La pression turque en Afrique de l’Ouest

En 2019, la Turquie organise le troisième sommet du partenariat Turquie-Afrique à Istanbul. Cet évènement démontre tous les enjeux stratégiques de la Turquie en Afrique. De nombreux indicateurs illustrent la volonté turque de s’implanter régionalement. Cette situation à la fois géopolitique, géostratégique et géoéconomique mériterait plus d’attention de la part de la France.

Le rapprochement de la Turquie avec l’Afrique

En 1998, le gouvernement turc adopte une « politique d’ouverture à l’Afrique » avec la volonté d’accroitre les relations économiques, politiques, et culturelles avec l’Afrique. En 2003, la Turquie entre en tant qu’observateur à l’Union Africaine et rejoint un petit cercle de puissances non-africaines comme la France. L’année 2005 est citée comme « l’année de l’Afrique » en Turquie.  En 2008, elle est déclarée comme étant le partenaire stratégique de l’Afrique.  La Turquie voit en l’Afrique le continent de demain et veut se saisir des nombreuses opportunités qu’ont à offrir les pays africains. Cela témoigne de cette volonté de consolider les relations diplomatiques entre ces différents États.

Les puissances étrangères en Afrique de l’Ouest

L’Afrique de l’Ouest est une région stratégique à la fois pour ses ressources que pour ses accès. La Turquie n’est pas la seule puissance étrangère à y voir des intérêts stratégiques. D’autres puissances étrangères y sont aujourd’hui implantées. Historiquement, la France connait une relation particulière avec cette zone de l’Afrique due aux colonies. Elle a gardé des relations étroites avec des gouvernements africains mais sa position est de plus en plus contestée. La Russie est aussi de plus en plus impliquée en Afrique de l’Ouest comme nous le constatons ces derniers temps avec la présence de la société privée connue sous le nom de « group Wagner ». Cette concurrence stratégique pose un problème à la Turquie qui souhaite être un acteur régional majeur de l’Afrique de l’Ouest.

Après avoir mené des campagnes de séduction efficace auprès des États de l’Afrique de l’Ouest, la Turquie développe des stratégies d’ingérence face à la France. Cette stratégie porte ses fruits car elle déstabilise les positions françaises dans cette région. La Turquie a un avantage dans le rapport de forces avec des gouvernements et des populations qui lui sont de plus en plus favorables.

La stratégie des trois axes

Diplomatie : Pour s’implanter en Afrique de l’Ouest, la Turquie a joué sur le canal diplomatique. Le président Erdogan a visité plus de 30 pays africains depuis 2004. Les tournées africaines se multiplient et sont devenues annuelles. Pour confirmer cet élan, la Turquie a ouvert de nombreuses ambassades en Afrique. Par exemple, 19 ambassades ont été ouvertes en Afrique entre 2002 et 2014. Dorénavant, la Turquie possède une présence diplomatique dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest. Ankara a joué sur ce rapprochement diplomatique pour préparer le terrain économique. Chaque tournée diplomatique s’est conclue par la signature d’un contrat commercial ou de coopération économique.

Économie : La Turquie a créé l’agence d’aide au développement TIKA qui est son axe stratégique en termes de développement des coopérations turco-africaines. L’aide publique turque passe par cette agence qui se concentre sur des projets destinés à des États musulmans et des communautés musulmanes. Cette agence est notamment installée entre autres au Sénégal. Elle opère dans 37 pays et intensifie les stratégies d’influences turques. Parallèlement, les entreprises turques sont aussi de plus en plus actives dans des grands projets au Nigéria, au Mali et au Sénégal. À titre d’exemple, le rapprochement entre le Sénégal et la Turquie est confirmé par l’obtention d’une concession de 25 ans pour la gestion de l’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD) par le groupe turc Summa et Limak. Un autre exemple du rapprochement entre l’Afrique et la Turquie est la place importante de la compagnie Turkish Airlines dans le secteur aérien africain. En plus des sommets diplomatiques, Ankara organise des forums économiques comme le forum Turquie-CEDEAO en 2018. Elle veut faire de l’Afrique de l’Ouest un partenaire commercial fort pour ses intérêts économiques.

Religion : L’axe principal de la stratégie d’Ankara est la religion. Elle utilise l’islam-sunnite comme antenne relais. La Turquie a financé la construction de nombreuses mosquées et d’écoles coraniques en Afrique de l’Ouest. Grâce à ces institutions Ankara souhaite mettre en avant les relations avec la Turquie et surtout se rapprocher des prochaines élites. À l’origine, la fondation Gülen était à la construction de ce chantier. Mais le coup-d ’état de 2016 a obligé Erdogan à agir pour contre-influencer son opposant Gülen. Cette manœuvre diplomatique de soumettre des États africains pour fermer les écoles confirme l’influence turque. Désormais, la grande fondation Maarif s’occupe de la gestion de ces écoles de plus en plus nombreuses. Cette fondation est très proche du gouvernement turc actuel. Le président Erdogan a joué aussi sur cet axe religieux pour sa stratégie d’insertion avec un rapprochement des instances religieuses comme le HCIM (Haut Conseil Islamique Malien) au Mali.

Ce triangle stratégique utilisé par la Turquie est efficace. L’axe religieux est un élément fondamental qui anime par la suite les relations diplomatiques et économiques. Le soft power turc est bien orchestré. Pour donner un coup de souffle à ces opérations de séduction, la Turquie doit rassembler. La France est la victime des ingérences turques qui utilisent l’hexagone pour donner un axe de convergence aux États africains. 

Une stratégie offensive dans la guerre de l'information

Le premier pilier qu’utilise la Turquie pour mener une contre-influence contre la France est la critique de l’ingérence française en Afrique de l’Ouest. Par le biais de l’agence Anadolu (AA), la Turquie cible les opérations françaises. L’agence Anadolu est un média pro-Erdogan qui jouit d’une bonne influence dans les pays d’Afrique de l’Ouest. Suite aux critiques sur d’éventuelles ingérences turques lors des prochaines élections françaises, le média turc a sorti en mars 2021 un article contre-attaquant les propos du président français. Ankara met en cause l’histoire des faux comptes Facebook utilisés par l’armée française contre la Russie, les propos tenus par l’ancien président tchadien Idriss Déby qui cible les pressions françaises et les influences négatives qu’elles ont eues sur la situation du pays. Enfin, l’article critique aussi les interférences françaises durant le printemps arabe avec le renversement de Mouammar Kadhafi. Cette contre-attaque vise à décrédibiliser la France en affirmant les répercussions négatives qu’elle a eues sur les différentes situations des pays africains.

Pour se développer en Afrique de l’Ouest, la Turquie a joué sur le facteur religieux. Elle utilise ce pilier pour porter atteinte à la France. Cette pratique offensive est intelligente quand on sait que la religion dominante en Afrique de l’Ouest est l’islam. L’agence Anadolu a créé une rubrique « Journal de l’islamophobie ». Dans cette rubrique, la désinformation est conséquente et présente la France comme islamophobe. Erdogan veut être le leader du monde musulman. Il veut être perçu comme un protecteur. Fréquemment, il émet des inquiétudes sur la montée de l’islamophobie dans les sociétés européennes tout en se montrant concerné des communautés turco-musulmanes vivant en Europe. Cette stratégie axée sur la religion est aussi un élément pour activer la légitimité de la position turque en Afrique. Suite à l’assassinat de Samuel Paty, la France a défendu la liberté d’expression. La Turquie a répliqué agressivement face à ces propos. Parallèlement, d’autres instances religieuses africaines ont dument critiqué cette position française. Par exemple, le HCIM a montré son désaccord avec la France en lançant des manifestations anti-françaises tout en montrant sa complicité avec la Turquie d’Erdogan. Les nombreux propos d’Ankara sur l’islamophobie en France sont des éléments qui dégradent la réputation française en Afrique. Cette volonté de manipuler le biais cognitif sur la France ont des influences sur l’émergence du sentiment anti-français qui est en forte croissance.

Le dernier pilier emprunté par la Turquie est le néo-colonialisme. La Turquie se sert des histoires entre des pays d’Afrique de l’Ouest et la France pour contrecarrer les positions tricolores. L’attaque informationnelle sur le néo-colonialisme regroupe des politiciens et des groupes de population sur ce sentiment français. En appuyant sur ce lourd passé, Ankara alimente la perception coloniale aux yeux des africains.

La stratégie turque sur l’utilisation de ces trois piliers implique deux effets. Le premier effet est celui d’animer une haine française dans cette zone. En effet, elle renforce le sentiment anti-français en sabotant l’image tricolore dans cette région de l’Afrique. L’objectif de ces offensives informationnelles est de dégrader les relations avec la France, donner une illégitimité aux présences françaises ainsi que de placer l’hexagone en tant adversaire. Le deuxième effet de cette stratégie est de donner de la légitimité à la Turquie. Ankara se rapproche des politiciens anti-français tout en animant ce rejet français. Elle se positionne en tant que porte-parole de ces communautés sunnites. Le ciblage du facteur socio-culturel est très bien orchestré par Ankara.

Le terrain laissé vacant par la France

Cet esprit de néo-ottomanisme a bien été conçu par la Turquie. Ils ont adopté une stratégie intelligente qui est celle de se dissocier des autres puissances étrangères. Les opérations militaires en Afrique ne sont que très récentes et elle n’a pas pratiqué l’investissement agressif comme la Chine. Ankara a joué sur la collaboration des États africains pour se rapprocher d’eux. Après avoir développé des relations étroites, elle a mené des opérations informationnelles contre la France pour conforter sa présence tout en déstabilisant la position tricolore. Dans cette région de l’Afrique, la Turquie est une puissance grandissante, à contrario de la France, qui est une puissance en décroissance.

Toutefois, la Turquie bénéficie surtout d’une stratégie informationnelle française quasi inexistante. Face à l’agressivité turque, la France peine à contre-attaquer tout en subissant la stratégie turque très bien opérée jusqu’à maintenant. Que ce soit sur le plan offensif ou défensif, la France est armée pour mener une guerre informationnelle, mais elle préfère être passive.

La Turquie commence à occuper un nouveau rôle en Afrique de l’Ouest. Certains pays comme les États-Unis voient en elle un acteur intermédiaire pour endiguer l’influence chinoise en Afrique. Cependant, la Turquie se trouve dans une nouvelle situation. Elle va devoir défendre et sécuriser ses intérêts économiques. Comment va-t-elle agir pour donner de la légitimité à ses actions militaires futures ?

 

Armand Pivot,
Etudiant de la 25ème promotion SIE

Sources

Influence de la Turquie en Afrique (Novembre 2020) - Institut d’étude géopolitique appliquée

(EGA).

Le HCIM appelle à une grande mobilisation après les propos de Macron sur les caricatures du

prophète Mohamed. (27 octobre 2020) - MaliOnline.

Erdogan fustige une Europe de plus en plus Islamophobe. (2021) - Agence Anadolu.

Quintessence de l’ingérence en Afrique, la France « jette la pierre » à la Turquie. (23 mars

2021) - Agence Anadolu.

La présence militaire et économique de la Turquie en Afrique. (2021, juillet) - Atalayar.

Les relations turco-africaines : quel bilan en 2020 (avril 2021) – CEIDES.

La France face à la Turquie, de la Syrie au Sénégal (2021) – TRT.

L’offensive de la Turquie en Afrique de l’Ouest (2016) – Le Monde.