La polémique sur le projet Hercule d’EDF

Un jeune enfant blond, de grands yeux bleu innocents et une voix off qui interpelle : « Quand il vous demandera pourquoi vous avez laissé privatiser l’énergie, vous répondrez quoi ? ».  Ce sont les éléments d’une affiche apparue le 27 janvier dernier dans les espaces publicitaires physiques des grandes métropoles de France et quelques médias dont Libération. Les citoyens dont la curiosité aura été piquée et qui ne sauraient pas encore de quoi il retourne, auront appris rapidement que cette affiche est au cœur d’une campagne de communication lancée par le CSEC d’EDF avec pour objectif manifeste la mobilisation de l’opinion publique contre le projet Hercule. En effet, un site internet a été créé pour l’occasion et recueille les soutiens via une pétition en ligne.

Le dit « projet Hercule », c’est le nom du plan de transformation du groupe EDF, une mission qui a été confiée à son PDG Jean-Bernard Lévy, directement par Emmanuel Macron fin 2018.  Ce mandat spécifique doit permettre de répondre aux grands défis de l’électricien français avec en premier lieu, résorber son endettement écrasant de 42 milliards d’euro, qui freine la maintenance et le renouvellement du parc nucléaire.

Par ailleurs, l’entreprise doit être armée pour répondre aux objectifs de la transition écologique, découlant des accords de Paris (2010) et entérinés par la loi n°2015-922 qui vise à augmenter la part des énergies renouvelables et limite le nucléaire à 50% du mix électrique, ce qui nécessite également des investissements. Enfin, et c’est précisément ce qui transforme la tâche en casse-tête, le tout doit être réalisé en répondant aux requêtes et mises en demeure de la Commission Européenne qui pointent les divers manquements de la France et termes de libéralisation du marché de l’énergie.

La réapparition d’un clivage idéologique

D’un point de vue idéologique et médiatique, c’est l’éternel clivage gauche-droite qui a régit l’expression des différents partis. On a ainsi vu les médias traditionnellement de gauche et du centre, relayer le message des salariés, avec en tête Le Monde qui a publié leur tribune et sus d’autres articles, Libération, L’Humanité, Le Parisien, 20 Minutes, les quotidiens locaux, etc. L’argumentaire est traditionnel, il dénonce la privatisation d’un bien public : l’électricité, le démantèlement d’un énième fleuron industriel français orchestré par la Commission Européenne et des conséquences sociales certaines.

On trouve également fréquemment le regret d’un projet engagé uniquement pour satisfaire les investisseurs privés en nationalisant les pertes et privatisant les profits ; un réquisitoire qui fait référence à la structure prévisionnelle du groupe : EDF bleu, une maison mère 100% publique, qui comprendrait notamment la production nucléaire et le transport (RTE) et EDF vert, une filiale en partiellement privée (potentiellement à hauteur de 30%) qui comprendrait les énergies renouvelables, la distribution (ENEDIS) et la branche commerciale. La double menace de l’augmentation de la dette publique et des tarifs de l’électricité pèse ainsi sur le contribuable.

En face, les médias traditionnellement de droite, ont, eux, diffusé les messages du PDG d’EDF, énoncés clairement lors de son audition du 10 février par les commissions parlementaires aux affaires économiques et au développement durable à propos du projet Hercule, puis réitérés lors de la présentation des résultats annuels le 18 février. Ainsi, Les Echos, Le Point, La Tribune, Challenges, La Croix, BFM Business, etc., ont naturellement développé un discours orienté vers les enjeux économiques et souverainiste. Le risque de déclassement face aux concurrents européens, le besoin de capitaux privés pour accélérer la croissance des énergies renouvelables, le maintien de la souveraineté de la France sur ses concessions hydrauliques, la renégociation du dispositif de l’arenh avec la Commission Européenne constituent l’essentiel de l’argumentaire pro-Hercule.

Pour préciser ce dernier point, la Commission Européenne serait d’accord pour revoir les modalités de calcul ou au moins rehausser le tarif de l’arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique) qui permet aux fournisseurs concurrents d’EDF en France de lui racheter une partie de sa production à tarif fixe. Un bonne nouvelle pour la Direction du Groupe selon laquelle ce dispositif « poison » ne permet pas de couvrir l’ensemble des frais de production et génère un manque à gagner qui participe au creusement de la dette.

Une guerre de l’information orchestrée par les syndicats

Au-delà d’une partition qui semble familière, ce cas révèle des faits sociaux qui illustrent l’évolution de notre société. Le premier d’entre eux porte sur la place des syndicats car ce sont bien eux, à la manœuvre derrière cette campagne de communication. S’ils mènent toujours clairement les campagnes d’information internes à EDF et les appels à la grève, si ce sont bien eux qui ont « accueilli » Jean-Bernard Levy devant l’Assemblée Nationale, aucune affiliation n’est revendiquée sur le site internet dédié à la lutte contre le projet pas plus que dans l’ensemble du plan de communication.

On ne peut leur rapprocher ici un manque de transparence : la page web est bien signée par le Comité social d'entreprise (CSEC d’EDF SA), une instance de représentation des salariés dont les membres sont eux-mêmes titulaires des CSE d’établissements où ils ont été élus sur proposition de listes par les organisation syndicales représentatives. En outre, étant donné que le projet Hercule concerne l’ensemble du Groupe, il est tout à fait cohérent que le sujet soit porté par l’instance de représentation salariale centrale.

Des efforts importants ont été produits pour toucher le public, à commencer par le vote d’un budget de 500 000€ (qui n’aurait pas été consommé intégralement) qui a permis de financer le plan de communication, orchestré à l’avance de manière très professionnelle : tribune dans Le Monde, soutenue par des interventions média radio / TV, lancement des affiches et du site internet, mise à disposition d’un kit de communication militant, etc.

Sur le site internet, bien que la rhétorique syndicale traditionnelle ne peut se gommer complètement (par exemple, la revente de barrages à la concurrence y est mentionnée alors que seule la gestion des concessions est concernée), des accents particuliers ont été mis sur le design du site, à la fois professionnel et fun, sur la pédagogie afin d’expliquer le projet et ses conséquences (financières) pour les contribuables et enfin sur la légitimité du combat via un dossier presse de référence et la liste des 50 signataires de la tribune. Cette liste contient non seulement quelques syndicalistes, attendus, mais aussi de nombreux élus, chercheurs et anciens cadre d’EDF ou de la CRE (Commission de la Régulation de l’Energie).

Une campagne à résonance faible ?

Pour l’instant, ce n’est pas avéré : le mouvement anti-Hercule connait un succès timide si on se base sur le nombre de signatures obtenu : 48399 à la mise à jour du 25/02 soit environ 1700 signatures par jour depuis le lancement de la pétition. A titre de comparaison, le site, pourtant très critiqué, du referendum d’initiative partagé sur la question de la privatisation d’ADP, a recueilli 1,09 millions de signatures en 8 mois soit 4000 signatures par jour et la pétition lancée par Pricillia Ludosky pour demander la baisse du prix du gazole en mai 2018 aurait reçu environ 1900 signatures par jour sur plus de 18 mois pour un total dépassant le million mais sans le moindre financement.

Une augmentation du prix de l’électricité ne touche pas de la même manière les différentes catégories de la population. Une étude de l’INSEE montre ainsi que les retraités seraient les plus sensibles aux variations des prix de l’électricité alors que les agriculteurs, artisans, ouvriers, professions intermédiaires et employés seraient moins affectés que la moyenne des consommateurs. Les données de la dernière étude « Budget de famille » montrent que les retraités et autres inactifs sont en effet les seules catégories socio-professionnelles dont le montant de dépenses allouées à l’électricité est supérieur à celui dédié au carburant (cf. TF 103 et TF 203). On reste loin des inégalités malencontreusement ciblées et du « tampon de la honte » qui entouraient la taxe carbone.

Les angles d’attaque de la polémique

La campagne anti-Hercule mentionne une augmentation de 50% du prix de l’électricité depuis l’ouverture à la concurrence des fournisseurs en 2005. C’est vrai mais il ne faut pas oublier qu’à aujourd’hui, le prix de l’électricité précisément ne concerne que 30% de la facture d’électricité (le reste étant composé de taxe et la rétribution du distributeur).

Si tant est qu’on puisse réellement parler de privatisation dans le cadre du projet Hercule où la maison mère resterait à 100% publique, on peut également supposer dans ce domaine que les Français se sont habitués aux privatisations qu’ils observent quasiment en continu depuis la fin des années 1980. Sur cette période, aucun mouvement populaire n’a pu arrêter le moindre projet de cet ordre, dans le meilleur des cas, simplement les échelonner. Le référendum d’initiative populaire pour ADP n’a pas abouti faute d’avoir réuni 10% des signatures du corps des électeurs ; si le processus est en attente aujourd’hui, c’est avant tout en raison du Covid-19.

Par ailleurs, la privatisation fin 2019 de la Française des Jeux a connu un grand succès populaire et ramené de nombreux petits porteurs en bourse. Cette tendance s’est accrue pendant le confinement. Il est donc possible que l’ouverture aux investisseurs privés d’EDF Vert ait plus d’intérêt pour le grand public qu’elle n’aurait pu en avoir il y a encore peu de temps. Un tel investissement en bourse dans les énergies renouvelables peut devenir un acte éthique et patriotique.

Enfin on ne peut exclure que les résultats actuels de la pétition en ligne sont l’objet d’un simple contretemps liés à la situation sanitaire, que le CSEC va gagner son pari et réussir sa mobilisation de la population française. Au-delà du nombre de signature, cette campagne a certainement permis de porter le projet à la connaissance de nombreux citoyens. Il est impossible de prévoir d’où viendrait l’étincelle du succès mais elle a encore largement le temps surgir, le projet n’en étant qu’à ses balbutiements et l’horizon économique n’étant pas particulièrement réjouissant pour les contribuables. 

 

Lucie Laurent
Auditrice de la 36ème promotion MSIE