L’affaire Matra-Thomson-CSF : un cas d’école franco-français de guerre fratricide à base de désinformation

La situation politique à Taïwan est particulièrement complexe du fait de ses relations diplomatiques avec la république populaire de Chine, située à quelques kilomètres du territoire. En effet, la RPC considère l’île taiwanaise comme partie intégrante de son territoire et menace d’utiliser la force si Taïwan déclare son indépendance. Pour éviter toutes représailles, Taiwan cherche donc à s’armer et ce dès les années 1990 auprès des entreprises d’armement françaises. 

En novembre 1992, un consortium d'entreprises françaises, comprenant Thomson-CSF, Dassault, la Snecma et Matra, remporte un contrat de 60 milliards de francs à Taïwan pour la fourniture de cinquante avions Mirage. Peu après, M. Gomez, alors Directeur général de Thomson-CSF, découvre que l'un de ses partenaires du consortium, Matra, a agi de manière individuelle en signant un contrat simultané qui lui permet de doubler sa part de marché par rapport aux autres groupes français. Cette action permettra au président de Matra, Jean-Luc Lagardère, d‘empêcher la faillite du groupe Lagardère. En effet, en 1991 la chaîne de télévision La Cinq, dont Lagardère est le propriétaire, dépose le bilan, manquant ainsi d’entraîner dans sa chute l’entreprise d’armement. Pour Alain Gomez ce geste est perçu comme un affront. En novembre 1992, Thomson avait conclu un contrat de 15 milliards de francs pour la vente de frégates à Taïwan. À l'époque, Thomson-CSF, la filiale de défense de l'entreprise, exerce une influence quatre fois supérieure à celle de sa concurrente Matra. Gomez voit ainsi son titre de leader français de l’industrie de défense lui échapper. 

Des contradictions au sein des industriels Français de l'armement

L’entreprise de Jean-Luc Lagardère est considérée, par Thomson comme l’ennemi à abattre. Pour lui nuire, Thomson va faire appel à un proche d’Alain Gomez : un avocat sino-américain, William Lee. Ce dernier sera financé à hauteur de 2,7 millions d'euros versés en contrepartie d'études fictives. Le but de la manœuvre est de contester devant le tribunal de commerce la fusion entre Matra et Hachette. Lee accuse ainsi l’entreprise d’avoir sciemment omis de prendre en compte le contrat des Mirages signé avec Taïwan pour calculer la parité d’échange des titres. Lee représente ainsi neuf actionnaires contestataires qui ont été "engagés" via des petites annonces publiées dans le Wall Street Journal et Les Échos. Pour discréditer Matra, l’avocat va également lancer une large campagne de dénigrement dans la presse Taïwanaise. Des lettres de dénonciation anonymes parviennent à la commission des opérations boursière. Cette opération globale de déstabilisation porte le nom « Couper les ailes de l'oiseau ». L’objectif de William Lee d’empêcher la fusion entre Matra et Hachette, se solve dans un premier temps par une défaite après que Matra sort gagnant des procédures commerciales engagées. La fusion est validée. Les petits actionnaires décident d'attaquer au pénal pour « escroquerie, faux et recel » contre Lagardère, qui riposte dès le lendemain en déposant une plainte pour « tentative d'extorsion de fonds » en 2001. 

Des manœuvres politiciennes

Dans un contexte politique visant à restructurer l’industrie de défense à l’échelle mondiale ; conséquence des « dividendes de la paix » qui entrainent la baisse des dépenses liées à l’armement. Alain Gomez dont l’entreprise Thomson est à l’époque détenue 51% par l’Etat français, est soutenu par Lionel Jospin. Ce dernier détesterait Jean-Luc Lagardère, qu'il prendrait pour un ingénieur arriviste parti de rien et qui empiète sur le territoire de son entreprise. De l’autre côté, le bras-droit armé de Jean-Luc Lagardère, Jean-Louis Gergorin mène la contre-offensive. Il va utiliser ses contacts au sein de la DST. Il sera accusé de leur avoir versé 300 000 francs pour enquêter sur William Lee. 

Les services de contre-espionnage pensent d’abord à un agent au service de la CIA, missionné pour déstabiliser l’industrie de défense française en Asie. Même si cette intuition s’avèrera fausse. Les États-Unis exercent une influence non négligeable dans la région indopacifique, ce dans le but d’endiguer la Chine. Il aurait donc pu sembler logique de privilégier l’hypothèse d’une volonté de conserver cette hégémonie. Une autre hypothèse, aurait été de croire que la Chine attaquerait la France, fournisseur d’armes à Taïwan, allant ainsi à l’encontre de l’idée d’une Chine réunifiée.

La confusion dans la lecture du cas

Du point de vue américain, l’affaire est présentée comme étant une machination de la France dans ce qu’ils appellent la bataille entre la France et les Etats-Unis sur l’espionnage économique. Ils estiment que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, chercherait à profiter de l’occasion pour expulser plusieurs ressortissants américains du territoires français, accusés d’être des espions, dont William Lee. Les Français sont dépeints dans la presse américaines comme des acteurs agressifs. Déjà en 1989, plusieurs ressortissant Français sont expulsés du territoire américain, accusés d’avoir tenté de voler des informations d’entreprises américaines. Le renseignement américain pense que le pouvoir politique français cherche avant tout à se venger. Également, Ils estiment que Pasqua aurait utiliser l’affaire comme une diversion politique. William Lee est donc présenté comme une victime d’un système dont il chercherait à dénoncer les rétrocommissions employées par les grands groupes Français pour atteindre des marchés étrangers. Les élites françaises sont pointées par la presse américaine comme des « bureaucrates gouvernementaux » qui chercheraient à utiliser leurs services de renseignement pour protéger des hauts dirigeants accusés de corruption. La « rivalité du renseignement » français et américain se fera ressentir en 1996, à la suite du procès Matra, où de nouveaux ressortissants français seront eux aussi expulsés pour les mêmes motifs. L’affaire à donc à la fois fragilisé les relations franco-américaines mais aussi permis à la presse étrangère de s’en prendre à l’industrie de défense de la France. 

La désinformation démontrée

On apprendra par la suite que l’avocat sino-américain travaillait pour Thomson-CSF. On découvrira également, par l’intermédiaire de l’assistante de Lee que Thomson avait financé cette opération à hauteur de 2,7 millions d’euros versés en échange d’études fictives contre Matra. L’entreprise d’Alain Gomez qui adopte une approche oscillante entre la menace et la tentative de conciliation, propose de mettre fin à toutes les procédures engagées moyennant le paiement de 22 millions d’euros. Jean-Luc Lagardère réagit en déposant à son tour plainte pour « tentative d’extorsion de fonds ».  Après plusieurs années de « guerre judiciaire » entre Matra et Thomson-CSF, le tribunal correctionnel de Paris aboutira à une relaxe générale en 2005. Malgré cela, M. Gomez en payera le prix, lorsqu’en 1996 le gouvernement d’Alain Juppé décide de privatiser Thomson-CSF. Alain Gomez est alors débarqué, permettant ainsi au gouvernement de se débarrasser d’un personnage qui ne suivait pas leur vision en s’opposant à la privatisation de son entreprise. À noter qu’Alain Gomez était un proche d’Edouard Balladur et qu’il avait financé sa campagne présidentielle. En revanche, Matra réussit à s’imposer en France en ayant fusionné progressivement avec les entreprises Aérospatial, l’Allemand DASA, l’espagnol CASA puis l’entreprise Britannique GEC Marconi. 

Les rebondissements

L’affaire qui opposa Groupe Lagardère au groupe Thomson resurgira lorsque le directeur de la coordination stratégique de Matra, devenu EADS, Jean-Louis Gergorin développera une grande paranoïa concernant la mort de Jean-Luc Lagardère en 2003 et sera persuadé qu’il s’agit d’un assassinat. À ce moment, Gergorin pense que des actionnaires de EADS auraient fomenté ce présumé assassinat pour prendre le contrôle de l’entreprise. Dans le cadre de l’affaire ClearstreamGergorin qui voue une haine féroce envers Alain Gomez sera condamné pour avoir ajouté, de manière frauduleuse, le nom de l’ancien PDG de Thomson-CSF dans les listings de comptes occultes. Gergorin sera discrédité à la suite de sa condamnation. 

L’affaire Clearstream mettra en avant une autre affaire : celle des Frégates à Taïwan. Dans celle-ci l’entreprise Thomson ainsi que plusieurs personnalités politiques seront accusés d’avoir réalisé des rétrocommissions afin d’obtenir le contrat de vente des 6 frégates françaises à Taïwan, cela s’accompagnant de plusieurs morts mystérieuses à Taïwan. Cette affaire mettra à mal l’image de l’entreprise de défense aux yeux du monde entier. 

Cette lutte à mort entre deux acteurs français majeurs de la défense a eu pour conséquence de mettre en lumière les défaillances du système politique et industriel de la France. 

 

Axel Bruan,
étudiant de la 2ième promotion Renseignement et Intelligence Économique (RENSIE)

 

Sources 

https://www.liberation.fr/societe/2001/06/14/matra-hachette-vaut-une-mise-en-examen-a-gomez_367903/

http://cyberlien.free.fr/Al.htm

https://www.washingtonpost.com/archive/politics/1996/01/08/the-french-the-cia-and-the-man-who-sued-too-much/d81e2a2b-96e7-4a75-8680-1a76b24c9f36/

https://www.reuters.com/article/ofrtp-france-proces-clearstream-20090928-idFRPAE58R0IQ20090928 

https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/industrie-de-la-defense?page=130

https://www.intelligenceonline.com/threat-assessment/2000/01/20/the-hidden-face-of-thomson-csf,80036-eve

https://www.lesechos.fr/1993/06/la-commission-de-la-defense-prone-une-privatisation-reflechie-des-firmes-darmement-907344

https://www.wikiwand.com/fr/Affaire_des_fr%C3%A9gates_de_Taiwan