La polémique sur le projet d’oléoduc en Ouganda-Tanzanie

En 2006, d’importantes réserves de pétrole étaient découvertes en Ouganda, sur les rives du lac Albert, à proximité de la frontière de la République Démocratique du Congo.

Aujourd’hui, quinze ans plus tard, la Société Total se prépare à lancer l’exploitation de ces gisements, en partenariat avec le Gouvernement ougandais. Le groupe français est engagé à la fois dans l’extraction du pétrole sur le permis de Tilenga, qui chevauche le lac Albert et le parc national réputé de Murchison Falls, et dans un projet d’oléoduc – baptisé EACOP pour East Africa Crude Oil Pipeline – destiné à transporter ce pétrole (environ 200 000 barils par jour) et celui extrait un peu plus au Sud par le groupe chinois CNOOC (jusqu’à 40 000 barils par jour), vers l’Océan Indien.

Cet oléoduc, qui s’étendra sur près de 1 500 kilomètres à travers les territoires de l’Ouganda et de la Tanzanie, devra être chauffé en permanence à 50° C pour éviter que le pétrole ne se solidifie.

L’exploitation du pétrole ougandais – dont Total est la principale cheville ouvrière – suscite un large mouvement d’opposition à la fois sur place et au niveau international en raison des atteintes graves aux droits humains et à l’environnement qu’elle provoque déjà ou menace de provoquer.

Au-delà de Total et des ONG locales et Internationales, ce rapport de force polémique implique directement l’Etat ougandais, l’Etat tanzanien et l’Etat français qui poursuivent des stratégies de développement économique et de diffusion de leur influence.

Caractéristiques du rapport de force

Pour décrire le rapport de force polémique qui oppose l’Etat ougandais et tanzanien aux populations de la zone pétrolière et les ONG, il convient de distinguer un aspect complémentaire : le contenu, qui concerne l’information diffusée en elle-même par les protagonistes. Le rapport de force est alors un affrontement polémique pour le contrôle des contenus. Cette approche concerne le fond même du projet. L’expropriation anarchique des terres, le non-respect des droits humains et les impacts négatifs sur l’environnement que pourraient avoir ce projet sur ces régions.  Selon l’ONG « Les Amis de la Terre France » Total dans ce projet a violé deux principes qui sont : le processus d’acquisition des terres et le non-respect de la loi de vigilance.

  • Processus d’acquisition des terres

Le processus d’acquisition des terres par Total devrait se dérouler en plusieurs étapes :             les visites d’évaluation des terres et cultures permettant de calculer le montant des compensations à verser à chaque personne concernée, puis la signature par les populations des formulaires de compensation valant acceptation de l’évaluation et du montant. Ensuite le versement effectif des compensations, et enfin la réinstallation des populations déplacées. Dans ce cadre, une fois l’évaluation complétée, les entreprises fixent une « date limite d’éligibilité » pour chaque zone, c’est-à-dire la date butoir à partir de laquelle plus aucune modification sur les terres, habitations et cultures des populations concernées n’est prise en compte dans le calcul de la compensation.

En outre, toute compensation doit être juste, c’est-à-dire suffisante pour améliorer ou tout au moins rétablir les moyens de subsistance et les conditions de vie des personnes déplacées, et elle doit être versée préalablement à la perte de jouissance des terres.

Mais selon les associations de défense notamment « Les Amis de la Terre France » Ni l’un ni l’autre n’est réalisé dans le cadre des projets Tilenga et EACOP par Total.

En effet, les communautés affectées sont privées du libre usage de leurs terres pendant plus d’un ou deux ans avant même de percevoir la compensation due. De plus, dans le cadre du projet Tilenga, elles se plaignent de ne pas pouvoir avoir le choix du lieu où elles seront réinstallées et d’être contraintes pour le choix du mode de compensation (monétaire plutôt qu’en nature), ainsi que d’évaluations incomplètes de leurs terres et cultures, et du faible montant de ces compensations. Pour le projet EACOP, elles soulignent les mêmes problèmes, et s’alarment de ne même pas avoir été informées du montant de leurs futures compensations.

  • Non-respect de la loi de vigilance par TOTAL

Certaines obligations contenues dans la loi sur le devoir de vigilance.

« Pour rappel, cette loi impose aux très grandes entreprises domiciliées en France  de plus de 5  000 salariés en France ou 10  000 dans le monde une obligation de vigilance afin d’identifier les risques et de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant de leurs propres activités, de celles de leurs filiales et sociétés contrôlées, ainsi que de celles des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie ».

Aux termes de cette loi, les multinationales françaises doivent élaborer et publier un « plan de vigilance » détaillant les risques pour les droits humains et l’environnement identifiés dans leurs activités, ainsi que les mesures concrètes adéquates pour prévenir les atteintes graves à ces droits et atténuer ces risques dans leurs activités partout dans le monde. Elles doivent également et surtout mettre en œuvre ces mesures de prévention ou d’atténuation de manière effective, c’est-à-dire s’assurer de leur déploiement et mise en œuvre effective dans toutes leurs activités, y compris celles effectuées au travers de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs à travers le monde.

Il est important de noter que l’obligation de vigilance existe indépendamment de la publication du plan. En d’autres termes, la publication d’un plan de vigilance ne veut pas dire que l’entreprise a respecté son obligation ; le plan n’est que le moyen de rendre publique les mesures de vigilances prises par l’entreprise. Pour faciliter son accessibilité, le plan de vigilance, ainsi que le compte rendu de sa mise en œuvre, doivent être publiés dans le rapport annuel de gestion.

Les risques mises en avant par les ONG

Ainsi, selon « Les Amis de la Terre France » les risques ci-après non pas été pris en compte dans le plan de vigilance :

Droits humains et libertés fondamentales :

Risque de travail forcé, risque de discrimination, risque de non-respect de conditions de travail équitables et sûres risques liés à la relocalisation des communautés locales riveraines, risque d’atteintes.

Droits à la santé des communautés locales :

Risque d’utilisation disproportionnée de la force à la santé et sécurité des personnes et à l’environnement, risques résultant d’un accident industriel majeur sur un site offshore ou on shore, risques liés au cycle de vie des produits fabriqués, aux substances et matières premières utilisées et enfin les risques liés au transport.

Ainsi, pour non-respect de ces obligations, en octobre 2019, les deux associations françaises les Amis de la Terre France et Survie, et les quatre Ougandaises AFIEGO, CRED, NAPE / Amis de la Terre Ouganda et NAVODA, ont assigné en justice Total S.A. en France sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre.

Réaction de TOTAL face aux diverses interpellations

Total rejetant en bloc ces accusations, la multinationale a contesté la compétence du tribunal judiciaire initialement saisi pour juger cette affaire, souhaitant que cette dernière soit jugée par un tribunal de commerce.

Pour étayer son argumentation, Total a communiqué sur le nombre de cas résolus.  Par exemple mi-septembre 2020, Total expliquait que sur les 531 plaintes ouvertes dans le cadre du mécanisme de résolution des conflits pour les personnes à réinsérer du projet Tilenga, 434 dossiers avaient été résolus.

Ensuite Total estime que son plan de vigilance identifie les risques pouvant résulter de ces activités, que ce soit envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et l’environnement. Les mesures de prévention propres à prévenir ces risques y sont également présentées.

D’ailleurs ce plan de vigilance est intégré au Document de Référence du Groupe, disponible sur internet. 

Dans la même dynamique, Total explique que la gestion des risques associés à ces opérations ne relève pas du compte-rendu du plan de vigilance mais de la mise en œuvre de plans d’actions, des procédures en vigueur dans le Groupe et des autres mesures élaborées pour chaque projet sur la base notamment des études d’impact. Les mesures visant à prévenir les risques identifiés ont effectivement été mises en œuvre par Total E&P Uganda et ses partenaires pour les projets EACOP et Tilenga.

Une contre-attaque cognitive

Total E&P -ganda et ses partenaires ont ainsi réalisé des évaluations détaillées (ESIA – Environmental and Social Impact Assessment) des impacts sociétaux (accès à la terre et à l’eau notamment) et environnementaux potentiels des projets Tilenga et EACOP. Elles ont permis de mettre en place les mesures afin d’éviter ces impacts ou de les minimiser.

Ces études d’impact ont été conduites dans le respect des standards nationaux et internationaux, en particulier ceux de l’IFC qui sont parmi les plus stricts en matière environnementale et sociétale. Elles ont nécessité la consultation de près de 70 000 personnes en Ouganda et en Tanzanie.

Enfin, les projets Tilenga et EACOP ont été conçus de façon à limiter au maximum l’impact sur les populations locales et si possible à contribuer à améliorer leur qualité de vie, en limitant les relocalisations et en accompagnant les personnes concernées. Les plans de relocalisation s’attachent à limiter au maximum les déplacements physiques des personnes concernées, ainsi que l’impact engendré sur leurs conditions de vie, et font l’objet d’un suivi régulier par les équipes en charge de ce projet au sein de notre Groupe.

Analyse du rapport de force : vers un blocage des actions des ONG ?

Le projet d’oléoduc est porté par un consortium d’entreprises qui ont formé la société « East African Crude Oil Pipeline (EACOP) Limited », dont Total Energies, qui dirige de fait le projet, contrôle 62 % des parts.

Ensuite l’exploitation des ressources pétrolières de l’Ouganda avec à la clé des perspectives de profits juteux pour quelques-uns est une priorité pour le régime de Yoweri Museveni. Les autorités ougandaises mettent aujourd’hui les bouchées doubles pour accélérer le processus.  Juste après la réélection en avril 2021, dans la foulée de la réélection de Yoweri Museveni pour un sixième mandat, trois accords présentés comme définitifs ont été annoncés par Total et les autorités ougandaises, ouvrant la voie à l’exploitation des gisements et à la construction de l’oléoduc.

En septembre 2021, le gouvernement ougandais a présenté au Parlement une loi spéciale « la loi EACOP » destinée à fixer les règles fiscales et économiques relatives à la construction de l’oléoduc et à offrir à Total et CNOOC la certitude que leur investissement sera protégé contre tout changement dans la législation. Cette alliance étroite nouée de fait entre Total et le régime ougandais se traduit aussi sur le plan sécuritaire. Ainsi le gouvernement a dépêché de nouvelles troupes à la frontière avec la République démocratique du Congo (RDC) pour protéger les régions pétrolières contre les groupes rebelles comme l’ADF. Il a créé une police pétrolière pour gérer la sécurité dans la zone, dont beaucoup de résidents se plaignent qu’elle agit au service des intérêts de Total. Récemment, le gouvernement a décidé de suspendre plusieurs dizaines d’ONG ougandaises, dont AFIEGO, une des associations partie au recours en France, qui agit aux côtés des populations des régions pétrolières et les aide à défendre leurs droits à la terre.

Du coté des ONG, le 24 juin 2019 une mise en demeure de Total par les Amis de la Terre France, Survie, AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA2.

Le 23 octobre 2019, les Associations saisissent le Tribunal de Grande Instance de Nanterre afin d’assigner Total en justice.

En décembre 2021, la Cour de cassation a finalement donné raison aux ONG. L’affaire ne sera examinée sur le fond, sauf nouvelle question de procédure, qu’à partir de l’automne 2022, soit trois ans après l’assignation en justice de Total.

En l’état actuel des choses nous ne pourrons pas dire qu’un camp a gagné ou non. Total joue sur le temps en recherchant à retarder la procédure au maximum. Mais les associations continuent de mettre une force pression sur Total et le gouvernement français en menant une campagne d’agit-prop pour perturber l’organisation du conseil d’administration de Total SA à Paris.

 

Nounagnon Brice Russell Dansou,
étudiant de la 41ème promotion MSIE

 

 

Autres sources

https://totalenergies.com/sites/g/files/nytnzq121/files/documents/2021-03/Total_EP_Uganda_Rapport_Investigation_Vigilance.pdf

https://www.amisdelaterre.org/wp-content/uploads/2020/10/rapport-un-cauchemar-total-amisdelaterre-survie.pdf

https://oi-files-cng-prod.s3.amazonaws.com/uganda.oxfam.org/s3fs-public/file_attachments/Empty%20Promises%20down%20the%20line.pdf

https://totalenergies.com/sites/g/files/nytnzq121/files/documents/2021-03/Total_EP_Uganda_Rapport_Investigation_Vigilance.pdf

https://www.amisdelaterre.org/campagne/total-rendez-vous-au-tribunal/