La Syrie et le récit médiatique français (2011-2013)

Dans les conflits contemporains, l’information n’est plus un simple outil de reportage, mais une arme stratégique au même titre que les missiles et les chars. Loin d’être de simples témoins, les médias deviennent des acteurs influents, modulant les perceptions publiques et orientant les décisions politiques. Le traitement médiatique de la guerre en Syrie en est une illustration éclatante : la complexité du terrain et les ambiguïtés du conflit ont été évacuées au profit de narrations simplifiées.
Parmi les figures marquantes de cette couverture, Martine Laroche-Joubert occupe une place particulière. Première journaliste française à entrer en Syrie dès l’automne 2011, elle a été en première ligne pour documenter les prémices de la révolte syrienne et fournir les premiers récits qui allaient façonner la perception occidentale du conflit.

Profil de Martine Laroche-Joubert

Journaliste aguerrie et visage familier du service étranger de la rédaction de la chaîne d’audiovisuel public France 2, Martine Laroche-Joubert est connue pour son accès privilégié aux zones sensibles et ses récits immersifs. Cependant, son traitement de la guerre syrienne soulève des interrogations critiques. Si elle excelle dans la captation d’images et d’émotions fortes, son approche manque parfois de profondeur analytique, renforçant des narrations binaires simplistes – révolution contre répression – qui ne reflètent ni la complexité des enjeux locaux, ni les manipulations géopolitiques sous-jacentes. En s’appuyant sur des sources souvent issues d’une seule partie du conflit, elle illustre malgré elle les limites d’un journalisme de terrain instrumentalisé dans des dynamiques d’influence stratégique.
Ainsi, la journaliste de terrain s’intègre dans une logique de guerre informationnelle par le contenu activées en 4 leviers : 
Choix éditoriaux et narratifs, qui trahissent des cadrages déterminés par des intérêts stratégiques.
Le discours journalistique, acteur clé dans l’orientation des perceptions collectives.
La géopolitique, toile de fond des récits médiatiques et pivot des dynamiques d’influence.
Les critiques et contre-discours, portés par des sources alternatives ou contradictoires.

Les acteurs en présence : une guerre par procuration

le conflit syrien n’est pas seulement une guerre civile ; c’est une matrice d’affrontements où chaque acteur cherche à maximiser son influence stratégique par la maîtrise du récit destiné aux médias.

Le régime syrien

Dirigé par Bachar al-Assad, le régime mobilise armée régulière et milices (Shabiha) pour écraser la contestation. Il s’appuie sur des alliances communautaires internes, notamment avec les Alaouites, et bénéficie du soutien géostratégique de la Russie et de l’Iran, qui y voient un rempart contre les ambitions sunnites et occidentales.

Les oppositions internes

Armée Syrienne Libre (ASL) : première opposition structurée, issue principalement de déserteurs, mais fragilisée par son manque de cohésion stratégique.
Groupes islamistes, comme Jabhat al-Nosra (affiliée à Al-Qaïda), qui, dès 2012, captent des financements étrangers et recrutent des combattants internationaux, redéfinissant le conflit en termes confessionnels.

Les puissances régionales

Arabie saoudite et Qatar : rivales sur le terrain idéologique et religieux, ces monarchies financent des factions opposées tout en court-circuitant les aspirations laïques de certains opposants.
Turquie : Erdoğan cherche à abattre le régime syrien tout en maîtrisant l’émergence d’un Kurdistan autonome, menaçant sa sécurité intérieure.

Les grandes puissances

Russie : pilier du régime syrien, Moscou défend Tartous, sa base navale méditerranéenne, tout en contrebalançant les ambitions occidentales.
États-Unis et Europe : oscillant entre soutien à une opposition « modérée » et crainte des jihadistes, leur stratégie reflète une lecture fragmentée des enjeux locaux.

Les acteurs non-étatiques internationaux

Les médias, comme France 2, qui inscrivent le conflit dans une guerre informationnelle globale.
Les ONG humanitaires, tiraillées entre leur mission et les accusations d’instrumentalisation idéologique, contribuent à façonner les récits dominants.

Une révolte piégée dans des intérêts croisés

L'analyse des événements initiaux de 2011 révèle une transformation rapide du soulèvement syrien, passant d'une dynamique protestataire classique inspirée des mouvements régionaux à un conflit multidimensionnel. La séquence de Deraa, en mars 2011, bien qu'initialement alignée sur le modèle des printemps arabes, manifeste rapidement des caractéristiques distinctives annonçant une évolution vers un conflit complexe.
La militarisation du mouvement contestataire, matérialisée par l'émergence de l'ASL durant l'été 2011, s'avère être un point de bascule critique. L'évaluation des capacités opérationnelles de cette formation révèle des faiblesses structurelles majeures : commandement fragmenté, chaînes logistiques précaires, cohésion idéologique insuffisante. En parallèle, l'infiltration progressive d'éléments jihadistes transnationaux, bénéficiant de circuits de financement externes robustes, introduit une dimension confessionnelle qui reconfigure fondamentalement la nature du conflit.
L'engagement français dans cette séquence traduit une lecture stratégique influencée par les échecs récents en Tunisie et Égypte. Le choix de soutenir le Conseil National Syrien, malgré sa dépendance évidente aux influences turques et qataries, reflète une tentative de compensation des erreurs d'appréciation antérieures dans la région. Cette décision s'inscrit dans une projection optimiste d'une transition politique accélérée, sous-estimant manifestement la résilience du système Assad et la complexité des dynamiques confessionnelles syriennes.

Un tournant médiatique : la couverture de la journaliste de Martine Laroche-Joubert  

L'infiltration de Martine Laroche-Joubert à Homs le 29 novembre 2011 constitue une inflexion majeure dans le traitement médiatique du conflit syrien. Cette opération, menée en violation délibérée des restrictions d'accès imposées par le régime, représente un basculement tactique dans la guerre de l'information autour du théâtre syrien.
L'analyse de cette séquence révèle une double dimension opérationnelle. Sur le plan tactique, le contournement des dispositifs de contrôle officiels transforme l'acte journalistique en opération d'influence active. La prise de risque personnelle devient un élément central du dispositif de crédibilisation, établissant une équivalence implicite entre la clandestinité du reportage et l'authenticité du message véhiculé.
Au niveau stratégique, cette infiltration médiatique s'inscrit dans une dynamique plus large de contestation du monopole narratif du régime Assad. La diffusion du reportage sur une chaîne publique française en prime time amplifie significativement la portée de cette rupture du black-out informationnel, positionnant la journaliste comme un agent de déstabilisation du système de contrôle médiatique syrien.
Son reportage présente plusieurs éléments significatifs :
- Les tirs de l’armée et la présence de chars : des scènes montrent des manifestants subissant les forces du régime lourdement armées, même si on ne voit ni les tireurs, ni les chars. 
- Témoignages de déserteurs : un soldat en fuite décrit des ordres stricts de répression sur des civils désarmés, désignés par l’armée comme des « terroristes ».
- Portrait d’un manifestant : Martine Laroche-Joubert dresse le portrait émouvant d'un jeune footballeur non nommé, figure de la résistance civile, symbole de courage pour ceux qui se soulèvent contre le régime.
- Chants de victoire des manifestants : la séquence finale du reportage amplifie la résonance émotionnelle, présentant la résistance comme une lutte héroïque.

Critiques et remises en question

Pourtant, à la suite sa diffusion, ce reportage suscite des critiques et des remises en question, notamment de la part de sources alternatives et pro-syriennes comme le blog Karbalaqsa, initialement hébergé en Suisse et aujourd’hui désactivé, qui pointe des contradictions et accuse la journaliste d’exagérations et de manipulations. Le blog décrypte le reportage de la journaliste française en le décrédibilisant et en le comparant à d’autres sources sensées éclairer des angles différents : 
1. Slogans communautaires et interprétations des motivations : Karbalaqsa, conteste la neutralité des slogans de la manifestation. Alors que Martine Laroche-Joubert mentionne des appels à l’unité, Karbalaqsa montre des images d’une même manifestation avec des slogans en soutien au prêcheur Adnan Arour, connu pour ses positions anti-chiites. Plus tard, certains manifestants y brûlent des portraits de Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah, ce qui questionne l’unité apparente et révèle une orientation anti-chiite parmi certains groupes de protestataires.
2. Fuite et montage des scènes de tirs : Laroche-Joubert commente une scène où des manifestants fuient à l’approche de chars et de snipers dit-elle, tandis que Karbalaqsa relève l'absence de ces éléments visuels dans certaines séquences, arguant d’un possible montage ayant assemblé des scènes d’actions prises à des moments différents, ce qui pourrait accentuer l'intensité perçue de la répression.
3. L'identité du footballeur : La chaîne Karbalaqsa suggère que le footballeur anonyme montré dans le reportage serait Abdal Basit Sarut, ancien gardien de l'équipe syrienne des moins de 23 ans, est un partisan djihadiste. Karbalaqsa présente des images de Sarut armé, remettant en cause le caractère purement pacifiste de sa résistance et indiquant une possible omission par France 2 concernant son engagement dans la lutte armée.
4. Scène de combat nocturne : La scène finale, qui cloute ce reportage également diffusée par France 24 mais dans une version reboutiquée, mentionne des affrontements entre les rebelles et les forces du régime. Le commentaire de France 24, contrairement à la journaliste de France 2, ne parle pas de « cris de victoire » des insurgés mais de l’appel à la prière du Muezzin.
Le positionnement initial des médias audiovisuels publics français dans le conflit syrien révèle une approche éditoriale simplificatrice occultant délibérément la complexité du terrain. L'analyse démontre un cadrage binaire systématique opposant "rebelles" et "régime", négligeant les dynamiques confessionnelles, tribales et géopolitiques sous-jacentes. Cette narration orientée participe activement à la construction d'une perception internationale favorable à l'opposition syrienne.
Les rapports diplomatiques émanant de l'ambassadeur Chevalier présentent une lecture significativement plus nuancée du théâtre d'opérations. Ses évaluations identifient l'émergence de mouvements islamiques à Deraa et Homs, tout en soulignant leur dépendance à des soutiens extérieurs. L'analyse diplomatique établit une distinction claire entre l'agitation locale et une menace existentielle pour le régime Assad.
Une fracture stratégique se dessine au sein de l'appareil diplomatique français. Le traumatisme des révolutions tunisienne et égyptienne non anticipées génère une dynamique compensatoire au Quai d'Orsay. Cette projection psychologique collective conduit à une surestimation du potentiel de changement en Syrie, allant jusqu'à envisager une cooptation de l'islamisme politique comme vecteur de transition.
L'antagonisme entre la ligne Juppé, favorable à l'intervention, et l'axe Sarkozy-Guéant, privilégiant le pragmatisme, traduit une guerre d'influence interne. Cette divergence stratégique révèle une lecture contradictoire des dynamiques régionales et du potentiel de résilience du système Assad.
Cette configuration transforme les services de renseignement et les médias en instruments d'une guerre cognitive, où l'information devient un multiplicateur d'effets stratégiques déterminant dans la construction des perceptions du conflit.

Les choix des angles humanitaires 

L'analyse de la période janvier-mars 2012 révèle une mutation significative du conflit syrien, caractérisée par une intensification des opérations à Homs et une militarisation de l'espace informationnel. L'élimination successive de journalistes occidentaux traduit une évolution majeure dans la stratégie du régime, marquant un passage de la répression conventionnelle à une guerre totale incluant le ciblage délibéré des acteurs médiatiques.
La séquence s'amorce avec la neutralisation de Gilles Jacquier le 11 janvier, dont l'attribution aux forces rebelles suggère une complexification des dynamiques d'influence sur le terrain. L'attaque du centre de presse de Baba Amr le 22 février, éliminant Rémi Ochlik et Marie Colvin, confirme l'émergence d'une stratégie systématique de contrôle de l'information par l'élimination physique de ses vecteurs. L'exfiltration d'Edith Bouvier par les services français démontre l'escalade des enjeux informationnels au niveau des intérêts stratégiques nationaux.
La réponse diplomatique française du 2 mars 2012, matérialisée par la fermeture de l'ambassade à Damas, révèle une reconfiguration majeure des équilibres géopolitiques. Cette décision, dépassant le cadre d'une simple protestation diplomatique, constitue un basculement stratégique légitimant rétroactivement les narratifs journalistiques tout en positionnant la France dans une opposition frontale au régime Assad.
L'analyse démontre que la stratégie d'élimination des journalistes a produit des effets inverses aux objectifs présumés du régime. La manière de martyriser des reporters a amplifié la résonance de leurs récits, transformant chaque élimination en catalyseur de mobilisation internationale. Ce paradoxe tactique illustre la sous-estimation par le régime syrien de la dimension informationnelle du conflit, où la neutralisation physique des émetteurs renforce la puissance du message transmis.

Les observateurs de l’ONU face aux réalités syriennes

Le déploiement des observateurs onusiens en avril 2012 cristallise une guerre des narratifs autour du conflit syrien. L'analyse de la couverture médiatique de cette séquence, particulièrement à travers le prisme des reportages de Martine Laroche-Joubert, révèle une instrumentalisation sophistiquée des mécanismes internationaux de surveillance.
Dans les zones insurgées, notamment à Erbin, la documentation des violences par les observateurs se heurte à une réalité fragmentée. La journaliste, opérant depuis Paris, exploite ce matériel visuel pour construire une narration centrée sur l'inaction internationale face aux exactions. Cette approche transforme les images de terrain en outils d'influence, amplifiant la perception d'une impuissance collective orchestrée.
Le traitement du volet damascène de la mission onusienne expose une dichotomie narrative délibérée. La mise en scène des acclamations du couple présidentiel est présentée en contraste direct avec la présence des observateurs, suggérant une théâtralisation du pouvoir. Cette juxtaposition vise à établir un portrait psychologique d'Assad, le dépeignant comme un dirigeant détaché des souffrances populaires.
Toutefois, cette simplification narrative, bien qu'efficace dans la déconstruction de la propagande du régime, présente des angles morts significatifs. L'effacement des dynamiques géopolitiques régionales et des tensions confessionnelles locales dans ce cadrage médiatique révèle une instrumentalisation de l'information au service d'un objectif d'influence spécifique.

Dilemmes humanitaires et diplomatiques

L'année 2012 marque un point de basculement critique dans le conflit syrien, révélant l'impuissance et les contradictions de la scène internationale. La mort systématique de journalistes et les massacres de civils, notamment à Houla en mai, exposent la brutalité du régime Assad.
Ces événements révèlent aussi des contradictions dans la diplomatie française : fermeture de l'ambassade française à Damas, mais absence d’intervention militaire concrète. L'impuissance fondamentale des puissances occidentales est désormais portée à l’écran.
La méthodologie employée s'articule autour de la répétition de séquences visuelles mettant en scène la détresse des populations civiles. Cette approche suggère une volonté délibérée de créer un effet de conditionnement émotionnel auprès de l'audience. L'analyse révèle que ce mode de traitement tend à générer une dynamique de sidération cognitive, réduisant significativement la capacité du public à appréhender la complexité des enjeux sous-jacents au conflit.
Le cadrage éditorial observé opère une simplification binaire du conflit, positionnant systématiquement les civils comme victimes face à un régime présenté comme force destructrice. Cette dichotomie narrative, couplée à l'exposition répétée de scènes de souffrance, induit un mécanisme d'adhésion émotionnelle qui pourrait servir à légitimer des positions interventionnistes.
Ce type de couverture médiatique s'apparente à une opération d'influence cognitive où l'émotion est instrumentalisée comme vecteur de conviction, court-circuitant les processus d'analyse rationnelle des enjeux géopolitiques complexes caractérisant ce théâtre d'opérations.

La multiplication des angles humanitaires

Cette série de reportages et commentaires sur images de Martine Laroche-Joubert diffusés sur France 2 démontrent l’intention d’un travail d’angle spécifique.

Les hôpitaux clandestins de la rébellion syrienne
Date : 24/07/2012
Commentaire : Dans ce reportage, Martine Laroche-Joubert documente les soins apportés aux blessés de la rébellion dans des hôpitaux clandestins, établis en Turquie pour échapper aux représailles du régime. L’accent est mis sur la précarité de ces installations et le courage des médecins, ce qui met en lumière la persécution que subissent les civils blessés et les rebelles.
Analyse : Le choix de montrer ces hôpitaux secrets témoigne de la gravité de la crise humanitaire et de l’impossibilité pour les blessés de se faire soigner dans les hôpitaux publics par crainte des représailles. Ce type de récit accentue l’idée d’une guerre où les civils sont traqués, même au sein des établissements de santé, et où les structures rebelles doivent trouver des moyens de survie face à un régime oppressif.

Les combattants d'Alep
Date : 26/07/2012
Commentaire : Ce reportage suit les préparatifs des rebelles pour une offensive majeure à Alep, la seconde ville du pays, devenue un bastion d’opposition contre le régime. La caméra capte l’organisation, l’entraînement et la détermination des combattants rebelles face à une armée régulière supérieurement équipée.
Analyse : En se focalisant sur les préparatifs rebelles à Alep, le reportage renforce l’image d’un combat inégal entre une population civile armée pour sa survie et les forces d’un régime autoritaire. Ce type de narration accentue le courage des civils devenus combattants, tout en soulignant l’asymétrie de la lutte. Cette représentation vise à renforcer l’empathie pour la cause des rebelles.

Les geôles des rebelles en Syrie
Date : 09/08/2012
Commentaire : Martine Laroche-Joubert visite les prisons tenues par les rebelles, où des soldats du régime capturés sont interrogés. L’interview d’Abou Hatem, un rebelle, permet de mieux comprendre les motivations et les pratiques des insurgés.  Analyse : Ce reportage met en scène une tentative de justice par les rebelles, contrastant implicitement avec les récits des geôles du régime souvent associées à la torture. Montrer les geôles des rebelles comme relativement mesurées, en comparaison avec les tortures du régime, contribue à construire une image des insurgés plus humaine et rationnelle, malgré la violence du conflit.

Vidéos de tortures par les armées
Date : 03/11/2012
Commentaire : Des vidéos diffusées montrent des actes de torture commis par les deux camps : l’armée syrienne et, dans une moindre mesure, certains groupes rebelles. La diffusion de ces images est un choc pour l’opinion publique.
Analyse : Ce reportage met en lumière la brutalité de la guerre en exposant les violences extrêmes exercées par les deux camps. L’emphase est cependant portée sur la dimension systémique de la torture par l’armée syrienne, tandis que la torture du côté rebelle semble limitée à certains groupes. Ce choix de montage et de cadrage vise à montrer la torture comme un moyen de contrôle répressif de l’État syrien, attisant l’indignation internationale et incitant à un soutien plus marqué pour les civils.

Conflit en Syrie : vie quotidienne à Alep
Date : 23/12/2012
Commentaire : Ce reportage explore la vie quotidienne des civils et des combattants de l’Armée syrienne libre à Alep, ville dévastée par les combats. Martine Laroche-Joubert y montre des civils, dont des familles et des enfants, cherchant à survivre malgré les bombardements et la destruction de leur habitat.

Le tournant : vendre la guerre

Le 21 août 2013 constitue un point d’inflexion majeur dans le conflit syrien. L’attaque au gaz sarin contre les zones rebelles de Ghouta et Moadamiyyat al-Cham marque une escalade brutale dans l’usage de la violence d’État. Les images, insoutenables, d’une guerre chimique frappant des civils posent un défi stratégique immédiat. Pour la France, sous la présidence de François Hollande et avec Jean-Yves Le Drian à la Défense, l’option militaire devient une hypothèse sérieuse. Mais une variable essentielle contrarie cette dynamique : l’opinion publique française, totalement indifférente.
La perte d’influence du service étranger de France 2, autrefois prescripteur majeur sur le dossier syrien, illustre cette inertie. L’effet d’usure est manifeste : saturation médiatique, diplomatie à bout de souffle, complexité du conflit rendant sa lisibilité incertaine. L’attaque chimique, loin de provoquer une mobilisation, s’inscrit dans une séquence tragique désormais reléguée à l’arrière-plan de la perception collective.
Une opération d’influence structurée
Face à ce verrou psychologique, le ministère de la Défense initie une action informationnelle calibrée dans une logique d’influence stratégique. L’objectif est clair : modifier le prisme de perception de l’opinion publique afin de légitimer une intervention en Syrie. L’opération repose sur une architecture narrative précise, destinée à contrer l’apathie en réintroduisant une notion d’urgence et de nécessité morale.
Sacha Mandel, conseiller de Jean-Yves Le Drian, enclenche le levier médiatique. Le Journal du Dimanche (JDD), vecteur d’influence à la portée nationale, est activé. François Clémenceau, éditorialiste reconnu et relais d’opinion stratégique, est identifié comme cible prioritaire. La transmission de l’information suit un circuit contrôlé : un dossier issu du renseignement militaire est acheminé via un intermédiaire crédible – un officier de la gendarmerie – afin d’accentuer la perception d’authenticité et d’urgence.
Le contenu du dossier est précisément élaboré : cartographie des infrastructures chimiques du régime Assad, images satellites des unités de production, éléments corroborant l’existence d’un programme d’armes de destruction massive. Ces éléments sont sélectionnés non seulement pour leur valeur probatoire, mais aussi pour leur impact émotionnel.
L’opération dépasse le cadre d’une simple diffusion d’informations. Il s’agit d’une construction narrative visant à reconfigurer la perception collective. En substituant l’indifférence à une urgence perçue, l’action informationnelle cherche à enclencher un mécanisme d’adhésion implicite. L’objectif final : transformer un environnement d’inertie en un contexte propice à une intervention militaire, en inscrivant l’attaque chimique dans une dramaturgie légitimant une réponse armée.

Le revirement américain : quand Washington lâche Paris

Le 31 août 2013, coup de théâtre. Barack Obama suspend l’intervention militaire en Syrie, laissant la France seule face à son engagement. Ce retournement repose sur un constat brutal des services de renseignement américains : la rébellion syrienne s’est radicalisée. Le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda, infiltre les forces rebelles, transformant profondément la nature du Conseil national syrien. Ce dernier, autrefois perçu comme un interlocuteur crédible, devient une entité incontrôlable, disqualifiée aux yeux de Washington.
Cette volte-face américaine est un coup dur pour François Hollande et Jean-Yves Le Drian. Paris, persuadé de la chute imminente d’Assad, s’accroche à son soutien aux rebelles. L’administration française, aveugle ou obstinée, refuse d’admettre que son pari stratégique s’effondre.
L’isolement de la France : entre naïveté et entêtement
Là où Washington ajuste son cap face à la complexité du terrain, Paris persiste dans une vision binaire du conflit. En maintenant son projet de livraisons d’armes, la France semble ignorer que les bénéficiaires de cette aide ne partagent plus les valeurs démocratiques occidentales. Ce décalage entre la lecture américaine et l’approche française met en lumière une diplomatie rigide, incapable de s’adapter à la réalité mouvante du théâtre syrien.
Ce repositionnement américain a un effet immédiat : l’espace médiatique évolue. L’enthousiasme pour les « révolutionnaires syriens » laisse place à une prudence croissante. Le mythe d’une opposition modérée unifiée s’effondre, et la France se retrouve en porte-à-faux, soutenant une cause qui ne suscite plus l’adhésion.
Un nouveau récit médiatique : la guerre devient transnationale
Le 1er novembre 2013, Le Monde publie un article clé sur l’implication du Hezbollah en Syrie, révélant son rôle décisif lors de la bataille de Qoussair. Un commandant du Hezbollah y décrit des combattants étrangers aux accents tunisiens, libyens, tchétchènes. La rébellion n’est plus seulement syrienne : elle est internationale.
Mais un détail intrigue. L’article est signé Alix Foucault, un nom inconnu des cercles journalistiques français. Un pseudonyme ? Une source officieuse ? D’autres médias s’abstiennent d’exploiter ces révélations. France 2, pourtant friande des récits syriens, reste muette. Le Nouvel Observateur, après avoir commandé un sujet similaire, y renonce. Pendant un an, l’implication du Hezbollah reste un point aveugle dans la couverture médiatique.
Stratégie ou censure ?
Pourquoi ce silence ? Préserver une ligne narrative, éviter d’embarrasser la diplomatie française, ou céder à des pressions extérieures ? La marginalisation de certaines informations traduit un malaise profond. L’histoire officielle de la guerre en Syrie devient de plus en plus difficile à maintenir.
Mais en janvier 2015, tout bascule.
Le choc des attentats : une rupture brutale
Les attaques contre Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015 bouleversent l’approche française. Revendiqués comme une riposte à l’engagement militaire français en Syrie, ces attentats reconfigurent immédiatement le discours national.
Le langage change. « Rebelles » disparaît au profit de « djihadistes » et « terroristes ». L’État islamique, jusqu’alors souvent désigné sous le sigle « ISIS », devient « Daech », un terme que François Hollande et Laurent Fabius adoptent officiellement. Ce glissement lexical n’est pas anodin : il redéfinit la menace et ancre la France dans une guerre contre un ennemi global.

La France réajuste sa posture

Cette mutation sémantique s’accompagne d’un durcissement stratégique. La lutte contre Assad passe au second plan, la priorité devient la destruction de Daech. Ce tournant aligne enfin la France sur la position américaine et renforce la coopération avec Moscou.
Dans l’espace médiatique, la fracture s’accentue. En février 2016, le documentaire Syrie, le grand aveuglement, diffusé dans Un Œil sur la planète sur France 2, crée la polémique. Réalisé par Yacine Benrabia, il plonge dans les contradictions du conflit et met en lumière les errements occidentaux.
Jugé trop critique envers la ligne officielle, il cristallise la tension entre partisans d’une intervention et tenants d’une approche plus réaliste. Le débat est désormais ouvert : la guerre en Syrie n’est plus une opposition simpliste entre un régime honni et des révolutionnaires idéalisés. C’est un conflit total, où chaque camp manœuvre dans un brouillard d’alliances mouvantes et d’intérêts contradictoires.

2025 : la guerre de l’information continue

Dans les premiers jours du conflit syrien, l’information n’a jamais été un simple reflet des faits, mais une arme stratégique. Les choix éditoriaux, les angles narratifs et les silences ont façonné une réalité autant qu’ils l’ont rapportée. Martine Laroche-Joubert, figure du journalisme de terrain, incarne malgré elle cette mécanique où l’émotion l’emporte sur l’analyse, où la complexité du terrain se dissout dans des récits calibrés pour l’audience.
Loin d’être un cas isolé, cette dynamique illustre une tendance lourde : dans la guerre de l’information, les journalistes deviennent des relais, conscients ou non, de stratégies plus vastes. Chaque reportage, chaque cadrage participe d’une bataille invisible où la vérité, éclatée et fragmentée, se dilue dans le jeu des influences.
Plus de dix ans plus tard, le récit médiatique peine toujours à s’adapter aux réalités du terrain. Alors que l'Union européenne s’apprête à suspendre ses sanctions contre la Syrie pour faciliter la reconstruction et renouer le dialogue avec ses nouveaux dirigeants, les représentations occidentales du conflit restent figées dans des cadres hérités du passé. Les anciens combattants islamistes, désormais aux commandes, plaident pour la levée des restrictions et cherchent une reconnaissance diplomatique, tandis que Bruxelles tente d’imposer des conditions liées aux droits humains et aux valeurs démocratiques (24 février 2025).
Ce revirement géopolitique souligne une évidence : la guerre militaire s’estompe, mais la guerre de l’information, elle, continue. Dans ce jeu de perceptions où les alliances se recomposent, où l’opinion publique oscille entre méfiance et lassitude, une seule certitude demeure : en Syrie comme ailleurs, ce ne sont pas les faits qui dictent les récits, mais les récits qui sculptent les faits.

Timothy  Mirthil
Auditeur de la 45 promotion Management Stratégique et Intelligence Economique MSIE