La priorité émotionnelle dans la communication ukrainienne

La tentative de coup de main militaire russe dans les deux premiers jours de la guerre déclenchée en Ukraine a échoué à la suite de l’échec de la prise de l’aéroport près de Kiev et de son utilisation comme point de départ d’une offensive sur la capitale. Cette victoire ukrainienne aurait pu constituer l’élément central d’une première étape de la guerre de l’information orchestrée du côté ukrainien. Il n’en a rien été. La diffusion de quelques images furtives sur des tirs de missiles visant des hélicoptères russes. La destruction de la colonne de blindés à roue qui fonçait sur l’aéroport en question était aussi une démonstration très probante dans la mesure où il devenait impossible pour l’armée russe d’amener ses avions gros porteurs pour déposer les renforts indispensables pour foncer sur Kiev. Cet échec était un revers important dans la stratégie russe initiale. Il a fortement pesé sur la suite de la guerre car il a obligé Vladimir Poutine à changer de stratégie. Un tel échec aurait pu structurer la prise de parole de l’Ukraine. Dans les guerres passées, les revers de stratégie ont toujours été exploités de manière maximale par la propagande du camp adverse. Rappelons-nous l’épisode « des taxis de la Marne » en 1914, côté français. Mais le Président ukrainien a choisi une autre voie centrée sur la victimisation.

A défaut d’une armée technologique : Volodimyr Zalenski adopte une stratégie média moderne

Depuis les premiers jours de conflit, la bataille s’est déportée vers la communication. Ce choix tactique du président Ukrainien a contraint l’Europe à se positionner sur son terrain. Dès les premiers jours du conflit ukrainien, nous avons observé une compétition entre les canaux d’informations traditionnelles et les nouveaux médias du net que sont Tweeter ou Youtube pour l’essentiel de l’audience. L’analyse journalistique s’est fait préempter par l’intensité émotionnelle des 280 caractères d’un tweet ou des mini-vidéos via smartphone. L’exemple le plus marquant fut le tweet du président Zelenski refusant une exfiltration pour rester avec son people : « j’ai besoin de munitions, pas d’un chauffeur ». Nul doute que cette audace et cette habileté lui ont permis d’engager tout un peuple autour de lui. Cette séquence fut ensuite reprise par tous les autres canaux et médias, y compris la presse papier. Par un simple tweet, Zelenski a mobilisé tout son peuple et catalyser tous les autres vecteurs de communication, devançant même les organes de propagande russes.

La vitesse de diffusion de l’information permet de maîtriser l’agenda

Dès les premiers jours du conflit, et au-delà de la forme, la tactique médiatique du président ukrainien, agile et véloce, contraste avec celle de son homologue russe, plus traditionnel, plus lent, avec non sans un effet de retard. Grâce à cet effet de vitesse, Zelenski a réussi à donner le tempo et dicter, à sa façon, son agenda du conflit. Il a réussi à faire de son récit le narratif populaire quasi-officiel ou, du moins, authentique de ce conflit. Repositionner les opinions publiques vers le registre de l’émotion détourne ces derniers de la réflexion de fond sur les causes, les motivations ou les enjeux profonds de ce conflit entre l’Ukraine et la Russe d’une part, et entre la Russie et l’OTAN d’autre part.

Le 26 février 2022, Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a refusé la proposition américaine d’être exfiltré de la capitale. Le 28 février, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a signé une demande d'adhésion à l’Union européenne et appelé les Vingt-Sept à intégrer "sans délai" son pays. Un processus d’adhésion nécessite l’unanimité des 27 Pays de l’Union et conditionné par une situation politique du pays demandeur qui ne peut être en guerre.

Le 23 mars 2022, Zelenski s’exprime devant les parlementaires français alors même que le président de la République Française ne peut pas s’exprimer au parlement sans devoir convoquer un congrès. Le 05 avril 2022, Zelensky réclame l'exclusion de la Russie du Conseil de sécurité de l’ONU. Le 09 avril 2022, Ursula von der Leyen ouvre la marche de l’Ukraine vers « l’avenir européen ».

Cette séquence de cinq dates montre l’efficacité de cette tactique basée sur les médias du Net et qui a permis à Zelenski d’imposer ses rythmes, d’imposer son agenda et finalement d’imposer son plan d’actions à travers de publications quotidienne de vidéo avec comme arrière-plan le paysage de guerre. Dans un contexte d’élections dans de nombreux pays européens, cette stratégie s’avère redoutablement efficace pour mettre en tension la structure même des traités européens. En influençant les émotions populaires, tout lui devient possible, même le déclenchement d’une perspective d’adhésion à l’Union Européenne, encore impossible le 28 février et rendu possible un mois plus tard soit le 09 avril 2022.

L'instantanéité permet de polariser l’émotion du public et mobiliser au-delà des frontières

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’émotion a pris le pas sur l’analyse. Les publications quotidiennes de Zelenski sur tweeter, relayées sur Youtube et les médias traditionnels ont accaparé un maximum de temps d’audience. Toute analyse a posteriori ressemble à une analyse « du passé ». Toute tentative de débat est rendue impossible tant les opinions publiques dans les pays occidentaux convergent unanimement vers la cause de Zelenski face à l’envahisseur russe. Toute nuance est rendue impossible tant l’axe du mal est clair « selon les images retranscrites » sur Tweeter. Ces images sont-elles vérifiées ? L’authenticité est-elle vérifiée ? Le contexte est-il expliqué ? Ces questions ne semblent plus vraiment importantes tant tout semble évident et non contestable « moralement ».

Dans cet univers 3.0 de l’instant, il est nécessaire de prêter attention à plusieurs caractéristiques. La première concerne la capacité à influencer le « vrai » par et grâce aux médias du Net. Dans l’univers des médias du Net, il n’y a plus besoin de censure dès lors que le vrai s’assimile au vraisemblable. Il n’y a plus besoin de propagande dès lors que l’opinion publique a penché vers sa propre vérité :  celle de son ressenti, celle de l’émotion. Il n’y a plus de nuance ni d’analyse envisageable dès lors que tout semble évident. Le méchant face à la victime. Le fort face au faible. Toute nuance devient douteuse dans le meilleur des cas, et « complotiste » dans le pire des cas.

La seconde caractéristique concerne la capacité à restreindre l’espace médiatique laissé aux journalismes. Cette situation rend extrêmement périlleux le travail des journalistes dont l’audience se restreint comme peau de chagrin. En effet, le journalisme nécessite analyse, investigation, vérification des faits. Or les média du Net imposent l’instantané, image contre image, le scoop plutôt que l’analyse, à tel point que même les chaînes d’information continue se sentent obliger de diffuser à la vitesse des Tweet, rendant leur flux d’information superflues voire incomplète. L’effet pervers est de réfléchir l’audience vers tweeter et Youtube. Ainsi en mobilisant les opinions publiques au-delà des frontières, il est devenu possible de polariser l’opinion « mainstream » vers une « réalité mainstream ».

Les limites de la communication diplomatique

Les médias du Net peuvent provoquer l’effondrement des infrastructures de la diplomatie en instaurant un « nouvel ordre émotionnel » du monde tel que décrit Dominique Moïsi dans sa chronique « Les Echos » du 10 avril 2022.En effet, lorsque la guerre d’influence se déplace du champ diplomatique vers le chant médiatique, l’effet de vitesse de diffusion met à mal les mécanismes habituelles de la diplomatie basés sur les réseaux et l’animation des diplomates, ainsi que les agences et missions de l’état à l’étranger qu’elles soient économiques ou militaires. De fait, nous observons une quasi-absence du quai d’Orsay dans les analyses et les média.

Au-delà de ce constat, l’émergence d’un ordre « émotionnel » à l’échelle mondial crée un risque de biais dans l’analyse des situations. Le plus grand risque étant la parte du « réalisme » nécessaire à l’analyse stratégique et géopolitique. Dès lors l’avantage de la guerre d’influence sera du côté de celui qui saura se jouer de la nouvelle infrastructure du Net avec la prédominance des GAFAM Networks (Tweeter, Facebook/WhatApps, ou Youtube).

Le conflit ukrainien ne doit pas faire oublier une autre réalité : celle de Taïwan. Dans cette région du monde, les infrastructures du Net basculent des GAFAM vers les BATX. Il est réaliste de se poser la question de savoir si un conflit émerge dans ces régions d’Asie. Qui aura l’avantage d’influencer « cet ordre émotionnel » nouveau ? Qui aura la capacité de maîtriser, physiquement (hardware & software), les outils de cette influence ? Que se passera-il si les outils du Net occidentaux s’avèrent inopérants ?

 

Nguyen Hoang