La pratique de l’intelligence juridique

L’Intelligence Juridique (IJ), pourquoi faire, qu’est-ce que c’est, pourquoi en parle-t-on maintenant, à quoi ça sert ? Ces questions émergent face à l’intérêt que cette nouvelle démarche apporte.

L’opportunité offerte pour le déploiement de l’IJ est le fruit de la vision de Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de Guerre Economique, qui a voulu organiser une réaction face aux constats de l’Intelligence Economique montrant que le Droit était utilisé comme une arme de guerre économique alors qu’il restait opaque pour les décideurs. Ceux-ci voulaient comprendre les rapports de force et les stratégies d’influence par le Droit, disposer de grilles de lecture claires, de solutions et d’options pour anticiper et construire leurs stratégies sur les bases les plus solides possibles. La commande était claire : l’Intelligence Juridique devait s’enseigner et se déployer. Sacré défi à saisir par les métiers du droit mais ô combien gratifiant !

Enseigner l’Intelligence Economique aux métiers du droit n’a pas été jugé suffisant car l’IE seul ne peut pas apprendre aux juristes à « penser autrement » pour sortir de leur technicité et répondre aux attentes des décideurs. Parler de Droit et d’IE, plutôt que d’IJ, n’a pas été retenu non plus car l’Intelligence Juridique doit :

. Enrichir l’Intelligence Economique de la « Brique Juridique », c’est-à-dire de l’analyse d’Intelligence Juridique montrant les impacts du droit sur le business ainsi que les impacts du business sur le droit (« impacts » comprenant les enjeux, les leviers, les failles, les signaux faibles et les moyens de les traiter) pour intégrer la compréhension des stratégies juridiques dans les analyses. L’Intelligence Juridique aurait permis, par exemple, de montrer l’exploitation de failles juridiques par la Chine pour contrôler la diffusion des droits du football français via Mediapro, société sino-espagnole, comme le souligne Antoine Demory ou de prévenir la guerre informationnelle ayant conduit Pornhub, société canadienne, à renoncer à 80% de son contenu en raison de questions soulevées sur sa licéité, sur fonds de débats sur le contrôle de contenus par les plateformes, évoqué par Alexandre Clabault.

. Aller au-delà de l’application du Droit aux activités de l’IE dont la recherche d’informations, les fuites de données, e-réputation et la cybercriminalité, pour ajouter à ces problèmes des réactions aux tactiques de conquête par le Droit ou à l’utilisation du Droit comme arme de guerre économique ;

. Couvrir les 5 champs relatifs au Droit : 1. Le Droit, sa fabrique, ses manques, sa conception par le législateur (droit dur) et par les acteurs (droit souple), 2. L’Administration car on a vu qu’elle était un des facteurs de succès de l’application des lois. En effet, chercher à se protéger de l’extraterritorialité des lois américaines sans apprécier la puissance de leur administration et sa manière d’opérer peut rendre la démarche vaine. Autre exemple, penser que le débat sur le secret professionnel des juristes relève de considérations corporatistes revient à occulter une tendance naissante de délocalisation des services juridiques dans des pays où ils peuvent conseiller leur entreprise sans craindre le reproche de l’administration ou du juge : « l’entreprise savait ». 3. La Justice, sa manière d’appréhender et d’appliquer le Droit, les rapports des justiciables avec la Justice, la place de la France dans l’échiquier mondial du règlement des litiges, 4. Les métiers du droit car leur évolution ou ce qui la booste ou la freine est un facteur de diffusion de la culture juridique au sein des acteurs économiques donc un facteur de gain ou de perte voire un moyen de contrôle et, enfin, 5. les LegalTech car les outils qui sont proposés pour aider les entreprises à exécuter des tâches juridiques sont un vecteur méconnu de formatage de la pensée. A titre de comparaison, si tout le monde achète une voiture avec un volant pour conduire à gauche, pourquoi continuer à rouler à droite ?

. Casser les silos de pensée pour favoriser la transversalité car le Droit est une matière vivante qui, régissant les relations sociales et économiques, doit être appréciée dans son contexte ; ce contexte étant devenu global ces 5 dernières années. L’habitude historique consistant à « vérifier la légalité d’une décision » ou à « faire intervenir un juriste pour régler un problème juridique ou un litige », donc à le consulter a posteriori, montre ses limites car elle fait perdre du temps et de l’efficacité. Cette démarche en séquence prive les juristes d’informations utiles pour la conception d’une solution. Elle crée également des pressions inutiles car le juriste doit non seulement « décider vite », même si le projet a parfois mis des mois à se construire, mais aussi « décider bien » pour que le projet se lance alors que parfois, il est nécessaire de le stopper ou de le modifier pour purger les non-conformités juridiques ou la faible assise juridique qui l’affectent.  Enfin, se limiter à l’analyse d’une situation en France au regard du Droit Français est également devenue insuffisante car les interactions entre les actionnaires, les investissements et les stratégies se croisent et se recroisent sur des champs bien plus larges : le Droit comparé devient un incontournable.

 

Pour permettre aux métiers du droit de progresser dans leurs pratiques afin d’être plus performants au service de leurs clients internes ou externes, il a été décidé que l’Intelligence Juridique allait être enseignée avec 3 objectifs principaux :

. Capter l’information décisive soit juridique à impact stratégique, soit stratégique à impact juridique et détecter les signaux faibles pour se poser les bonnes questions, avoir une approche à 360 degrés car c’est le seul moyen de ne pas passer à côté de quelque chose d’important.  Quel est le degré d’importance ? est-ce le fruit de l’anxiété du juriste ou y-a-t-il une réalité à apprécier en développant l’écoute du juriste dans le rôle de Cassandre alertant les Troyens ? Est-ce conjoncturel ou structurel ? Pourquoi et quand faut-il s’en préoccuper ? Quel est le degré d’investissement à fournir et à quelle échéance ? Comment justifier les coûts à supporter ? Par exemple, supprimer les originaux papier dans une entreprise sans s’interroger sur la pérennité des supports numériques, le pays de stockage des données ni sur les mesures en place contre les cyberattaques met une entreprise en risque. Le conseil juridique ne peut plus se limiter à la présentation du droit applicable.

. Produire des grilles de lecture claires pour concevoir des réponses efficaces et rapides ; grilles présentant non seulement la règle mais aussi un éclairage sur son contexte, les rapports de force qu’elle véhicule ainsi que des recommandations sur les options possibles, les limites à ne pas franchir et les modalités d’application. Par exemple, on s’interroge sur les actions de la France et de l’Union Européenne pour protéger leurs actifs stratégiques connus et émergents face aux failles révélées sur le contrôle des investissements. On se demande également pourquoi les programmes de conformité au Règlement Européen sur la Protection des données personnelles n’étudient pas les tactiques de la guerre de l’opt-in déployée pour recueillir le maximum possible de consentements.

. Communiquer de façon à intégrer le Droit en amont dans la conception des stratégies, des projets et des systèmes ou dans la gestion des crises. Le juriste doit prendre veiller à ne pas avoir à un discours trop technique, déconnecté des enjeux, voire anxiogène.

L’Intelligence Juridique va montrer, par exemple, que la démarche de consultation avale est obsolète car elle est déceptive et fait perdre du temps à tout le monde comme le montre le schéma suivant :

Schéma N°1 : Consultation en aval obsolète 

L’intervention du juriste retarde et peut obliger à modifier voire à stopper le projet.

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L’Intelligence Juridique va aider les juristes à avoir un discours plus attractif mettant en avant une solution pour avancer, qu’elle soit juridique ou d’une autre nature. Certains y verront un risque d’alourdir les réunions avec une personne en plus mais d’autres noteront le bénéfice de décider avec tous les paramètres en main, y compris le paramètre juridique comme le montre le schéma suivant :

Schéma n°2 : Consultation cible en amont

L’intervention du juriste en amont dans la conception même de la décision facilite et fait gagner du temps. L’échange avec les autres métiers permet de trouver la meilleure solution : à un problème juridique il faut apporter une solution soit juridique soit politique, stratégique, organisationnelle, financière, RH, IT ou autre. Le Droit est une matière vivante et non une boucle fermée.

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L’Intelligence Juridique est l'ensemble des méthodes, des moyens et des techniques permettant à un acteur – public ou privé - de comprendre l'environnement juridique de droit dur (promulgué par les états) et de droit souple (conçu par les acteurs de gré à gré) dont il est tributaire ou qui peut l’impacter, en le reliant aux enjeux politiques, opérationnels, économiques, sociétaux, financiers, sociaux, scientifiques ou autres qui y sont liés, afin d’intégrer le droit en amont dans les décisions et agir sur son application ou sur son évolution. Elle utilise les méthodes de l’Intelligence Economique, ses propres méthodes dont le marketing du droit, l’innovation juridique, le legal design, le "legal operation", le droit clair, etc.  

C’est un moyen d’évoluer pour les professionnels du droit, autant pour eux, en redonnant du sens à leur métier ou en se donnant les moyens intellectuels de relever les défis de la globalisation et de la numérisation, que pour leurs clients internes ou externes qui apprécieront leur nouvel à-propos.

L’histoire de l’Intelligence Juridique reste à écrire à condition de s’en saisir.

 

Véronique Chapuis
Directrice du Programme d’Intelligence Juridique,
Ecole de Guerre Economique