Le cas d’école du projet LIBRA : Affrontement entre Facebook et Etats souverains

Le 18 juin 2019, Facebook, associé à 23 autres entreprises et 4 ONG, annonce lancer un projet de monnaie universelle. Le 27 décembre 2019, Ueli Maurer, président de la Confédération Suisse et Chef du Département Fédéral des Finances déclare lors d’une interview à SRF (chaîne de radiotélévision suisse) : « Damit ist das Projekt in dieser Form eigentlich gescheitert. » (Traduction : Le projet a donc échoué sous cette forme.).[i]

Pendant cette période de six mois qui a abouti à la fin des ambitions universalistes du projet, Facebook a continuellement subi des attaques informationnelles de la part des banques centrales et ministères des finances des pays du monde occidental.  Ces offensives intenses ont conduit à l’échec de la création de Libra.

Un projet de Facebook à portée socio-politique

Concomitamment à la conférence de presse du 18 juin 2019 qui annonce le lancement du projet, Facebook publie un manifeste, le Libra White Paper, qui décrit les points principaux de la future monnaie.

En particulier, le document commence par les ambitions socio-politiques qui sous-tendent le projet :

.« […] We believe that people have an inherent right to control the fruit of their legal labor.

. We believe that people will increasingly trust decentralized forms of governance.

. We believe that a global currency and financial infrastructure should be designed and governed as a public good.

. We believe that we all have a responsibility to help advance financial inclusion, support ethical actors, and continuously uphold the integrity of the ecosystem. »  [ii]

Le Libra White Paper décrit le Libra comme une « stablecoin », c’est-à-dire une cryptomonnaie adossée à un panier de devises à définir.

Il est aussi décrit que Libra sera développée au sein d’une association, la Libra Association, qui regroupe 28 organisations (entreprises et ONG), issues du monde de la finance (paiements et investissements), des télécoms et des services en ligne (musique en ligne, mobilité …).

Il est en outre précisé que le rôle de Facebook est prépondérant (même si la possibilité d’un effacement ultérieur est évoqué). En effet, au-delà l’exposition médiatique, plusieurs technologies du projet ont été développées par l’entreprise californienne (Programming Language « Move », Libra BFT consensus Protocol).

Les dangers de Libra pour la souveraineté des Etats

Le développement des cryptomonnaies n’est pas lié au développement de transactions financières, mais à leur rôle de valeur refuge (à l’instar de l’or). On a pu constater ces phénomènes en Argentine, Iran, Liban ou Turquie, lorsque ces pays ont connu des crises de défiance vis-à-vis de leur monnaie. Pour des raisons similaires, le 20 février 2018, le Venezuela a lancé sa propre cryptomonnaie adossée à la valeur du pétrole.

Par ailleurs, de par le nombre de ses clients (deux milliards), Facebook aurait pu se retrouver en position de collecter des montants de thésaurisation et d’épargne importants, à même de déséquilibrer le système financier :

 « Libra, if it achieves its ambitions, would be systemically important. […] authorities will need to consider carefully the implications of Libra for monetary and financial stability. Our citizens deserve no less. »[iii]

Dans le même registre, Bruno Lemaire déclara plus directement, le 12 septembre 2019 sur Twitter :

« Avec le projet #Libra, la souveraineté monétaire des États est en jeu. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas autoriser le développement de Libra sur le sol européen. »[iv]

Les réponses gouvernementales au projet Libra

En conséquence, les autorités gouvernementales et en particulier les banques centrales, qui furent le bras armé des états souverains durant l’affrontement, ont rapidement et fortement réagi à l’annonce du 18 juin 2019.

Dès le 20 juin 2019, Marc Carney, gouverneur de la banque d’Angleterre, déclara :

The Bank of England approaches Libra with an open mind but not an open door.[v]

Et, le 4 décembre 2019, M. Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France résumait ainsi les mois passés :

La Présidence française du G7 avait réagi vite et fort en juin dernier : nous avions avec Bruno Le Maire confié un mandat à Benoît Coeuré dès le lendemain de l’annonce du projet Libra. Son rapport – établi en quatre mois et publié en octobre – procède à une évaluation complète des risques associés aux stablecoins, à la fois sous l’angle micro-économique en matière de lutte anti-blanchiment et de protection du consommateur mais aussi macro-économique pour la stabilité financière. [vi]

En juin 2019, les banques centrales réagirent en bon ordre autour des risques induits par Libra en termes de lutte contre le blanchiment et de protection du consommateur, ainsi que sur la stabilité financière. Si l’évaluation et le contrôle de ces risques font tous partie des missions d’une banque centrale, il est notable que la principale, à savoir la stabilité financière, est reléguée en dernier. Porter l’attention sur la lutte anti-blanchiment et la protection du consommateur vise à donc à remettre en cause la légitimité de Facebook à gérer une monnaie.

Au-delà de cette remise en cause de légitimité, les attaques se concentrèrent aussi sur les contradictions inhérentes à Facebook à porter ce projet. Ainsi, le 10 juillet 2019, M. Powell, Président de la Réserve Fédérale déclara devant le Congrès (https://www.youtube.com/watch?v=iSRfoBp_Fq0&t=1406s) :

Libra raises a lot of serious concerns, and those will include around :

. Privacy,

. Money laundering,

. Consumer Protection,

 . Financial Stability. [vii]

M. Powell attaque le projet de Facebook en premier lieu sur le sujet de la sécurité des données privées, sujet qui ne dépend pas des attributions de la Réserve Fédérale.

Enfin, outre le positionnement offensif autour de la légitimité de Facebook à gérer une monnaie, ainsi que sa capacité à protéger les données de ses clients, les banques centrales ont développé une stratégie défensive aux problèmes posées par le manifeste de Facebook sur la nécessité de monnaies alternatives aux monnaies existantes en accélérant leurs propres projets de monnaie digitales de banques centrales :

[…] la mise en place d’une MDBC nous permettrait de disposer d’un puissant levier d’affirmation de notre souveraineté face aux initiatives privées du type Libra. C’est d’ailleurs l’une des préoccupations mises en avant par la Banque centrale chinoise dans son projet de Digital Currency Electronic Payment (DCEP).[viii]

Les conséquences de l’affrontement autour de Libra

Les attaques rapides des banques centrales autour de la légitimité, ainsi que l’exposition des contradictions sur la capacité de Facebook à garantir la sécurité des données personnelles de ses clients ont provoqué la mort du projet Libra en six mois.

Facebook n’a ni été capable d’élaborer une stratégie de défense autour de ses propres contradictions. Ni capable de développer une stratégie offensive sur ses ambitions politico-sociales afin de renvoyer ses détracteurs à leurs propres contradictions, comme par exemple la légitimité d’établissements indépendants du contrôle politique à gérer un bien public.

Qu’est devenu Libra ?

Libra, devenu Diem, abandonnant ses ambitions de monnaie universelle est devenu un projet américain de cryptomonnaie dont l’émission sera confiée à la Silvergate Bank.[ix]  Le Diem sera donc une « stablecoin » adossée au dollar.

 

Vincent Gaussel-Maroix
Auditeur de la 37ème promotion MSIE

 

 

[iii] ‘Enable, Empower, Ensure: A New Finance for the New Economy’, speech by Mark Carney, at the Lord Mayor’s Banquet for Bankers and Merchants of the City of London at the Mansion House, London, 20 June 2019.

[v] ‘Enable, Empower, Ensure: A New Finance for the New Economy’, speech by Mark Carney, at the Lord Mayor’s Banquet for Bankers and Merchants of the City of London at the Mansion House, London, 20 June 2019.

[vii] Fed Chair Jerome Powell's Senate testimony on monetary policy – CNBC Television – 11 juillet 2019 - https://www.youtube.com/watch?v=iSRfoBp_Fq0&t=1406s

[viii] Monnaie digitale de banque centrale et paiements innovants, discours de François Villeroy de Galhau, Paris, 04 décembre 2019.

[ix] Diem (ex-Libra) quitte la Suisse et confie l'émission de sa stablecoin à l'Américain Silvergate Bank - Usine Digitale – 14 mai 2021- (https://www.usine-digitale.fr/editorial/diem-ex-libra-quitte-la-suisse-et-confie-l-emission-de-sa-stablecoin-a-l-americain-silvergate-bank.N1093044)