Le chargeur universel, une guerre de standards entremêlée avec des rapports de force informationnels

Le 4 octobre 2022, les législateurs européens ont voté une directive visant à harmoniser les standards de charge des appareils électroniques autours du port USB-C à partir de 2024. La mise en place d’un chargeur universel au sein de l’Union européenne est un vieux dossier dont les discussions ont commencé en 2009. A ses débuts, cet objectif semblait convenir aux entreprises concernées tel que Apple, Huawei, Nokia et Samsung. Ces dernières avaient signé des accords (2009, 2012 et 2014) allant dans ce sens-là avec la Commission européenne. Cependant, un acteur très puissant dans ce secteur : Apple, a finalement préféré compter sur ses propres ressources pour la charge de ses appareils. Après avoir soutenu le projet entre 2009 et 2011, le géant américain utilise depuis 2012 son pouvoir d’influence pour protéger le chargeur dont il est propriétaire, le Lightning.

La stratégie d’Apple

Le contexte dans lequel nous nous trouvons est celui d’un acteur cherchant à entretenir cette situation d'hétérogénéité des chargeurs qui lui est profitable face à une institution qui souhaite une harmonisation des standards de chargement avec le port micro-USB dans un premier temps et l’USB dans un second temps, afin de préserver l’environnement. Pour pouvoir bien appréhender ce cas, il nous est indispensable d’introduire la notion de guerre de standards qu’on peut définir comme « une compétition entre des standards technologiques similaires [et substituables] mais mutuellement incompatible pour le même marché ».

Pour donner un exemple on peut citer l’affrontement entre les standards VHS et Betamax pour le marché de la cassette où le standard de VHS a fini par s’imposer largement. Une guerre de standard peut mener à des rapports de forces informationnels entre les acteurs qui cherchent à défendre leurs intérêts.

Des objectifs et des intérêts divergents entre Apple et la Commission

Dans l’objectif de réduire le volume de déchet électronique, la Commission européenne cherche à harmoniser les ports de chargement, selon cette dernière les chargeurs constitueraient 51.000 tonnes de déchet électronique. La Commission souhaite faire en sorte que nous n’ayons plus besoin de jeter notre chargeur si jamais nous changions de marque de smartphone et que les chargeurs ne soient pas systématiquement vendus avec un chargeur pour éviter un surplus inutile dans nos tiroirs. Le premier standard « candidat » pour servir de chargeur universel a d’abord été le micro-USB jusqu’à l’apparition de l’USB-C qui été plus performant sur la vitesse de charge.

Afin de comprendre le comportement de la firme à la pomme quant au chargeur universel, il est nécessaire de mentionner certains éléments. Le premier est que son chargeur, le Lightning, lui appartient. Ce qui permet à la firme de gagner de l’argent assez facilement en faisant payer 10% de commission aux accessoiristes ayant reçu le label « made for Iphone ». Le deuxième élément est celui de « l’enfermement » des clients dans l’univers d’Apple. En étant propriétaire de son câble, Apple sécurise l’accessoire permettant de lier ses produits entre eux. Ce lien entre les produits peut paraitre anecdotique mais il revête en réalité d’une grande importance pour la firme californienne qui utilise la facilité des relations entre ces produits pour donner de l’attractivité à l’ensemble de son environnement technologique. Cependant ce deuxième élément à perdu de l’importance au fur et à mesure de la généralisation de certaines technologies (Spotify, AirDrop, Cloud, Bluetooth…) qui ont remplacé l’usage du fil par des connexions sans-fil.

Une stratégie de lobbying s'abritant derrière les principes de la théorie économique

Cela nous amène au premier rapport de force informationnel de ce sujet. Lorsque la Commission était questionnée en 2018 sur l’idée d’en passer par la loi pour imposer le chargeur universel, une source révélait au Figaro que ce serait une « mauvaise stratégie », que le but au sein de la Commission était « d'avancer sur ce dossier en satisfaisant toutes les parties ». Ce refus de la Commission de passer par la loi en 2018 est très intéressant dans la mesure où on sait que c’est le chemin qu’elle finira par emprunter en 2022. Dès lors, une question très importante surgit : sur quels éléments se fondait la Commission pour estimer que passer par la loi serait une mauvaise stratégie ? Nous pouvons avoir la réponse à cette question en regardant les arguments qu’utilisait Apple pour s’opposer à l’idée du chargeur universel.

La firme avait indiqué à l’AFP que « cette réglementation étoufferait l'innovation au lieu de l'encourager et nuirait aux consommateurs en Europe et dans le monde ». L’argument de « l’atteinte à l’innovation » ne vient pas de nulle part. Cet argument sort en fait de la théorie économique (Paul A. David, 1994)1 selon laquelle l’action publique arrive trop tôt, ou bien trop tard. Trop tôt lorsque l’information nécessaire à la prise de décision n’est pas encore disponible, et qu’il y a donc un manque de recul pour déterminer le meilleur standard. Ou alors trop tard car le temps que l’information nécessaire se révèle un standard se sera déjà imposé et il sera trop difficile de revenir en arrière. Nous pouvons facilement qualifier cette théorie de « libérale » dans le sens où elle préconise en somme de laisser faire le marché et dissuade l’intervention des pouvoirs publics.

La Commission européenne étant elle-même plutôt libérale, cela peut nous amener à penser que les lobbyistes d’Apple ont usé de cette théorie économique pour défendre les intérêts de la marque. Rappelons que Apple dépensait 3,5 millions d’euros en 2019 et 2020 en influence auprès de la Commission européenne. Cet argument de l’atteinte à l’innovation est très contestable dans le sens où l’avenir du rechargement de smartphone sera sans doute le chargement sans-fil. Cette stratégie a pu être très efficace car elle avait la sournoiserie de ne pas lutter directement contre l’idée de l’existence d’un chargeur universel mais seulement contre le principe de la contrainte des fabricants.

Une lutte parsemée de rapports de force informationnels

Dans ce même dossier on peut citer au moins deux autres rapports de forces informationnels : le premier sur la pollution environnementale et le deuxième sur le confort des utilisateurs.

Sur l’aspect environnemental les deux partis prétendaient que leur position était la plus écologique. Selon Apple, en bannissant l’utilisation du Lightning, cela forcerait des millions d’utilisateurs à jeter le chargeur qu’ils utilisaient car devenu inutile. De son côté la Commission européenne montrait du doigt le nombre de câbles jetés annuellement. Cette bataille semble avoir été remporté par la Commission dans le sens où l’argument écologique est l’un de ceux qu’on retrouve le plus souvent dans la presse pour appuyer l’instauration du chargeur universel.

Un autre rapport de force informationnel a concerné le confort des utilisateurs. La firme américaine évoquait que l’interdiction de leur chargeur Lightning obligerait des millions d’utilisateurs à changer leur environnement électronique (casque et écouteurs filaires…) et donc à accroitre leur dépense. Quant à la Commission, elle argumentait que le chargeur universel éviterait d’avoir « des tiroirs entiers » remplis de différents câbles et d’avoir un chargeur capable de convenir à la plupart des produits électroniques. De nouveau, cet affrontement informationnel semble avoir été remporté par la commission pour les mêmes raisons. La quasi-totalité de l’échiquier sociétal (mise à part les blog de consommateurs d’Apple) a pris le parti de l’instauration du chargeur universel, ce qui a mis en lumière la solitude de la marque américaine sur ce sujet.

Qui est sorti vainqueur de cet affrontement ?

Avec l’issue finale que l’on connait il parait assez évident de désigner la Commission européenne « vainqueur » de cet affrontement de plus qu’Apple a annoncé qu’elle installera bien l’USB-C sur ses nouveaux modèles. Mais cette victoire doit être grandement nuancée. Nous pouvons déjà rappeler que les premières discussions autour d’un chargeur universel ont commencé en 2009 mais qu’il ne verra le jour qu’en 2024. D’ici là, il est très probable que les chargeurs sans-fil auront pris de l’importance par rapport au chargement filaire. On peut alors voir les choses de la façon suivante : Apple a réussi pendant presque quinze ans à repousser l’adoption d’une norme qui menaçait l’intégrité de son environnement technologique ainsi qu’une partie de ses revenus directes. Finalement la norme sera adoptée au moment où elle aura le moins d’impact négatif sur la marque. Apple continuera à percevoir les 10% de commission aux accessoiristes sur les anciens produits. Ce sont pour ces raisons que la victoire de la Commission est très légère.

Mathéo Quenault (SIE 26 de l’EGE)

Note

  1. Toward a new economics of science, Paul. A David, Elsevier, Septembre 1994