L’allié biélorusse du Kremlin

Comment dans la stratégie globale d’encerclement de l’Ukraine par Vladimir Poutine, la Biélorussie est devenue une pièce tactique dans l’invasion du 24 février 2022 ? Depuis plusieurs mois, les tensions s’intensifiaient aux frontières Est russo-ukrainiennes, du côté des régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk. S’il devait y avoir une invasion de l’Ukraine, pour la majorité des observateurs, ce serait depuis l’Est et le Sud du pays, via la Crimée. Le jeudi 24 février, les troupes russes ont en effet envahi l’Ukraine : depuis les flancs Est, Sud, mais aussi Nord, depuis la Biélorussie. Pourquoi ? Que s’est-il passé dans l’arrière-cour biélorusse entre Alexandre Loukachenko et Vladimir Poutine ?

Petit rappel historique

 Lors de la dislocation de l’URSS en décembre 1991, quinze nouvelles républiques ont émergée, dont trois en possession d’armes nucléaires appartenant à feu l’URSS : l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan. Les occidentaux effrayés par un arsenal hors de contrôle, vont alors entreprendre de faire retourner ledit arsenal à Moscou moyennant certaines garanties. Celles-ci furent actées en décembre 1994 dans le Mémorandum de Budapest au terme duquel les trois jeunes républiques signeront le Traité de Non-Prolifération nucléaire (TNP) en échange de l’assurance du respect de leur intégrité territoriale. Tout compte fait, les traités et autres mémorandums sont fait pour être respectés, et par tous. C’est oublier que la Russie cherche depuis plusieurs années à modifier l’ordre du monde. A l’instar de la Chine, ce sont deux États dits « révisionnistes » voulant casser le statu quo du système international actuel en changeant les règles. Concernant les garanties d’intégrités territoriales, nous avons vu ce que cela a donné pour l’une d’elle en 2014.

Concernant la Biélorussie, celle-ci adopte en mars 1994 une Constitution dont l’article 18 paragraphe 2 la définie comme un « État neutre »[6] ne pouvant abriter aucune arme nucléaire. Élu président de la République Biélorusse en juillet de la même année, Alexandre Loukachenko, rend l’arsenal qu’il possède, ou du moins celui qu’il dit posséder, puisqu’aucune vérification n’a été faite[7].

Nul besoin d’en faire, puisqu’à l’occasion de nouveaux accords entre Russes et Biélorusses fin 2021, outre la définition d’une nouvelle doctrine militaire commune actée le 4 novembre, Alexandre Loukachenko a déclaré n’avoir démantelé qu’une petite partie des sites de lancement[8]. Dès 2001, un rapport publié par Monterey Institute of International Studies[9], précisait qu’un seul site sur les quatre-vingt-un aurait été démonté. De fait, les installations d’hier peuvent être opérationnelles rapidement et accueillir de nouveaux missiles balistiques à capacité duale tels que les Iskander ou les nouvelles versions des SS-25, à savoir, les ICBM Topol[10]. Enfin, il reconnaît le 30 novembre 2021, l’annexion de la Crimée. Son contrat de vassalité avec Moscou semble rempli.

Que manquait-il d’autre pour faire de la Biélorussie un véritable État soumis à la Russie ? Un nouveau changement de Constitution ? Qu’à cela ne tienne. Le 27 décembre 2021, Minsk publie un projet de nouvelle loi organique, qui outre de permettre à Alexandre Loukachenko de se maintenir jusqu’en 2035, fait disparaître l’article 18 paragraphe 2 et le remplace par un « engagement de non-agression armée contre d’autres États »[11]. La mention « d’État neutre » disparaît ainsi que celle de non-nucléarisation du territoire. Cette modification constitutionnelle est actée par référendum le 27 février 2022.

Les défiances occidentales

Alors que Washington dévoilait sa stratégie de n’envoyer aucun soldat se battre en Ukraine[1] et de laisser « toutes ses chances à la diplomatie »[2], Moscou affinait son plan d’attaque, au vu et au su de tout le monde. N’avait-il pas reçu, en quelque sorte, un blanc-seing de l’Occident ? Nous avons la chance de disposer d’outils tels que la Rose des Vents ou la boussole. Celles-ci indiquent la direction des quatre points cardinaux. Observer une situation plein Est, dispense-t-il d’élargir son champ de vision et de regarder, en corrigeant sa myopie, dans les autres directions afin de vérifier qu’une crise n’en cache pas une autre ?

Ainsi, observer le Nord de l’Ukraine, et tout particulièrement du côté de la Biélorussie, aurait sans doute éclairé sur les intentions de Vladimir Poutine quant à ses « étrangers proches » que sont ces deux États russophones. Quand Vladimir Poutine se tourne vers son « étranger proche » biélorusse, c’est certes pour des raisons économiques, mais aussi stratégiques, puisque l’objectif est d’avoir des États tampons susceptibles de protéger la Russie de toute pseudo-velléités occidentales.

Depuis l’été 2020, la Biélorussie est en délicatesse particulière avec l’Occident. Cela a commencé avec des élections présidentielles entachées d’irrégularités, suffrages qu’Alexandre Loukachenko a tout simplement préemptés. En mai 2021, il y a eu le détournement d’un avion de Ryanair pour récupérer l’opposant Roman Protassevitch. A la fin de l’année 2021, A. Loukachenko refait parler de lui comme organisateur d’allers simples de migrants du Moyen-Orient vers la Pologne, et ce à des fins de déstabilisation de l’Union Européenne, provoquant une crise politique et humanitaire sans précédent.

Dans ces conditions, les relations entre les deux hommes ne peuvent être que sous le signe, certes d’un relatif pragmatisme, mais aussi d’opportunisme. Un opportunisme économique mais aussi stratégique. Dès lors, les rencontres entre les deux dirigeants vont se multiplier. A l’automne 2021, il n’y en aura pas moins de 5[3]. Fini l’époque où Alexandre Loukachenko, louvoyant entre la Russie et l’Europe, était pour Moscou un allié encombrant. Selon le think tank Atlantic Council, l’heure est à une intégration de la Biélorussie dans la stratégie russe, au point de transformer « la Biélorussie en extension du district militaire occidental de la Russie »[4].

Aux rencontres diplomatiques, vont s’ajouter des exercices militaires. Certes ceux-ci sont organisés tous les quatre ans, mais hasard de calendrier, les derniers programmés ont lieu en septembre 2021, du 10 au 16, et portent le nom de « Zapad 21 » pour « Ouest 21 ». Ces derniers vont permettre, outre de réaliser différents scénarii avec en ligne de mire des modélisations de menaces occidentales, mais aussi permettre l’approvisionnement de système antiaérien de type S-300 et d’avions de combat SU-30SM[5] . Dans le même temps, vont s’adjoindre des paroles et des actes que les occidentaux ne vont pas forcément voir, puisque concentrer sur les gesticulations russes à la frontière Est de l’Ukraine, dans le Donbass. A la fin de l’année 2021, alors que les contours des projets de Vladimir Poutine s’éclaircissent à l’Est ; au Nord, la Biélorussie devient un pion blanc sur l’échiquier russe.

La nouvelle alliance

Les deux nouveaux alliés vont encore accentuer leurs relations, et tout particulièrement par de nouveaux exercices militaires dénommés pour la circonstance « Détermination de l’Union 2022 »[12] . Ce genre d’entrainements conjoints du même type que les Zapad sont systématiquement observés avec attention par l’Occident, même si c’est une forme de « surenchère en matière de communication stratégique »[13]. En l’occurrence, il s’agit surtout de montrer, voire de dire ce que l’on sait ou peut faire dans un jeu subtil de désinformation. Historiquement, il est intéressant de souligner que ce genre d’exercices a été utilisé à des fins d’attaques de son voisin[14] : en Géorgie en 2008 et déjà en Ukraine en 2014 avec la Crimée.

Décidé en décembre 2021, l’exercice « Détermination de l’Union 2022 » devait se dérouler du 10 au 20 février 2022. Les troupes stationnées dans le sud de la Biélorussie, jusqu’à 30 000 soldats, vont effectuer différentes manœuvres et lancements de missiles tels que Iskander-K[15]. Ces exercices vont se prolonger au-delà de cette date[16], pour effectuer, selon les propos du Général Trinquand, un « face à gauche, direction Kiev »[17] le 24 février 2022 au matin.

L’Occident s’attendait à une attaque depuis l’Est du territoire russe vers les régions séparatistes du Donbass. Peu probable, à l’exception de certains services de renseignements, qu’une attaque depuis un autre État voisin souverain ait été sérieusement envisagée. Quoiqu’il en soit, cette stratégie d’encerclement a malgré tout surpris, bien que Vladimir Poutine, fidèle à lui-même, dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit.

Qualifiant celui qui voudrait reconstituer l’URSS de ne pas avoir de tête[18], Vladimir Poutine arrivera-t-il, dans son affirmation de puissance, à faire aboutir cette idée impériale de rassembler le monde russo-slave au risque de faire tomber un nouveau rideau de fer en travers du continent européen ? La Biélorussie, hier base arrière de l’invasion depuis le Nord, se pose aujourd’hui comme un potentiel État facilitateur dans d’éventuelles négociations de résolution du conflit entre les belligérants.

 

Frédérique Anckner-Hebbrecht

Notes

[1] BBC News Afrique. s. d. « Pourquoi Biden n’enverra pas de troupes en Ukraine ». Consulté le 7 mars 2022. https://www.bbc.com/afrique/monde-60525138.

[2] Le Monde.fr. 2022. « Crise en Ukraine : la Russie annonce la fin de manœuvres militaires en Crimée, l’OTAN ne constate « aucune désescalade » », 16 février 2022. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/16/crise-en-ukraine-biden-veut-donner-toutes-ses-chances-a-la-diplomatie-poutine-promet-une-desescalade_6113850_3210.html

[3] Vitkine, Benoit, et Thomas d’Istria. 2021. « Loukachenko et Poutine avancent vers « l’intégration » de leurs deux pays ». Le Monde.fr, 10 septembre 2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/10/loukachenko-et-poutine-avancent-vers-l-integration-de-leurs-deux-pays_6094142_3210.html.

[4]. Vitkine, Benoit, et Thomas d’Istria. 2021. « Loukachenko et Poutine avancent vers « l’intégration » de leurs deux pays ». Le Monde.fr, 10 septembre 2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/10/loukachenko-et-poutine-avancent-vers-l-integration-de-leurs-deux-pays_6094142_3210.html.

[5] Vitkine, Benoit, et Thomas d’Istria. 2021. « Loukachenko et Poutine avancent vers « l’intégration » de leurs deux pays ». Le Monde.fr, 10 septembre 2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/10/loukachenko-et-poutine-avancent-vers-l-integration-de-leurs-deux-pays_6094142_3210.html.

[6] « Après Zapad 21, la Biélorussie annonce de nouvelles manoeuvres militaires avec la Russie ». 2022. Zone Militaire (blog). 17 janvier 2022. http://www.opex360.com/2022/01/17/apres-zapad-21-la-bielorussie-annonce-de-nouvelles-manoeuvres-militaires-avec-la-russie/.

[7] Le Monde.fr. 2022. « « Derrière la crise en Ukraine se profile un autre foyer de tension : un possible redéploiement d’armes nucléaires en Biélorussie » », 16 février 2022. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/16/derriere-la-crise-ukrainienne-se-profile-un-autre-foyer-de-tension-un-possible-redeploiement-d-armes-nucleaires-en-bielorussie_6113847_3232.html.

[8] Aldebert, Mayeul. 2022. « Ukraine : comment la Russie pourrait déployer un arsenal nucléaire en Biélorussie ». LEFIGARO. 20 février 2022. https://www.lefigaro.fr/international/ukraine-comment-la-russie-pourrait-deployer-un-arsenal-nucleaire-en-bielorussie-20220220.

[10] Aldebert, Mayeul. 2022. « Ukraine : comment la Russie pourrait déployer un arsenal nucléaire en Biélorussie ». LEFIGARO. 20 février 2022. https://www.lefigaro.fr/international/ukraine-comment-la-russie-pourrait-deployer-un-arsenal-nucleaire-en-bielorussie-20220220.

[11] Le Monde.fr. 2022. « « Derrière la crise en Ukraine se profile un autre foyer de tension : un possible redéploiement d’armes nucléaires en Biélorussie » », 16 février 2022. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/16/derriere-la-crise-ukrainienne-se-profile-un-autre-foyer-de-tension-un-possible-redeploiement-d-armes-nucleaires-en-bielorussie_6113847_3232.html.

[12] « Après Zapad 21, la Biélorussie annonce de nouvelles manoeuvres militaires avec la Russie ». 2022. Zone Militaire (blog). 17 janvier 2022. http://www.opex360.com/2022/01/17/apres-zapad-21-la-bielorussie-annonce-de-nouvelles-manoeuvres-militaires-avec-la-russie/.

[13]Vincent, Elise. 2021. « Zapad, un exercice militaire russe très observé ». Le Monde.fr, 10 septembre 2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/10/zapad-un-exercice-militaire-russe-tres-observe_6094153_3210.html.

[14] Lasconjarias, Guillaume. 2017. « Ce que nous dit l’exercice militaire russe Zapad ». Revue Defense Nationale 805 (10): 100‑104. https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2017-10-page-100.htm.

[15] Aldebert, Mayeul. 2022. « Ukraine : comment la Russie pourrait déployer un arsenal nucléaire en Biélorussie ». LEFIGARO. 20 février 2022. https://www.lefigaro.fr/international/ukraine-comment-la-russie-pourrait-deployer-un-arsenal-nucleaire-en-bielorussie-20220220.

[16] « Tensions en Ukraine : la Russie et la Biélorussie prolongent leurs exercices militaires conjoints ». s. d. Consulté le 13 mars 2022. https://www.aa.com.tr/fr/politique/tensions-en-ukraine-la-russie-et-la-biélorussie-prolongent-leurs-exercices-militaires-conjoints/2508081.

[17] « C dans l’air _ Centrale attaquée : Poutine joue avec le feu ». 2022. Centrale attaquée : Poutine joue avec le feu. « C dans l’air _ Centrale attaquée : Poutine joue avec le feu ». 2022. Centrale attaquée : Poutine joue avec le feu. https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/3111669-emission-du-vendredi-4-mars-2022.html, à 00 :39 :43 minutes

[18] Védrine, Hubert, et Alain Bouldouyre. 2021. Dictionnaire amoureux de la géopolitique. Dictionnaire amoureux. Paris: Plon : Fayard. Page 470.