L'Allemagne fédérale a-t-elle manipulé le droit pour amnistier discrètement les crimes de guerre commis sous le IIIè Reich ?

Grille de lecture Intelligence Juridique

Loi Dreher du 1er octobre 1968

 

 Le roman « L’Affaire Collini » de Ferdinand von Schirach et le film éponyme de Marco Kreuzpaintner  ont relancé les réflexions sur la Loi allemande « Dreher » du 1er octobre 1968 qui, en limitant à 20 ans la durée de la prescription de certains crimes, a eu pour effet d’empêcher la poursuite de criminels pour des actes commis durant la 2ème guerre mondiale. Cette limitation juridique a été vue comme une amnistie de personnes qui auraient pu être jugées et condamnées. La première interrogation qui émerge porte sur la genèse et le vote de la loi : comment a-t-elle été pu être conçue et pourquoi a-t-elle été votée ?

Pour répondre à ces questions, l’Intelligence Juridique est une discipline utilisée pour identifier les rapports de force et les stratégies d’influence par le droit ou pour montrer la vision qu’on peut avoir du droit avec une démarche objective fondée sur des informations publiques. Elle met en rapport des faits avec des actions ou des omissions pour proposer une description des jeux d’acteurs tout en prenant en compte la variation 5i© (intermétiers, inter-générations, interculturel, inter-pays, international) des rapports au Droit ; et ce quelle que soit la gravité du sujet.

La grille de lecture d’Intelligence Juridique ci-après présente une première série de pistes, sans rentrer dans une exégèse du droit allemand, ni des documents préparatoires, des textes et débats au Bundestag (dont il ne resterait pas ou peu d’archives[i]) ni de l’histoire de l’époque. 

Le caractère « technique » de la Loi Dreher du 1er octobre 1968 a pu occulter sa dimension stratégique

La Loi Dreher du 1er octobre 1968 a été forgée en particulier par le juriste Eduard Dreher, ancien procureur nazi sous le 3ème Reich, devenu à partir de 1951, chef du service du droit pénal au Ministère de la Justice Allemand[ii]. C’est la loi introductive au Code des infractions administratives[iii]. Sa taille minimale (quelques lignes au paragraphe 50 à propos des «complices de meurtres pour lesquels les mobiles ne peuvent être prouvés.») et son introduction dans un Code des infractions administratives lui a donné, d’emblée, une couleur technique qui n’a peut-être pas éveillé pas la curiosité des décideurs. Ne pas prêter attention à la dimension stratégique du droit est un danger réel, quel que soit le pays et le projet juridique concerné, qui peut avoir des conséquences graves comme le montre le cas étudié.

Le souci de préciser un dispositif pénal succinct à l’époque a pu mettre au 1er plan le côté logique de la loi au détriment de sa dimension stratégique 

Le dispositif pénal en Allemagne était succinct à l’époque : le droit visait seulement les assassinats et les meurtres. La catégorie de « crime contre l’humanité » était inexistante. Par ailleurs, il est souligné que les interrogatoires menés par Johann Radmann, membre de l’équipe de Fritz Bauer, procureur général de Francfort à l’origine des procès de Francfort entre 1963 et 1965, ont veillé à respecter la loi pénale de l’époque et la nécessité d’établir la preuve de la participation de chacun des accusés à ces crimes[iv].

La démarche d’un juriste pénaliste est en général, avec des nuances en fonction du pays et du droit applicable, de constater l’acte commis par l’auteur (l’actus reus ou l’acte) et de qualifier l’intention de les commettre (le mens rea ou le mobile). La prescription de ces actes (c’est-à-dire la durée pendant laquelle un auteur peut être poursuivi à compter de la date de la connaissance des faits) est fixée en fonction de leur gravité.

Cette démarche de respect du droit pénal dans les enquêtes, combinée, à l’époque, à la volonté de préciser un corpus juridique insuffisant a pu faire passer la mesure comme une modalité logique, purement technique : limiter à 20 ans la durée de la prescription pour les complices. S’est-on interrogé sur sa dimension stratégique ? Le vote à l’unanimité prouverait le contraire, de même qu’un commentaire précisant qu’elle a été votée comme un texte purement administratif[1].

La préparation de cette loi est-elle une manœuvre pour empêcher la poursuite d’anciens nazis ou le résultat d’une logique technique aux effets inadaptés ?

La présence d’anciens responsables du IIIe Reich maintenus à leur poste après 1945, comme le montre une des études du gouvernement allemand (programme 2016 – 2020)[2], a pu permettre la préparation de ces quelques lignes avec l’objectif de mettre fin à des poursuites. Ils ont exploité la volonté de préciser le droit pénal et la démarche technique en cours pour y parvenir.

Ont-ils agi intentionnellement pour organiser le droit à l’oubli au profit d’un certains nombres de commettants ? Dans ce cas, pourquoi ont-ils attendu 23 ans après la fin de la guerre ? Ont-ils craint une extension à d’autres commettants du 2ème Procès Auswitz tenu entre 1963 et 1965 ? Ou est-ce tout simplement le fruit de l’application d’une logique juridique ?

Certains ont-ils vu les conséquences mais pourquoi n’ont-ils pas réagi ou ouvert le débat[3] ? Pourquoi cette loi n’a-t-elle pas été annulée après coup lorsque la prise de conscience de son impact a émergé ? Ces questions peuvent sembler bien froides pour un lecteur compte tenu de la gravité du sujet mais l’Intelligence Juridique se doit de décrire des mécanismes de la façon la plus précise et neutre possible pour permettre aux lecteurs d’apprécier les divers tenants et aboutissants. 

Soulignons qu’à l’époque, il n’existait pas de procédure d’analyse d’impacts d’une loi pour permettre aux votants de prendre de la hauteur avant de voter, c’est-à-dire d’en apprécier la dimension stratégique. Ont-ils réalisé en votant cette loi qu’elle avait pour conséquence d’amnistier par prescription des personnes qui auraient dû être jugées ? Ont-ils simplement vu la logique de classification pénale sans réfléchir à ses conséquences ? Une étude plus détaillée pourrait valider ou invalider ces pistes.

Sur un plan plus large, le vote et l’application de cette loi posent la question de la compétence du pays attaquant pour juger des crimes de ses ressortissants durant une guerre. L’acceptation de la Loi Dreher ouvre la question de son annulation qui aurait dû suivre immédiatement suivant la prise de conscience de ses conséquences juridiques ; annulation qui aurait pu avoir à l’époque un effet rétroactif. Les organisations internationales n’avaient-elles pas un rôle à jouer ?

En synthèse, on peut retenir les enseignements suivants :

  • Le côté technique de certaines mesures juridiques peut avoir des conséquences stratégiques importantes malgré les apparences
  • Mettre en lumière la dimension stratégique du droit est nécessaire quelle que soit la loi envisagée
  • L’étude d’impacts d’une loi permet d’identifier ses conséquences lors de sa préparation. L’anticipation est préférable à un contrôle qualité a posteriori.

 

Véronique Chapuis
Directrice du Programme d’Intelligence Juridique,
Ecole de Guerre Economique

 

[1] Maire-Hèlène Coste Vetro suscitée.

[3] Manfred Görtemaker et Christophe Safferling, Le Rosenburg : Le ministère fédéral de la Justice et le passé nazi - un inventaire, Vandenhoeck & Ruprecht 2013.

[i] Manfred Görtemaker et Christophe Safferling, Le Rosenburg : Le ministère fédéral de la Justice et le passé nazi - un inventaire, Vandenhoeck & Ruprecht 2013.

[ii] Ref.

[iii] Ref.

[iv] Marie-Hélène Coste Vetro, Plaidoyer contre l’oubli, Cahiers de la Justice 2016 / 1 / N°1 https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2016-1-page-157.htm