La perte de l’esprit conquérant français dans le domaine économique

Où est passé l’esprit conquérant des pouvoirs publics français en matière économique ? On est aujourd’hui en droit de se le demander, lorsque l’on constate l’inaction quasi endémique de ces derniers à accompagner nos champions. On oublie trop rapidement que l’industrie du luxe, fierté nationale et succès international, s’est bâtie sur des actes de guerre économique remontant à Louis XIV, avec Colbert à la manœuvre. L’iPhone de l’époque était le miroir, et c’est sans vergogne qu’il est allé piller le savoir-faire vénitien, allant jusqu’à débaucher les meilleurs maîtres verriers et en leur offrant des privilèges particuliers. Il fit de même dans l’industrie textile, allant jusqu’à faire démonter des métiers à tisser hollandais pour les installer en France. Ces démontages d’usines résonnent de manière assez cocasse avec ce qu’il s’est passé dans l’industrie française ces 40 dernières années. À la seule différence que cela ne s’est pas fait de manière aussi agressive. Dans le monde contemporain, cela a pris la forme d’acquisitions — parfois subventionnées par nous-mêmes — d’accords commerciaux, souvent accompagnés de transferts de technologie — en d’autres termes d’espionnage consenti —, ou d’ignorance aveugle de la France quant à l’importance stratégique de tel ou tel service ou technologie industrielle.

L’arrogance et le renoncement stratégique

En ce qui concerne la France, qui semble souffrir de son arrogance internationalement reconnue, et qui cherche donc à compenser ce vilain stéréotype par une volonté permanente de faire acte de contrition pour tous les malheurs qu’elle aurait causés au monde. Le romantisme économique, fondateur et fédérateur, est certes à la source de la création de nombreux idéaux de paix, comme l’Europe, mais il se solde trop souvent hélas par des renoncements stratégiques, qui affaiblissent eux-mêmes les institutions dont nous sommes souvent à l’origine. Si toute négociation intègre une part de renoncement, elle ne doit pas virer à la candeur excessive, pour ne pas dire une naïveté blâmable.

Si nous en sommes là aujourd’hui, c’est plus par notre propre manque de vision à long terme et une culture du compromis permanent, que par des actions d’ennemis venant de l’extérieur, menées par des politiques plus conquérantes que les nôtres. Alors que souvent nos industriels cherchent à conquérir des marchés, nous concurrents cherchent à conquérir des positions.

La non prise en compte des politiques de conquête des puissances étrangères

Nous blâmons trop souvent les Chinois et les Américains pour leur agressivité économique dans cette guerre économique qui n’est pourtant pas nouvelle, mais à lire de plus près leurs mouvements respectifs, on se rend compte assez facilement qu’ils ne sont pas nos ennemis à proprement parler, ils défendent juste plus efficacement leurs intérêts nationaux, soit par stratégie planifiée, pour les Chinois[i], soit par culture entrepreneuriale pour les Américains[ii].

Nous nous offusquons souvent, et à juste titre, de la désindustrialisation de la France, plus rapide que celle de son voisin allemand[iii] qui de tout temps a su la protéger habilement et continue de le faire. Cette réussite allemande est probablement le fait que ce pays a su conduire des stratégies de long terme, grâce à des dirigeants restés en place suffisamment longtemps pour installer un véritable rapport de force avec ses partenaires européens, tout en absorbant une ex-Allemagne de l’Est exsangue. Dans le même temps, en France, nous avons l’art consommé de prendre des décisions économiques de court terme, induites par une certaine forme d’instabilité politique et des décisions souvent plus idéologiques qu’économiques.

L’erreur de focaliser sur la finance comme ennemi

Nous avons même eu un Président qui se trompait d’ennemi, puisque selon lui, l’ennemi, c’était la Finance. Finance française qui était pourtant jusqu’au début des années 2000 un véritable fleuron technologique mondial, malgré des environnements réglementaires aux standards plus élevés que les concurrents, et aux réglementations fiscales instables, et elles aussi, plus dures. Cela partait pourtant bien au début des années 2000 avec la création d’un champion européen des bourses, Euronext, dont la bourse de Paris, la plus grande bourse d’Europe continentale, pouvait s’enorgueillir d’avoir le meilleur système de négociation électronique du monde. Ce système s’exportait[1], alors que les bourses américaines étaient encore à l’âge de pierre. Nous avions également des marchés dérivés flamboyants, qui ont fait les frais d’erreurs stratégiques et d’un manque de soutien des autorités françaises, alors que dans le même temps, Eurex, qui était loin derrière le Matif avant la fin des années 2000, bénéficiait d’un soutien sans failles des autorités allemandes, qui elles avaient compris que l’arrivée de l’euro serait un véritable catalyseur pour la Place de Francfort. Que penser alors de la fusion d’Euronext en 2007 avec le NYSE américain, qui était alors une bourse inefficiente, et voir l’ICE, autre bourse américaine absorber NYSE Euronext[2], fin 2012, décidant de réintroduire Euronext en 2014, en prenant bien soin de garder les activités de dérivés anglais. Fort heureusement, Euronext a retrouvé de sa superbe depuis, en poursuivant son expansion européenne, mais le retard pris est vraiment dommageable.

L’impasse sur l’industrie extra financière

Plus récemment, l’industrie extra financière[3] a fait également les frais de ce manque de vision à long terme. Alors que l’industrie financière mondiale se rue sur la question ESG, et que le développement économique sera ESG ou ne sera pas, toutes les grandes agences de notation extrafinancières sont désormais américaines. C’est d’autant plus rageant quand on sait la moins-disance environnementale Américaine, et que l’Europe, dont la France, comptait les meilleurs professionnels du secteur. Que penser de la cession à Moody’s en 2019 de Vigeo Eiris, sinon un manque de vision à long terme. Cette perte de souveraineté est d’autant plus rageante, lorsque l’on sait que les principaux actionnaires de cet actif stratégique étaient alors à 91 % des fonds européens et principalement français, 5,7 % d’organisations syndicales et fondations, le reste étant détenu par des sociétés cotées.

La crise sanitaire de 2020 et la guerre en Ukraine auront eu au moins comme effet positif de faire comprendre à la France et à l’Europe que la notion de souveraineté n’était pas qu’un sujet monétaire et géographique, mais bel et bien d’un sujet économique, vital pour le bien-être de ses citoyens, dont la variable d’ajustement n’est décidément pas seulement qu’une variable d’ajustement sur les coûts à court terme. Et que finalement, notre principal ennemi, c’est nous.

 

Pierre Roger

Notes