Le rapport de force informationnel entre la Chine et les Etats-Unis dans l’industrie cinématographique

En 2021, à l’occasion du 100ème anniversaire du Parti Communiste Chinois (PCC), sortait le blockbuster La Bataille de Changjin, film patriotique sur la Guerre de Corée et la victoire remportée contre les forces de l’ONU menée par les Etats-Unis. Dans le contexte de fortes tensions diplomatiques et économiques entre les deux superpuissances, ce film, le plus cher et le plus rentable jamais produit par l’industrie cinématographique chinoise avec près de 300 M$ générés, envoie un message très clair aux Etats-Unis : un autre récit existe et nous allons le faire connaître au monde.

Si Hollywood a, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, bénéficié d’un leadership incontesté dans le domaine du cinéma, la Chine impose aujourd’hui le rapport de force par l’essor de sa propre industrie cinématographique comme par le poids du marché qu’elle représente. L’avantage sera-t-il alors à l’offensive comme c’est le plus souvent le cas ?

Ce rapport de force, qui joue désormais un rôle de premier plan dans la guerre de l’information entre les Etats-Unis et la Chine, ne se contente pas de les mettre en miroir pour comparer leur influence et leur puissance. Il montre toute l’ambiguïté de l’interdépendance qui les contraint à la négociation pour maximiser leurs bénéfices économiques et leur influence respective sur la scène nationale et internationale.

Contexte

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le monde a besoin de rêver à des jours meilleurs et c’est le rêve américain qui s’impose dès 1946, notamment via les écrans de cinéma inondés par les films tournés et non diffusés pendant la guerre. Les réalisateurs, tels que John Ford et Franck Capra œuvrent alors directement au service du gouvernement afin de servir de vecteur de diffusion du patriotisme et du modèle américain.

Si cette influence a pu toucher Hong Kong et Taiwan, le PCC bloque la diffusion des productions hollywoodiennes en Chine continentale après la révolution de 1949. De plus, après le déclenchement de la guerre en Corée, les films américains ont été totalement interdits en Chine qui nationalise son industrie cinématographique en 1953.

On assiste aujourd’hui à un bouleversement de l’ordre cinématographique mondial amorcé depuis 2012. Un nouveau rapport de force apparaît, suscité par le développement des capacités chinoises et l’exportation de ces capacités. Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique plus globale de production et de diffusion massive de produits culturels chinois tels que les téléfilms et les séries télévisées, la littérature…

Au-delà des sociétés privées et publiques exerçant dans le domaine de l’industrie cinématographique, ce rapport de force implique directement les Etats qui, dans un objectif de puissance globale, poursuivent des stratégies de développement économique et de diffusion de leur influence.

Ces stratégies sont à placer dans une grille de lecture à double entrée : nationale d’abord, car le cinéma permet d’exalter le patriotisme des spectateurs et de forger la cohésion nationale nécessaire à la stabilité de l’Etat ; internationale ensuite, car le rayonnement international permet d’exporter des produits et des idées sur lesquels s’appuie l’économie et la politique de l’Etat.

Pour les Etats-Unis, il s’agit de conserver sa posture dominante. Quant à la Chine, dont le gouvernement détient toujours un monopole d’état sur l’industrie cinématographique dans son ensemble, il s’agit principalement de maintenir son régime avec le soutien de la population et de « normaliser » la culture chinoise pour asseoir son influence sur la scène internationale.

Caractéristiques du rapport de force informationnel

Pour décrire le rapport de force informationnel qui oppose les Etats-Unis et la Chine dans l’industrie cinématographique, il convient de distinguer deux aspects complémentaires : le premier est le contenant, qui concerne le vecteur de diffusion de l’information, et le second est le contenu, qui concerne l’information diffusée en elle-même. Le rapport de force est alors un affrontement pour le contrôle des contenants et des contenus.

Approche par le contenant

Cette approche permet de décrire la filière du contenant cinématographique de l’exploitation à la production et la réalisation en passant par la distribution.

Exploitation

Début 2022, la Chine comptait détenait déjà plus de 82 000 de salles de cinéma, soit deux fois plus de que les Etats-Unis. Le groupe immobilier chinois Wanda Entertainment est devenu dès 2012, après son acquisition de la société américaine d'exploitation de salles de cinéma AMC Entertainment, le plus grand exploitant de salles de cinéma au monde. Son dirigeant, Wang Jianlin, est l’un des hommes les plus riches de Chine.

Distribution

La General Administration of Press, Publication, Radio, Film and Television (GAPPRFT), sous l’égide du Département de la publicité du PCC, supervise le contenu des films produits et/ou projetés en Chine.

Comme le marché du cinéma chinois n’est pas ouvert, les studios étrangers qui prétendent y pénétrer doivent opter pour l’un des scénarii suivants :

  • Faire entrer leur production dans les quotas annuels de films étrangers distribués en Chine selon l’accord sino-américain de 2012 (38 en 2019) ;
  • Accepter de vendre des droits de diffusion en Chine à un tarif forfaitaire à la China Film Group Corporation (CFGC), monopole d’Etat, dont la filiale China Film Import and Export Corporation est le seul importateur de films autorisé par le gouvernement ;
  • S’associer avec un studio chinois tel que la China Film Co-Production Corporation (CFCC) une division de la CFGC, qui coproduit et supervise les films coproduits avec des pays étrangers.
  • Il est à noter que la distribution de produits cinématographiques associés à certains producteurs, réalisateurs ou acteurs réputés hostiles à la Chine est purement et simplement interdite et que les quotas peuvent être revus à la baisse par mesure de rétorsion en cas de tensions diplomatiques, notamment sur les questions de la recherche de l’origine du virus de la COVID-19 ou du respect des droits de l’homme.

Production

Si la coproduction est la formule la plus utilisée, c’est qu’elle offre un double avantage. D’une part elle procure à Pékin la plus grande influence sur les contenus et, d’autre part, elle assure à Hollywood d’obtenir plus rapidement et à moindre coût un produit propre à inonder le marché chinois puisque le partenaire chinois joue le rôle d’intermédiaire avec les censeurs qui, à travers lui, sont présents dès le début et à chaque étape de la création du film. Le cinéma chinois noue ainsi des alliances stratégiques avec le cinéma américain.

Cependant, les coproductions sino-américaines sont tout de même tenues de respecter les conditions fixées par la GAPPRFT, en particulier sur le contenu (Provisions on the Administration of Sino-Foreign Cooperative Production of Films, 2004).

La Chine, de son côté, rachète des studios hollywoodiens. Le groupe Wanda Entertainment, a ainsi racheté en 2016 le studio hollywoodien Legendary Entertainment pour 3,5 Md$, soit le plus gros rachat d’une entreprise de divertissement par une entreprise chinoise.

De plus, en 2018, à l’instar d’Hollywood, la Chine a inauguré à Qingdao une véritable « cité du cinéma » de 376 hectares représentant un investissement historique de 6,32 Md$ dédié à l’implantation de studios cinématographiques et au divertissement d’une manière générale. Grâce à ses progrès techniques, notamment réalisés en s’appuyant sur l’expérience cinématographique occidentalisée de Hong Kong, la Chine développe ses capacités dans ce domaine et génère de plus en plus de blockbusters. Elle distance les Etats-Unis et dépasse à présent le millier de films produits par an.

Enfin, le casting constitue un contenant à part entière car les acteurs eux-mêmes, au travers de leurs personnages, comme en tant que personnalités publiques, constituent des vecteurs des messages de leurs prescripteurs. Alors que les acteurs américains affichent leurs orientations politiques, les acteurs chinois sont, quant à eux, autorisés par le gouvernement. L’actrice Zhang Ziyi est à l’écran la parfaite égérie du PCC, tandis que Liu Yifei (Mulan, 2020) se fait le porte-parole du soutien public au PCC en 2019 lors des éventements survenus à Hong Kong et en 2021 contre les soutiens aux Ouighours.

Approche par le contenu

Cette approche concerne la réalisation des films. Les messages véhiculés par les images, les personnages, les dialogues, les situations, sont de nature à influencer la pensée du spectateur sans que celui-ci en ait nécessairement conscience.

La nature des messages est variée : elle va de la simple idée, au message politique ou au révisionnisme historique, en passant par le placement de produits. Leur portée va de la simple suggestion à l’adhésion des spectateurs.

Tous les films candidats à la diffusion sur le marché chinois doivent obtenir l’aval de deux comités de censure (China Film Censorship Committee et China Film Review Censorship Committee). Dans cette perspective, Hollywood consent à une autocensure et à un alignement sur le Parti que même Washington ne parvient pas toujours à obtenir et qui marque la force de persuasion de la Chine dans cette guerre informationnelle. Certains films coproduits font l’objet de versions différenciées selon l’audience ciblée.  Sony Pictures Entertainment fourni quelques cas emblématiques de cette autocensure, dont, par exemple, Men In Black 3 (2012) qui, dans sa version chinoise, censure les références à la censure d’internet par le gouvernement chinois.

Le financement de films hollywoodiens par la Chine comme le système de coproduction sino-américaine qui impose lui-même le financement des films à hauteur d’au moins un tiers par le gouvernement chinois imposent de respecter un certain nombre de règles à l’avantage de la Chine : suppression de scènes ou de dialogues, ajout de scènes en Chine, acteurs chinois, intégration d’éléments de la culture chinoise, discours favorable à la Chine…

Le film Iron man 3 (2013) ayant bénéficié d’un investissement important d’une société de production pékinoise et ayant été en partie filmé à Pékin, Marvel Studios en a fait une version chinoise avec plusieurs scènes supplémentaires, pour faire du placement d’acteurs et de produits chinois. Autre exemple emblématique : Top Gun: Maverick (2020) dont l’un des producteurs est la compagnie chinoise Tencent Pictures, associée à Paramount Pictures, et dans lequel les drapeaux japonais et taïwanais ont disparu de la veste de Tom Cruise.

Alors que Pékin pourrait se contenter de couper pour le marché chinois les films étrangers après leur lancement, le PCC va jusqu’à influencer leur création. Il ne s’agit donc pas simplement de ne pas montrer une image défavorable à la Chine, mais bien d’en produire une image favorable. La censure est donc dissimulée et la promotion de la Chine passe pour un acte volontariste des studios hollywoodiens.

Analyse du rapport de force : vers une coopétition ?

En 2020, le box-office chinois s’impose sur le marché cinématographique en dépassant pour la première fois les Etats-Unis. Cependant, le résultat intermédiaire de 2022, montre que celui-ci est en baisse et se trouve à nouveau dépassé par le box-office américain (2,461 Md$, contre 2,458 Md$).

Au-delà de deux industries en compétition, ce sont bien deux Etats qui s’affrontent pour la maitrise du récit et l’influence. C’est le rêve américain contre le rêve chinois.

Les deux protagonistes ont bien saisi l’importance de contrôler la chaine de valeur de l’industrie cinématographique en adoptant une double approche par le contenant et par le contenu. L’enjeu est de maitriser l’information, de sa création à sa diffusion à l’audience ciblée.

Cet enjeu semble d’autant plus stratégique pour la Chine qui vient concurrencer les Etats-Unis dans ce domaine en proposant une alternative au modèle américain et en normalisant son propre système social, culturel et économique. Elle affirme également sa puissance internationale sur le plan diplomatique et militaire. Elle fait notamment état des capacités de projection et de combat de l’Armée Populaire de Libération et se positionne en mesure de concurrencer les Etats-Unis pour le rôle de protecteur de l’humanité, comme dans les suites Wolf Warrior (2015 et 2017) et Wandering Earth (2019).

Le rapport de force informationnel initialement favorable aux Etats-Unis bascule progressivement du côté de la Chine en procédant plutôt d’un rééquilibrage que d’une inversion du rapport de force. Hollywood a de plus en plus besoin du marché chinois. Ces dernières années les blockbusters américains ont généré davantage de recettes en Chine qu’aux États-Unis. Grâce à son poids économique sur le marché cinématographique mondial, la Chine dispose d’un important levier d’influence sur le contenu. Et, si la tentative de séduction du marché chinois par les Studios Marvel avec la sortie en 2021 de Shang-Chi et la Légende des Dix Anneaux s’est avérée un échec, c’est sans doute en raison de l’absence de co-production chinoise.

D’une manière générale, on observe que, ce qui relève du soft power vis-à-vis du public, est obtenu grâce à une alternance de soft et de hard power en coulisses. Les suggestions d’autocensure poussant Hollywood à internaliser la contrainte présentée par le marché chinois procèdent plutôt du soft power, tandis que les quotas, la censure et les interdis procèdent davantage du hard power.

Les films hollywoodiens sont donc amenés de gré ou de force à transmettre une image de la Chine comme puissance bienveillante et d’accréditer son influence sur la scène internationale en lui faisant une part de plus en plus déterminante dans l’histoire comme dans l’action. A la scène comme à la vie, les Chinois sont donc fortement associés à la réussite de l’entreprise et s’illustrent comme acteurs clés et incontournables.

La difficulté du cinéma chinois à s’exporter

D’un autre côté, grâce à ses investissements et aux récents progrès techniques de son industrie cinématographique, la Chine semble jouir d’une indépendance nouvelle qui, couplée à un regain de nationalisme chinois donnant la préférence du public aux productions locales au détriment des productions américaines, plaide pour un rapport de force en sa faveur.

Cependant, exception faite de quelques productions comme Tigre et dragon (2000) qui est le film en langue étrangère le plus rentable de l’histoire aux Etats-Unis (130 M$ au box-office américain et 214 M$ de revenus générés en dehors de la Chine), le cinéma chinois peine quant à lui à s’exporter et à pénétrer les marchés internationaux. Les recettes réalisées en dehors du territoire national n’excèdent jamais 5% (contre 65% en moyenne pour les films américains).  Ses capacités de développement comme son pouvoir de rayonnement s’en trouvent limités. Les raisons des difficultés du cinéma chinois à toucher le public en dehors de ses frontières résident dans son caractère nationaliste ainsi que dans les importants biais culturels et historiques qui empêchent le public étranger d’accéder aux références proposées. La coproduction sino-américaine La Grande Muraille (2016) avec Matt Damon, montre bien qu’il ne suffit pas d’introduire une vedette américaine dans une épopée chinoise pour convaincre le public outre-Atlantique.

Pékin a donc toujours besoin d’Hollywood pour pénétrer non seulement le marché américain, mais également le marché mondial. Depuis plusieurs années, l’industrie cinématographique chinoise connait quelques déboires. A titre d’exemple, les investissements réalisés depuis 2012 par Wanda Entertainment pour moderniser et étendre son parc de complexes cinématographiques se soldent par une dette croissante qui pousse le groupe à vendre la plupart de ses actions. L’essor des plateformes de vidéos à la demande (Netflix, Amazon Prime Video et Disney+…) et de streaming ne sont peut-être pas étrangères à ce recul. Or, le PCC voit d’un très mauvais œil les investissements risqués à l’étranger et l’endettement qui en découle. Il se méfie également de l’enrichissement et de l’influence personnels des vedettes et magnas de l’industrie cinématographique. Ainsi, le patron du groupe Wanda, Wang Jianlin, est tombé comme d’autres en disgrâce. Quant à l’actrice milliardaire Zhao Wei, elle a, pour ainsi dire, été « effacée ».

Par ailleurs, on peut noter un certain assouplissement chinois sur certains aspects. Le PCC aura notamment donné son accord à l’ouverture, en 2021, d’un cinquième parc d'attractions du studio américain Universal à Pékin et aura finalement donné son accord pour la sortie en 2022 de la production américaine Les Minions 2 malgré la visite de Nancy Pelosi à Taiwan au mois d’août.

Le remplacement du rêve américain par le rêve chinois n’aura peut-être pas lieu ; du moins, pas dans l’immédiat. Il semble pour l’instant préférable d’envisager le rapport de force informationnel entre les Etats-Unis et la Chine dans l’industrie cinématographique comme un jeu coopératif et non comme un jeu à somme nulle. En effet, malgré la compétition économique affichée entre les deux superpuissances, elles trouvent ici un intérêt mutuel à coopérer. Il s’agit d’une collaboration de circonstance qui permet à l’une est l’autre de maximiser leurs bénéfices économiques et politiques selon les circonstances et les objectifs fixés. Elles ont besoin l’une de l’autre à des niveaux et des degrés différents et équilibrent ainsi le rapport de force informationnel dans une relation gagnant-gagnant.

CG (SIE 26 de l’EGE)

Sources

P. Charon et J.-B. Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien, rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Paris, ministère des Armées, 2e édition, octobre 2021.

Diplomatie, Les grands dossiers N°62, juin-juillet 2021, pages 15-16.

Made in Hollywood, Censored by Beijing: The U.S. Film Industry and Chinese Government Influence, ONG PEN America, 2020.