La stratégie française du nucléaire civil en Inde

Le 22 avril 2021, EDF remettait une offre technico-commerciale engageante à la NCPIL (Nuclear Power Corporation of India Limited - entreprise publique de production d’électricité d’origine nucléaire en Inde), en vue de la construction de 6 réacteurs de type EPR (réacteur à eau pressurisée) en Inde, sur le site de Jaitapur dans l'État du Maharashtra dont la capitale est Bombay, le centre économique et commercial du pays.

Qualifié de « projet du siècle » par Le Monde, avec une capacité installée de 9,6 GW, cette centrale serait alors la plus puissante du monde. « Elle produirait jusqu'à 75 TWh par an et couvrirait la consommation annuelle de 70 millions de foyers indiens, tout en évitant l'émission d'environ 80 millions de tonnes de CO2 par an (calcul d'émissions sur la base d’un référentiel charbon à 1000 gCO2/KWh. Les émissions évitées sont de 53Mt CO2/an sur la base du mix moyen indien AIE 2017) », comme l’indique le communiqué de presse d’EDF. Le chantier débutera à l’issue de la signature de l’accord cadre engageant qui devrait intervenir selon EDF au premier semestre 2022, pour une durée estimée à 15 ans.

L’Inde, un pays au cœur des enjeux énergétiques mondiaux

L’Inde est le 3e consommateur et producteur mondial d’énergie après la Chine et les Etats-Unis (4e si on considère également l’Union européenne), et la part de l’Inde dans la consommation totale d’énergie primaire mondiale devrait atteindre 11% en 2040, contre 6% en 2019, selon Business FranceLa production électrique en Inde est aujourd’hui encore issue à plus de 80 % des centrales à gaz, au pétrole et au charbon, les hydrocarbures et les produits pétroliers représentant près d’un tiers des importations de l’Inde en 2020. La puissance cumulée du parc électrique indien était de 370 GW début 2020.

Selon le rapport de l’AIE (Agence Internationale de l'Énergie) India Outlook 2021, dans le « Stated Policies Scenario », bien que revue à la baisse suite à la pandémie la demande énergétique indienne devrait croître de 70% entre 2019 et 2040, tirée par la croissance démographique et une des plus fortes croissances économiques mondiales (la croissance estimée par l’OCDE se situe entre 8 et 10% pour la période 2021-2022, malgré la récession historique de plus de -7% en 2020 en conséquence de la crise sanitaire, dont la 2e vague a fortement touché le pays ces derniers mois).

Toujours selon le rapport Indian Outlook 2021, la demande en électricité, quant à elle, devrait croître de 4,7% par an d’ici à 2040, soit un rythme deux fois plus rapide que celui de la demande énergétique indienne globale. Cette croissance sera plus particulièrement marquée dans le bâtiment avec la généralisation de la climatisation et des équipements électro-ménagers, ainsi que dans les transports avec le développement des véhicules électriques et l’électrification du transport ferroviaire, et enfin dans l’industrie comme par exemple dans la production d’acier. A noter qu’au cours des dix dernières années, l’Inde a garanti l’accès à l’électricité a plus de 750 millions d’habitants, même s’il reste encore près de 200 millions d’habitants, sur les 1,36 milliards que compte le pays, qui n’y ont pas accès.

Dans le cadre des accords de Paris de 2015 sur le climat, l’Inde s’est engagée dans un programme ambitieux de lutte contre le réchauffement climatique, avec un objectif de 40 % de capacité de production d’électricité provenant de combustibles non fossiles en 2030. L’Inde a déjà atteint un taux de 38 % et, selon l’AIE, elle devrait largement dépasser ses engagements nationaux avec un taux de 60% en 2030.

Ces performances résultent d’une politique volontariste du gouvernement Modi en faveur du climat et de l’indépendance énergétique de l’Inde, et de l’affirmation du leadership de l'Inde dans les équipements solaires photovoltaïques, d'éoliennes et de batteries lithium-ion avec des investissements estimés à plus de 40 milliards de dollars par an d'ici 2040, dans le « Stated Policies Scenario » (cf. India Outlook 2021).

S’agissant de la production d’électricité, les énergies renouvelables (EnR) représentent déjà en 2019 près de 20% du mix électrique de l’Inde, avec notamment une forte croissance des capacités de production d’énergie éolienne et solaire (+60% en moyenne en 5 ans pour cette dernière), et devraient atteindre 56% du mix électrique en 2040 (30% pour le seul solaire).  En complément de ce développement exponentiel des EnR, l’Inde mise sur le gaz naturel en substitution au charbon pour décarboner son industrie et une partie de sa production d’électricité.

Enfin, pour garantir à la fois l’atteinte de ses objectifs de production d’électricité bas-carbone et assurer une plus grande flexibilité du réseau nécessitée par la part croissante des EnR, elle a engagé un programme de développement de son parc nucléaire. L’électricité nucléaire ne représente qu’1,9 % du mix énergétique en 2019, avec 22 réacteurs disposant d’une capacité totale de 7 GW. L’objectif de l’Inde est d’augmenter d’au moins 25 GW sa capacité de production à l’horizon 2040, pour atteindre près de 6% du mix électrique (cf. India Outlook 2021).

Dans cette perspective, l’Inde occupe la 2e place après la Chine avec 9 réacteurs en cours de construction (16 réacteurs pour la Chine). 12 réacteurs avec une capacité de 9 GW ont reçu « l’approbation administrative et sanction financière » en juin 2017, et 28 unités supplémentaires sont en discussion avancée, dont les 6 EPR de Jaitapur, pour une puissance cumulée d’environ 32 GW. Le marché du nucléaire civil indien représente donc un marché important pour la filière, et notamment pour l’industrie nucléaire française.

Le nucléaire civil en Inde, de la stratégie géopolitique à l’enjeu de guerre économique

C’est en 2008 que l’Inde a pu rouvrir son marché dans le domaine du nucléaire militaire et civil, après l’adoption par le Conseil des gouverneurs de l’Agence Internationale de l'Énergie Atomique (AIEA) de l’India-Specific Safeguards Agreement et la ratification par le Congrès américain de l’accord conclu avec Washington en 2005 de levée de l’embargo (au titre de la section 123 de l’Atomic Energy Act, incluant neuf critères de non-prolifération pour le pays importateur de technologie nucléaire). 

Les Etats-Unis ont en effet utilisé ce levier comme opportunité pour renforcer leur position dans la zone Asie-Pacifique et tenter de contrer les velléités d’expansion de la puissance économique et militaire chinoise, dans un contexte de tensions accrues aux marges de cet espace qui va du Moyen-Orient à la Corée du Nord.

En amont de l’accord conclu entre l’Inde et les Etats-Unis, la Chine s’était d’ailleurs opposée en vain à la décision préalable du Nuclear Supplier Group (NSG - cartel des quarante-cinq nations à l’époque, 48 aujourd’hui, qui vise à contrôler que les exportations de ses membres ne servent qu’à des fins civiles) de permettre à nouveau à l’Inde d’avoir accès aux technologies nucléaires, malgré son refus des inspections internationales de ses sites et sa non-adhésion au Traité de non-prolifération (TNP). Il s’agissait également pour les Etats-Unis, d’ouvrir de nouveaux marchés au complexe militaro-industriel, alors en pleine crise financière.

Mais malgré ce soutien stratégique des Etats-Unis, l’Inde est restée fidèle à sa posture « non-alignée » issue de la Guerre Froide, et a toujours veillé à ne pas être tributaire de la puissance américaine en diversifiant ses partenariats, et à maintenir des relations bilatérales, plus ou moins équilibrées selon les domaines, avec des partenaires aussi divers que la Russie, l’Iran, le Japon, l’Union Européenne et notamment le France et le Royaume-Uni, sans oublier la Chine et les BRICs. Depuis la seconde moitié des années 2000, l’Inde s’élève donc au rang de puissance mondiale avec laquelle il faut compter, notamment en tant que puissance nucléaire, pour laquelle l’indépendance (militaire, technologique et désormais énergétique) et le multilatéralisme constituent les piliers de sa diplomatie.

Le nucléaire civil indien, un marché très concurrentiel dès 2008

Dès 2008 donc, le marché du nucléaire civil en Inde est le théâtre d’une concurrence commerciale accrue entre notamment les Américains qui souhaitent tirer parti de l’appui apporté à l’Inde pour la sortie de l’embargo, les Français et les Russes, sans oublier les Chinois. A titre d’illustration, en 2009 les manœuvres diplomatiques au plus haut niveau s’intensifient en direction de l’Inde et de son Premier Ministre d’alors, Manmohan Singh (économiste membre du Parti du Congrès, il occupera ce poste de 2004 à 2014), qui fait l’objet de toutes les attentions : premier dîner officiel du Président Barack Obama lors de sa visite d’Etat aux Etats-Unis, invité du Président Nicolas Sarkozy lors du défilé 14 juillet.

L’année suivante, les chefs d’Etat américain et français, à l’occasion de leurs visites d’Etat respectives en Inde (les plus longues depuis leur élection), s’affrontent par annonces interposées sur les montants des contrats signés ou en passe de l’être : 15 milliards d’euros affichés par Nicolas Sarkozy, dont 7 pour AREVA, contre 10 milliards de dollars annoncés par Barack Obama. Le nucléaire civil est alors un enjeu commercial fort, et la perspective de création de milliers d’emplois dans les filières industrielles des pays occidentaux constitue le principal argument en faveur de cette stratégie, et plus particulièrement du Président Obama pour justifier la levée de l’embargo vis-à-vis du Congrès. Mais en cette même année 2010, Manmohan Singh recevra également le Premier Ministre chinois, Wen Jiabao, et surtout le Président russe Dimitri Medvedev. La Russie (qui dans le même temps s’était vu refuser par les Etats-Unis le même type d’accord que celui conclu avec l’Inde, alors que la Russie était signataire du TNP) est en effet à l’époque, avec la France, l’autre « grand gagnant » en termes de contrats dans le nucléaire civil.

L’Inde est engagée avec ses partenaires russes depuis les années 80 et la construction de 2 réacteurs par Rosatom, ce qui a facilité par la suite la signature d’un accord entre les deux pays pour un programme de construction de six nouveaux réacteurs à l’horizon 2017, et la perspective d’une commande ultérieure de 12 réacteurs supplémentaires. Puis d’autres pays se sont ensuite positionnés et ont signé des accords de coopération en matière nucléaire avec l’Inde, et notamment le Royaume-Uni, la Corée du Sud, le Canada, la République Tchèque, entre autres.

Aujourd’hui, avec la contraction et la perte de compétence / compétitivité de l’industrie nucléaire américaine, qui limitent ses capacités à l’export, ce marché est devenu le terrain d’affrontement économique entre principalement la France et la Russie, dont le bras armé Rosatom, leader mondial de la construction de réacteurs nucléaires civils avec 30% de parts de marché en 2019, s’est récemment positionné en Inde pour la construction de réacteurs de dimensions plus réduites, s’appuyant sur des technologies déjà opérationnelles en Russie. Sans oublier l’Inde elle-même, qui dispose de sa propre filière nucléaire, développée dès son indépendance (cf. ci-après).

Quant à la Chine, elle est finalement absente du marché du nucléaire civil indien, car depuis 2016 elle s’oppose catégoriquement à l’adhésion de l’Inde au NSG, pourtant soutenue depuis 2011 par les États-Unis, la France et la Russie pour les raisons géopolitiques et commerciales décrites précédemment. Il s’agit en effet pour la Chine d’affaiblir un concurrent futur dans l’exportation de technologies nucléaires, dans la mesure où l’Inde dispose d’une industrie nucléaire en capacité de produire des réacteurs. Mais il s’agit également pour la Chine de limiter les moyens d’actions d’un rival stratégique, l’Inde pouvant alors s’opposer à l’adhésion ultérieure du Pakistan, allié stratégique et commercial de la Chine (le Pakistan est le seul pays jusqu’en 2020 vers lequel la Chine a exporté ses réacteurs).

Cette stratégie d’influence de la Chine n’est d’ailleurs pas sans poser de questions quant au rôle futur de Pékin dans la gouvernance mondiale du nucléaire civil, de même que la prééminence de la Russie sur ce marché. « Cette dynamique laisse planer un doute quant à une éventuelle utilisation coercitive de la fourniture de combustibles ou du contrôle de centrales dans un territoire » [1].

Le nucléaire civil, axe majeur de la relation stratégique entre l’Inde et la France

Les relations entre l’Inde et la France dans le domaine nucléaire civil s’établissent dès 1953 avec la signature d’un premier accord de coopération, et se poursuivent jusqu’en 1992, date à partir de laquelle la non-signature par l’Inde du Traité de Non-Prolifération (TNP) et son refus des inspections de sites par l’AIEA conduisent les instances internationales à interdire toute coopération en matière nucléaire avec ce pays.

Ce n’est qu’en 1998 que le Président Jacques Chirac rétablit les relations diplomatiques avec l’Inde et remet le nucléaire à l’ordre du jour des discussions, avant la réouverture du marché indien à partir de 2008. Cette reprise anticipée des échanges avec l’Inde a permis à la France de signer son premier accord intergouvernemental en matière de nucléaire civil dès le 30 septembre 2008 lors d’un sommet France-Inde, (accord finalisé en janvier 2008 avant même la signature de l’India-Specific Safeguards Agreement), les Etats-Unis acceptant de laisser des parts de marché significatives à la France, en raison de la prééminence de sa filière nucléaire, mais surtout parce que Washington avait besoin de l’appui des français sur d’autres théâtres géopolitiques, en Afghanistan et en Iran notamment.

A noter que l’Inde développe son propre programme nucléaire depuis 1948, avec le soutien de l’Occident, et notamment de Homi Bhabha, un physicien indien formé à Cambridge, qui tire profit du réseau constitué dans cette université. L’Inde a ainsi reçu l’aide britannique pour bâtir le réacteur de recherche Apsara mis en service en 1956. L’Inde a également poursuivi ses recherches nucléaires pendant la période d’embargo, en particulier sur les réacteurs de 4e génération à neutrons rapides (RNR), qui lui permettraient de valoriser ses vastes réserves de thorium. Un accord-cadre de coopération dans le domaine scientifique, sans transfert de technologie compte-tenu du contexte, avait ainsi été signé entre le CEA (Centre d’Energie Atomique) et le DAE (Département de l’énergie atomique) indien en 2002, en vue de la construction du prototype de RNR indien, le FBTR (Fast Breeder Test Reactor) situé à Kalpakkam près de Chennai. La technologie de ce prototype était analogue à celle des projets Phoenix et ASTRID développés par le CEA, mais abandonnés par les pouvoirs publics français respectivement en 2009 et 2019. Le FBTR indien quant à lui, malgré un retard de plus de 10 ans et un doublement du budget, devrait entrer en service d'ici fin 2021, selon le calendrier annoncé au Parlement indien en mars 2020 par Jitendra Singh, Ministre d’Etat à l’énergie atomique.

Initié dès 2009 avec la signature d’un accord de coopération entre Areva et la NPCIL, le projet de construction des 6 EPR de Jaitapur s’inscrit donc dans cette coopération de longue date entre l’Inde et la France en matière de nucléaire civil. Malgré les ralentissements liés à l’opposition qu’a suscitée le projet (cf. ci-après) et à l’accident de Fukushima en 2011, AREVA signe en 2015 des contrats de pré-ingénierie avec 2 entreprises indiennes, la NPCIL et Larsen&Toubro (plus grand groupe indien d’ingénierie et de fabrication d’équipements lourds). A la suite du démantèlement d’AREVA, EDF a repris le projet, remis en selle en 2018 avec la signature d'un accord-cadre entre EDF et la NPCIL sur la définition d'un schéma industriel de coopération.

Enfin, il a fallu attendre l’après élections législatives en Inde en 2019 et la reconduction du Premier Ministre Narendra Modi pour que les discussions sur le projet nucléaire de Jaitapur, lancées il y a plus de 10 ans, aboutissent à la remise d’une offre commerciale engageante (un document de 7 000 pages) le 22 avril dernier, à la suite de la visite du Ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian la semaine précédente.

A noter que la France s’est par ailleurs particulièrement impliquée, dès le printemps 2020, aux côtés de l’Inde dans la lutte contre la pandémie. Et dans un entretien téléphonique qui s’est tenu fin mai entre le Premier Ministre Modi et le Président Macron, au cours duquel ce dernier a réitéré son engagement et la mise à disposition de moyens suite à la 2e vague qui a été particulièrement violente en Inde, les deux chefs d’Etat ont réaffirmé leur volonté de poursuivre leurs partenariats stratégiques, voire de les renforcer à l’issue de la crise sanitaire, comme le rapporte The Economic Times.

Un contrat d’un nouveau genre pour EDF, dont certains points restent à sécuriser

A la différence des projets d’Hinkley Point au Royaume-Uni ou des EPR chinois de Taishan, EDF ne participera pas au financement du projet de Jaitapur, et n’en assurera ni la construction ni l’exploitation, qui seront assurées par la NPCIL. Comme EDF l’indique dans son communiqué de presse, l’offre remise concerne uniquement la conception et la fabrication de composants, notamment des équipements les plus critiques comme les cuves des réacteurs ou encore les générateurs de vapeur, confiées à sa filiale Framatome. La réalisation de l’îlot conventionnel de chacun des 6 réacteurs sera assurée par GE Steam Power, dans le cadre d’un accord de coopération stratégique signé avec EDF en 2018. A noter que l’industrie nucléaire bénéficie en Inde, depuis 2019, d’exemptions de droits de douane pour la construction de centrales gérées par une entreprise publique, comme le précise Business France dans sa fiche sur l’électronucléaire civile en Inde. Pour autant, la définition des responsabilités d’EDF et de ses partenaires demeure un point dur, à clarifier avec les autorités indiennes.

En effet, la législation indienne sur la responsabilité civile en cas d’incident, le Civil Liability for Nuclear Damage Act, a été amendé en 2010, et l’une des dispositions donne le droit aux opérateurs nucléaires d'intenter une action en justice contre leurs fournisseurs (y compris indiens) si l'incident est la conséquence de leurs actes, et ce contrairement aux conventions internationales assises sur le principe de la responsabilité exclusive de l'opérateur en cas d'accident pour le paiement des compensations. L’Inde est le seul pays à avoir pris une telle mesure.

 « EDF est garant de la performance de chacune des 6 unités EPR, selon des conditions spécifiques et sur une durée limitée », toujours selon le communiqué de presse. Les nombreux retards observés sur les chantiers EPR en cours, notamment à Flamanville en Normandie et à Olkiluoto en Finlande, poussent ainsi EDF à limiter ses engagements dans le temps et les risques financiers associés. Enfin, des débats techniques sont encore en cours entre EDF et NPCIL, notamment sur la mise en œuvre d'une norme de haute qualité pour les soudures des EPR, afin de bénéficier d'une présomption d'« exclusion de rupture » sur ces équipements. C'est cette norme qui a donné tant de fil à retordre à EDF, sur son EPR de Flamanville . Or, « c'est une notion qui n'existe pas dans le référentiel de sûreté indien », confirme EDF, dans un article des Echos paru au moment de la remise de l’offre.

Cette offre inclut également un transfert de technologie et d’assistance de la part d’EDF et de ses partenaires, conditions posées par l’Inde dans le cadre d’une stratégie affichée de longue date de souveraineté et d’indépendance, marquée par le « Make in India ».  Autant d’éléments qui avaient été pointés dans un rapport de la Cour des Comptes publié en juillet 2020 sur la filière EPR, en plus des alertes sur les modalités de financement par le biais d’un crédit export à des conditions jugées très (trop) favorables par les Sages de la rue Cambon, qui s’inquiètent également de la rentabilité du projet. Ces deux derniers points n’ont pas été évoqués par EDF, au motif qu’il s’agit à ce stade d’informations commerciales confidentielles.

Un projet loin de faire l’unanimité en Inde, mais aussi en France

En Inde, la presse s’est largement fait l’écho des incertitudes et du manque de transparence lors de la partition d’AREVA, puis par la suite face aux déboires d’EDF sur les chantiers de construction des EPR de Flamanville et d’Olkiluoto, pointant que cette technologie n’avait pas encore démontré les performances annoncées et s’avérait déjà être un gouffre financier. Satyajit Chavan, le président du mouvement Jan Hakka Seva Samiti, qui fédère les associations locales de lutte contre les EPR de Jaitapur, dénonce le projet depuis son origine.

Outre les arguments d’ordre technologique et économique qu’il n’a pas manqué de rappeler lui aussi au journal Le Monde qui l’interrogeait sur la remise de l’offre engageante d’EDF, pour mobiliser les foules lors des nombreuses manifestations Satyajit Chavan avance également les risques que ferait peser sur les populations locales la proximité de la centrale : risque d’impacts sur la biodiversité, la région étant réputée pour ses productions agricoles et notamment les mangues, et sur l’activité des pêcheurs qui craignent que la faune marine ne se dégrade en lien avec les rejets d’eau chaude de la centrale. Le risque environnemental est aussi invoqué en lien avec la nature du sol qui nécessiterait, pour assurer les fondations de la centrale, des travaux d’excavation d’ampleur dommageables à l’environnement.

Les opposants dénoncent également les pressions auxquelles auraient été soumis les propriétaires des terrains nécessaires à l’implantation du site, ainsi que le recours à la violence des autorités lors des manifestations.  Autant d’arguments qui convergent avec les positions prises par les organisations anti-nucléaires en France, et qui ont donné lieu à une tribune commune en 2019, entre Réseau Sortir du nucléaire, DiaNuke.org et Jan Hakka Seva Samiti.

Mais le principal risque avéré, visé par la Cour des Comptes dans son rapport cité précédemment, et largement repris par les mouvements d’opposition en Inde, concerne la localisation du site de Jaitapur qui se trouve sur une zone sismique, ayant d’ailleurs fait l’objet en 2009 d’un tremblement de terre dont l’épicentre se trouvait à 90 km du futur site, comme le mentionne le rapport précité. Interrogé à l’occasion de la remise de l’offre d’EDF en avril dernier, Xavier Ursat, dirigeant d’EDF chargé des nouveaux projets nucléaires, indiquait au Monde que les conditions géologiques sont « excellentes [et] tout à fait comparables à celles qu’on rencontre dans un pays comme la France ».

Les enjeux géopolitiques et stratégiques de l’axe Paris-New Delhi-Canberra

Sur le plan géopolitique, la visite du Ministre des affaires étrangères, qui a précédé la remise de l’offre engageante par EDF pour le projet de Jaitapur, s’inscrivait dans le cadre du « Raisina Dialogue, rendez-vous annuel de diplomatie régionale sous l’égide de New Delhi ». L’objectif de Paris est de renforcer son ancrage en Inde, notamment dans le domaine de la défense, afin de préserver ses intérêts des velléités de domination chinoises sur la zone Indo-Pacifique. Cette visite a notamment permis, selon le Ministre, « d’afficher pour la première fois un dialogue trilatéral, à un niveau ministériel, entre la France, l’Inde et l’Australie », pour contrer les tensions entre les Etats-Unis et la Chine dans cet espace.

La France y dispose en effet d’une implantation forte liée à ses 9 millions de km² de Zone Économique Exclusive (soit 93% des ZEE françaises), 1,65 million de citoyens, de 7 000 filiales d’entreprises implantées et 8 300 hommes stationnés en permanence dans la zone (Réunion, Nouvelle-Calédonie et Polynésie). Cette présence est également renforcée par de nombreuses coopérations bilatérales (Singapour, Japon, Inde, Australie, Malaisie).

A ce titre, la France prétend donc jouer un rôle actif dans la zone Indo-Pacifique. Ce concept polysémique a dans un premier temps suscité l’adhésion en ce qu’il portait une vision rassemblée des acteurs régionaux, mais l’absence de définition précise et partagée a contribué à le réduire progressivement à une tentative de marginalisation de la Chine, alors rejetée par les pays de la zone qui souhaitent préserver leurs intérêts avec leur partenaire chinois [2]. Depuis 2012, la France participe au Shangri-La Dialogue afin de faire valoir sa vision stratégique, partagée par l’ASEAN, qui consiste à privilégier les partenariats bilatéraux tout en œuvrant pour le dialogue régional.

Mais elle a dû revoir sa posture diplomatique et stratégique jugée arrogante. Lors de son intervention en 2013, le Ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian indiquait que « la France se considère comme une puissance de cette région car elle y a des territoires et une population » qu’elle se doit de protéger, pour étayer sa vision stratégique des enjeux de sécurité dans la zone Indo-Pacifique. Ce à quoi les représentants chinois ont rétorqué que « la France, c’est en Europe ». Ceci a également valu à la France de se voir refuser l’intégration à l’ADMM+ (ASEAN Defense Ministers Meeting+), créé en 2010 puis élargi en 2018, qui réunit chaque année les ministres de la défense de l’ASEAN et les 8 autres partenaires du Sommet de l’Asie orientale. L’ADMM+ anime des exercices conjoints et des groupes d’experts (contre-terrorisme, sécurité maritime, médecine militaire, assistance humanitaire, opérations de maintien de la paix, cyber sécurité). En mai 2018, dans son discours prononcé sur la base navale de Garden Island (Sydney, Australie), le Président de la République, Emmanuel Macron, a de nouveau exposé la stratégie française pour l’Indo-Pacifique, et son ambition de promouvoir une approche inclusive et stabilisatrice, fondée sur la règle de droit et le refus de toute forme d’hégémonie. 

En 2019, à la faveur des évolutions du contexte régional et notamment de la prise de distance des pays de la zone envers les Etats-Unis et leur prisme « anti-chinois », la France peut à nouveau faire valoir son rôle dans le maintien de la stabilité de la région, en s’appuyant sur sa capacité de projection navale, mais pour autant qu’elle affiche une plus grande modestie et ménage ses parties prenantes, notamment l’Inde et l’Australie. Signe de cette évolution cependant, la France était l’invitée d’honneur de la Présidence lors de la réunion de l’ADMM+ qui s’est tenue en décembre 2020, au cours de laquelle Florence Parly, premier Ministre de la Défense français à intervenir dans cette instance, a pu réaffirmé les engagements pris par le Président Macron deux ans avant.

Intérêts géostratégiques et économiques ont donc partie liée pour la France dans la zone Indo-Pacifique, et la visite de Jean-Yves Le Drian en avril dernier s’inscrivait dans la consolidation des positions françaises sur l’axe Paris-Delhi-Canberra, notamment en sur le plan de la défense et du nucléaire civil. Ainsi, face au désaveu grandissant que subit la filière nucléaire dans l’Hexagone, que ce soit de la part des pouvoirs publics incapables de se positionner clairement quant à l’avenir du nucléaire en France, ou ld'une partie de l'opinion publique, EDF et l’ensemble de la chaîne de valeur du nucléaire français doivent impérativement faire la démonstration de la maîtrise technico-économique de ses EPR à l’exportation, et notamment en Inde.

Mais les tergiversations actuelles entre Paris et Bruxelles au sujet de l’avenir d’EDF et de son financement fragilisent la position française face à son principal concurrent, Rosatom, qui lui bénéficie non seulement du soutien financier du pouvoir politique russe mais également de la vitalité du marché intérieur qui sert de vitrine à l’international.  Enfin, les récentes alertes sur l’EPR de Taishan en Chine, premier EPR mis en service, portent un nouveau coup à la filière française et renforcent les positions de ses contempteurs, ce qui ne manquera pas d’avoir des répercussions plus globales sur le rôle stratégique de la France en Inde et dans la zone Indo-Pacifique.

 

Françoise Penaud
Auditeur de la 36ème promotion MSIE