La polémique autour du barrage de la Renaissance sur les rives du Nil

Le barrage de la Renaissance (parfois appelé GERD, pour Grand Ethiopian Renaissance Dam) est un ouvrage hydroélectrique en construction sur le Nil bleu, dans l’ouest de l’Ethiopie, à proximité de la frontière soudanaise. Avec ses 1780 mètres de longs et 155 mètres de haut, sa puissance de 6450 MW (à titre de comparaison, les réacteurs nucléaires comme celui utilisé pour l’EPR de Flamanville sont d’une puissance de 1650 MW) et son réservoir qui permettra de retenir 74 milliards de mètres cubes d’eau il sera, une fois achevé, la plus grande retenue d’eau du continent africain. A lui seul, il doublera voire triplera les capacités de production d’électricité Ethiopienne et, alors que sa deuxième phase de remplissage s’est achevée, il devrait prochainement démarrer ses deux premières turbines. Investissement de 4,8 milliards de dollars, financé sans aide extérieure, ce projet est au cœur des enjeux géopolitiques de la sous-région.

Un partage des eaux issu de traités léonins

Le Nil Bleu, qui prend sa source en Ethiopie, rejoint le Nil Blanc à Khartoum et traverse le Soudan et l’Egypte avant de se jeter dans la Méditerranée. L’Ethiopie est de plus le berceau de deux autres affluents majeurs du fleuve : l’Atbara et le Sobat ; le pays fournit ainsi 86% de son débit. Or, sur la base d’une série de traités, l’Egypte et le Soudan se partagent la totalité des ressources hydriques du Nil. Dans un traité de 1902, signé avec la Grande Bretagne, puissance tutélaire du Soudan et de l’Egypte, l’empereur Menelik II, qui gouvernait alors l’Ethiopie, s’engageait à ne pas autoriser l’édification d’ouvrages susceptibles perturber le débit du Nil sans l’accord de Londres et du gouvernement du Soudan.

Suite à son accession à l’indépendance, l’Egypte signait en 1929 un traité avec la Grande Bretagne, encore installée sur certains territoires amonts du Nil, lui reconnaissant « des droits naturels et historiques sur les eaux du Nil » et offrant un droit de véto au Caire sur la construction d’ouvrages en amont du fleuve, ainsi qu’un droit de prélèvement 48 milliards de mètres cubes annuels, contre seulement 4 milliards de mètres cubes pour le Soudan (le différentiel par rapport au débit total n’étant pas alloué).

A l’indépendance du Soudan, Khartoum réclama une renégociation du traité de 1929, débouchant en 1959 sur la signature d’un nouveau traité étendant le droit de veto sur la construction d’ouvrages en amont au Soudan et une nouvelle répartition des quotas de prélèvements, avec 75,7% du débit annuel (mesuré à Assouan) pour l’Egypte et 24,3% pour le Soudan (soit 55,5 milliards et 18,5 milliards de mètres cubes d’eau par an). Une renégociation gagnante pour les deux pays qui voyaient ainsi leurs quotas augmenter, mais qui faisait une nouvelle fois l’impasse sur l’Ethiopie et les autres pays riverains de l’amont du Nil.

Une contestation de plus en plus pressente des pays en amont du Soudan

Dans la seconde moitié du XXème siècle, face à la grogne de ces pays, l’Egypte a su maintenir son hégémonie en maniant tour à tour menaces et initiatives de coopération, jusqu’à ce qu’en 2010, l’ancien premier ministre éthiopien Meles Zenawi signe un accord associant le Kenya, l’Ouganda, le Burundi, la Tanzanie et le Rwanda à l’Ethiopie, donnant un accès égal aux ressources du fleuve à l’ensemble des Etats riverains, déplaçant de fait la géopolitique du Nil vers l’amont. Cet accord ne sera pas signé par l’Egypte et le Soudan et sera qualifié de « coup de poignard dans le dos » en une du 11 mai 2010 de l’Egyptian mail, provoquant des craintes de guerre de l’eau.

Un an plus tard, le 2 avril 2011, profitant du contexte international - l’Egypte étant en effet secouée par les printemps arabes qui ont débouchés sur la destitution du président Hosni Moubarak un mois plus tôt - l’Ethiopie pose la première pierre du barrage de la Renaissance. Ce sera le début de 10 ans d’intenses tensions entre l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie.

Le Nil, source de puissance et de dépendance pour l’Egypte

L’Egypte est extrêmement dépendante du fleuve, le Nil fournissant 97% de ses besoins en eau et ses rives abritant 95% des quelques 100 millions d’habitants du pays. Or la vitesse de remplissage du GERD va avoir des conséquences sur le débit en aval. En effet, un remplissage en 3 à 5 ans comme souhaité par l’Ethiopie pourrait entraîner une réduction des terres cultivables en Egypte de 67% par an. L’Egypte et le Soudan prônent un remplissage sur 21 ans, qui limiterait la réduction des surfaces agricoles à 2,5% par an. Les craintes de ces deux Etats ne se limitent pas au remplissage, car le barrage de la Renaissance soumettrait potentiellement le débit du Nil au bon vouloir d’Addis-Abeba. Pour limiter cette dépendance, ils souhaiteraient que soit mis en place un accord légal contrôlant l’utilisation du barrage, ce que l’Ethiopie considère comme une atteinte à sa souveraineté.

Mais au-delà des questions de ressources hydrique, cette crise s’explique aussi par des enjeux de puissance. L’Egypte, puissance économique et militaire de la région voit d’un mauvais œil l’émergence éthiopienne de ces dernières années.

Une opportunité de montée en puissance pour l’Ethiopie

Depuis les années 2000, l’Ethiopie connaît en effet une croissance économique rapide, portée par les investissements étrangers, et affiche un taux de croissance parmi les plus élevés au monde : 8,4% par an pour la décennie 2000, puis 9,7% entre 2010 et 2018. Pour répondre à ses besoins de développement économique, le pays s’est lancé dans la construction d’ouvrages hydroélectriques, qui doivent aussi lui permettre de fournir de l’électricité à ses voisins. Il est par exemple prévu que sur les 6450 MW de production du GERD, 2000 MW soient réservés à l’export. Ce rôle de centrale hydroélectrique de l’Afrique de l’Est lui garantira des rentrées financières, tout en servant son soft power en berne.

Jusqu’à récemment, le soft power éthiopien pouvait compter sur des atouts puissants, comme l’obtention par le premier ministre Abiy Ahmed du prix Nobel de la Paix en 2019 pour son action dans la résolution du conflit opposant son pays à l’Erythrée, ou son rôle historique de contributeur majeur aux forces de maintien de la paix de l’ONU. A titre d’exemple, en juillet 2021, le pays était ainsi le troisième contributeur du contingent des casques bleus. Cette stratégie d’influence est toutefois aujourd’hui malmenée, en particulier par le conflit au Tigré et l’insurrection en région Oromia. Conséquence indirecte de cette guerre civile qui ne dit pas son nom, le Soudan a obtenu le remplacement du contingent de casques bleus éthiopiens basé dans la zone contestée d’Abiyé, entre Soudan et Soudan du Sud, par des troupes d’autres nationalités.

Le Soudan inquiet de sa balance bénéfices / risques

Si le Soudan possède de nombreux points de divergence avec l’Ethiopie sur le GERD, le positionnement de ce pays est nettement plus ambivalent que celui de l’Egypte. S’il craint d’un côté le contrôle éthiopien sur le Nil, qui pourrait le laisser à la merci d’inondations et endommager ses propres infrastructures hydroélectriques, il voit aussi dans ce barrage une opportunité de se fournir en énergie peu chère - l’Ethiopie s’étant engagée à lui fournir de l’électricité à prix coûtant – et de voir le débit du Nil mieux maitrisé, limitant les inondations et permettant d’augmenter sa production agricole.

Un conflit frontalier, portant sur le fertile triangle d’Al-Fashaga, occupé par l’Ethiopie jusqu’à sa reconquête récente par les forces soudanaise à la faveur du conflit au Tigré, pourrait aussi jouer un rôle dans l’équation. Si Khartoum affirme vouloir dissocier cette question des négociations liées au barrage, ce territoire disputé de 250 km2 sur lequel de nombreux agriculteurs éthiopiens sont installés pourrait servir de moyen de pression.

Les éléments de langage des protagonistes

Utilisé par l’ensemble des protagonistes, le premier levier de guerre de l’information observable dans cet affrontement vise à faire du positionnement d’un des camps le seul légitime, tout en décrédibilisant celui de ses opposants. Ainsi, l’Ethiopie présente le GERD comme d’intérêt vital, justifiant une position inflexible, tout en tenant un discours défendant une volonté d’avenir commun de la région. De la même manière, l’Egypte - et dans une moindre mesure le Soudan - dénoncent le barrage comme une menace à leurs intérêts vitaux, tout en déclarant ne pas s’y opposer, voire l’appuyer.

C’est sur cette base qu’Addis-Abeba fait du projet un vecteur d’union national depuis son lancement, en mettant en avant son financement qui repose sur la mobilisation de la population et de la diaspora. Le barrage devient ainsi le symbole d’une Ethiopie cherchant à assurer son développement économique, en dépit de l’absence de soutien des organisations internationales, et une marque de souveraineté. On a par exemple pu voir émerger le hashtag #itismydam sur les réseaux sociaux, exprimant la colère des éthiopiens face à l’impression que les Etats-Unis et la Banque mondiale prenaient parti en faveur de l’Egypte dans la médiation. A l’inverse, les dirigeants Egyptiens, d’Hosni Moubarak à Abdel Fattah al-Sissi en passant par Mohamed Morsi, ont tous présentés le barrage comme une menace existentielle. Les droits historiques du pays sur les eaux du Nil se voient ainsi légitimés, le ministre de l’eau et de l’irrigation, Mohammed Abdel Ati, allant jusqu’à réclamer une augmentation des quotas de son pays en raison de la forte augmentation de sa population depuis la signature du traité de 1959 – occultant au passage le fait qu’il en était de même côté éthiopien.

Le deuxième levier utilisé par les trois pays repose sur une tentative d’intoxication, basée sur une rhétorique martiale découlant de ces discours nationalistes, visant à convaincre de leur détermination à aller jusqu’au conflit armé pour défendre leurs positions si nécessaire. L’Egypte a historiquement eu recours à l’intimidation face aux projets susceptibles de remettre en question son contrôle des eaux du Nil, le GERD ne fait pas exception à la règle. En 2013, le gouvernement de Mohamed Morsi avait ainsi probablement volontairement laissé fuiter la diffusion d’une réunion au cours de laquelle diverses solutions étaient mises sur la table, de l’offensive diplomatique à une opération d’intoxication laissant croire que l’Egypte se préparait militairement à empêcher la construction du barrage, en passant par une déstabilisation de l’Ethiopie par l’intervention du GIS (renseignement extérieur égyptien) et le soutien à des mouvements insurrectionnels. Le président prenait ensuite le contre-pied de ces propositions en déclarant qu’aucune de ces options ne saurait être envisagée. En 2020, le gouvernement actuel reprenait cette méthode à son compte, en diffusant des images d’une armée de l’air prête à intervenir. Un nouveau cap a été franchi au mois de mai de cette année lorsque l’Egypte et le Soudan ont réalisé des manœuvres communes sur le sol soudanais. Nom de code de l’opération ? « Gardiens du Nil ». Le message pouvait difficilement être plus clair.

Côté éthiopien, le premier ministre Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix, évoquait en 2019 pouvoir « mobiliser des millions de jeunes » en cas de conflit armé, tandis que la réponse à la diffusion des images de l’aviation égyptienne se fit sous la forme d’une « fuite » d’image de batteries antiaériennes à proximité du barrage. Toujours dans cette posture d’agressée, Addis-Abeba déclarait il y a quelques semaines avoir repoussé une attaque de la rébellion tigréenne contre l’ouvrage, accusant le Soudan de fermer les yeux sur la présence de ces groupes sur son territoire.

A l’opposé de ces discours martiaux, les protagonistes cherchent néanmoins à apparaitre comme des vecteurs de stabilité et de développement de la région. Comme évoqué plus haut, l’Ethiopie mise sur des traités de coopérations multipartites avec les pays riverains du Nil initialement exclus du partage des eaux et l’export d’une électricité peu chère, tandis que l’Egypte s’appuie sur des coopérations bilatérales afin d’éviter l’apparition d’un bloc uni hostile à sa main mise sur le fleuve. L’Egypte met ainsi en avant sa contribution à la construction de réservoirs ou barrage au Soudan, au Sud-Soudan, en Ouganda ou encore en Tanzanie et se positionne comme un acteur central de l’intégration de la région.

Le dernier levier utilisé est une stratégie d’internationalisation de la médiation, tout d’abord poussée par l’Egypte, rejointe plus tardivement par le Soudan suite à l’arrivée au pouvoir en 2019 de militaires plus favorables au Caire. Suite à l’échec d’une médiation pilotée par un panel d’expert internationaux, l’Egypte se lança en 2014 dans une offensive diplomatique auprès de plusieurs pays, dont la République Démocratique du Congo et la Tanzanie, pour tenter de les rallier à sa position, déclenchant la colère du Soudan qui l’accusera de jeter de l’huile sur le feu. En novembre 2019 le Caire lançait un appel enjoignant la Ligue Arabe à soutenir sa position, en parallèle du lancement d’une médiation portée par l’administration Trump et la Banque mondiale, dont Addis-Abeba claquera la porte l’année suivante en raison de la position jugée partisane des médiateurs, évoquée plus haut. 2020 est aussi l’année d’une erreur stratégique égyptienne : le Conseil des ministres arabes des Affaires étrangères a affirmé sous son impulsion, dans une résolution suivant une réunion de la Ligue Arabe portant sur le barrage de la Renaissance, que « la sécurité en eau de l'Égypte et du Soudan fait partie intégrante de la sécurité nationale arabe ». Plusieurs pays d’Afrique furent choqués de voir le Nil présenté comme un fleuve arabe, d’autant plus à l’heure où la géopolitique du Nil tend à se déplacer vers l’amont. Dernier développement, en juillet de cette année, l’Egypte a fait porter la question devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui invitera à une reprise des négociations sous l’égide de l’Union africaine, contrairement aux souhaits du Caire.

Les risques d'une guerre de l'eau

Dans un courrier adressé en juin au Conseil de sécurité, la ministre des affaires étrangères soudanaises, Asma Mohamed Abdallah, déclarait que l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie étaient techniquement très proches d’un accord, avec 90% des points déjà traités. Néanmoins la rhétorique nationaliste déployée par ces trois pays dans leurs affrontements informationnels se révèle une arme à double tranchant, bloquant les 10% restant. La signature d’un accord juridique contraignant régissant le remplissage et l'exploitation du GERD, réclamée par l’Egypte et le Soudan, mais que l’Ethiopie refuse au nom de sa souveraineté, reste le point de blocage majeur du dossier. L’opposition au barrage, facteur d’unité au sein d’une société égyptienne profondément divisée et une dépendance au bon vouloir éthiopien qui apparaitrait comme un aveu de faiblesse, contraignent en effet l’Egypte à l’action. En miroir, l’Ethiopie se retrouve dans l’impossibilité politique de faire des concessions trop importantes, à l’heure où le barrage est l’un des derniers vecteurs d’union nationale. Ces deux puissances régionales, secouées à des degrés divers par une instabilité interne et les conséquences de la pandémie, restent ainsi confrontées au spectre d’une guerre de l’eau qui ne ferait que des perdants.

 

Adrien Le Gal
Auditeur de la 37ème promotion MSIE