l’hôpital public, de l’éducation nationale ou de la SNCF.

Nos représentants doivent prendre conscience que ce type de gouvernance n’est pas compatible avec la mise en place de politiques publiques de long terme, à portées stratégiques, sur des sujets tels que la maitrise de notre avenir énergétique, qui doit être abordée avec une vision et des actions à 20 ans.  Quelles que soient les orientations choisies, et dont il est légitime qu’elles soient débattues, l’intérêt général commande qu’elles ne soient pas remises en cause à chaque alternance électorale, ni polluées par des positionnements idéologiques incapables d’être traduits en solutions concrètes.

Auditeur de la 40ème promotion MSIE de l'EGE