Le rapport de force sino-taiwanais en Somalie

« Il y a plus de 600 ans, le navigateur Chinois Zheng He arrivait à Mogadoxo, l’actuelle Mogadiscio, capitale de la Somalie. […] L’époque a changé, tout comme le Monde. Pourtant l’amitié traditionnelle entre la Somalie et la Chine a su résister aux siècles et à la distance »   Fei Shengchao, ambassadeur de Chine en Somalie, dans un article paru le 2 novembre 2021      

Depuis la réouverture de son ambassade à Mogadiscio en 2014, la Chine investit dans la santé, les infrastructures routières et portuaires, l’aide humanitaire ou la prospection minière. Face à l’incapacité des gouvernements somaliens à répondre aux problématiques sécuritaires et humanitaires qui impactent sa population, l’engagement direct chinois dans le pays est accueilli à bras ouvert par les autorités. Néanmoins, l’entièreté du territoire somalien n’est pas acquise à la cause de Beijing.

Et pour cause le Somaliland, Etat sécessionniste non reconnu par la Somalie, qui représente une majeure partie du nord-ouest du pays, se montre réticent aux investissements chinois sur le territoire qu’il contrôle. Dans sa quête de reconnaissance par des puissances étrangères, la route du Somaliland l’a mené à faire de Taïwan l’un de ses principaux partenaires en matière de santé, d’éducation et d’exploitation des ressources naturelles, le pétrole en tête. Dossier ô combien épineux pour le Parti Communiste Chinois (PCC), qui fait de l’intégration de l’île à la République Populaire de Chine (RPC) la priorité nationale, les relations entre Taïwan et le Somaliland viennent se superposer, et depuis 2019 se confronter, à celles que Beijing et Mogadiscio entretiennent depuis le début des années 2010.

Un contexte géopolitique complexe : deux Pays, quatre systèmes

La Chine a fait de la corne de l’Afrique l’un de ses bastions stratégiques. Les opérations d’influence chinoises dans la région se conjuguent avec les tentaculaires nouvelles routes de la soie maritimes, numériques (BRI) et aux projets d’infrastructures qu’elles nécessitent. Beijing diversifie la nature de ses partenariats dans la région depuis 2014, l’Ethiopie reste son interlocuteur économique et politique privilégié et Djibouti abrite sa base militaire. La place de la Somalie dans la stratégie chinoise a, elle, d’abord été de permettre à la marine chinoise d’afficher sa nouvelle puissance militaire. Pour répondre au fléau de la piraterie au large des côtes somaliennes et pour la première fois dans l’histoire de la RPC, des bâtiments de guerre chinois avaient été envoyés dans les eaux internationales pour escorter des navires à travers le golfe d’Aden en 2008.

Le faible intérêt chinois pour les affaires somaliennes avant le lancement de la BRI en 2013 s’explique également par le chaos ambiant dans lequel le pays est plongé. A la chute de la dictature militaire de Syiad Barré en 1991, L’Etat est laissé « failli » et La population exsangue. Sans système administratif stable et en proie aux rivalités claniques et aux ingérences d’acteurs étrangers, le pays devient un terreau fertile pour la piraterie et pour l’apparition du groupe salafiste djihadiste Al Shabaab, qui représente, à partir le milieu des années 2000 la principale source d’insécurité dans le pays. En parallèle des violences continues depuis la fin de la dictature Barré, la Somalie doit également faire face aux aspirations sécessionnistes de plusieurs de ses régions, dont le Somaliland, la plus « structurée » d’entre elles.

Ancienne colonie britannique dans la région, le Somaliland se joint à sa voisine italienne pour former la Somalie en 1960 avant d’autoproclamer, une nouvelle fois, son indépendance après les événements de 1991. En profitant de la disparition pure et simple de toute forme d’état somalien pendant presque 20 ans et en s’appuyant sur une identité régionale déjà forte, les autorités successives du Somaliland développent un tissu administratif et politique stable pour la région, un drapeau, une monnaie et désigne Hargeisa comme sa capitale. Face à l’intransigeance de Mogadiscio sur son statut, le Somaliland se lance dans sa quête de reconnaissance internationale et joue sur le tableau politique, en nouant des relations avec des puissances étrangères et régionales (Royaume uni, Danemark, Kenya, Ethiopie) et sur le tableau économique, en exploitant entre autres la ville portuaire de Berbera (installation de zone franche, stockage de conteneurs).

C’est dans ce cadre que le Somaliland commence à se rapprocher du gouvernement taïwanais à partir de 2009, avec qui il partage des velléités de reconnaissance internationale. L’île voit en effet son statut d’Etat indépendant particulièrement remis en cause depuis le début des années 2000 et le chantage chinois exercé sur quiconque souhaiterait reconnaître la souveraineté et la légitimité du gouvernement taïwanais. Taïwan perd 14 de ses 15 soutiens sur le continent après l’explosion des échanges entre la Chine et l’Afrique. Depuis 2019, le dernier état africain à encore maintenir des relations avec la République de Chine est le royaume d’Eswatini, enclavé entre l’Afrique du Sud et le Mozambique.

La naissance du rapport de force entre les partenariats Chine - Somalie d’une part et Taïwan-Somaliland de l’autre est une réponse aux problématiques transversales auxquelles est confronté chacun des acteurs.

Le territoire somalien au cœur du rapport de force

En dépit des difficultés de développement inhérentes à son histoire récente, la Somalie possède des particularités en termes de ressources naturelles et de positionnement géographique qui ont fait d’elle un nouveau territoire sur lequel Chine, Taïwan, et leurs alliés respectifs s’affrontent.

Située à la fois face à l’océan Indien et avant le détroit de Bab-el-Mandeb, le positionnement géographique de la Somalie est une des clés stratégiques pour comprendre le regain d’intérêt dont elle bénéficie depuis 2013. Toute sa côte Est fait face au monde asiatique et océanien.  Elle sert donc d’interface avant d’emprunter le détroit qui permet d’aller jusqu’au canal de Suez, porte d’entrée de la Méditerranée. La Chine sait qu’elle a besoin de cette interface pour mener à bien ses projets des routes de la soie numérique. Lorsque Hengtong, géant chinois du numérique a annoncé le projet de construction du câble sous-marin PEACE reliant Gwadar à Marseille en passant par Suez, Beijing s’est engagé à proposer une aide financière et humanitaire supplémentaire au gouvernement Somalien en échange de la construction d’infrastructures permettant au câble de passer par les ports de Kismayo, Mogadiscio et Bosaso.

La côte Nord, quant à elle, permet au Somaliland de se poser en alternative à Djibouti via le port de Berbera afin de répondre aux besoins sécuritaires dans le Golfe d’Aden et le détroit de Bab el Mandeb. Si Beijing possède déjà une base militaire dans la région et se concentre sur son partenariat avec le gouvernement de Mogadiscio, les officiels Taïwanais eux, affichent un net intérêt pour investir dans le principal complexe portuaire déjà sous pavillon émirati.

Couplé à son positionnement géographique, la présence le long de ses côtes, les plus grandes du continent, de ressources halieutiques attire les compagnie chinoises et taïwanaises. Si dès 1991, les navires-usines chinois et taïwanais pillaient les côtes somaliennes riches en thons et mollusques, on observe un changement de paradigme côté chinois. Dans sa proposition de partenariat « gagnant – gagnant » avec les pays africains dont la Somalie, la Chine affiche sa volonté de faire entrer ses activités de pêches dans le cadre légal. Ainsi, Beijing et Mogadiscio signent en 2019 un accord permettant à 31 navires chinois de pêcher dans les eaux somaliennes, sans pour autant endiguer le phénomène de la pêche illégale, y compris dans celles revendiquées par le Somaliland.

Enfin, les capitaux taïwanais et chinois convergent vers la prospection et les droits d’exploitations du sous-sol de la Somalie (via le chinois CCECC - China Civil Engineering Construction Corporation) et du Somaliland (via CPC ou Taiwan Chinese Petroleum).

Néanmoins, si au cours de la dernière décennie les gouvernements de la Somalie et du Somaliland ont accordé à de nombreuses compagnies étrangères des droits pour l’exploitation de blocs pétrolifères, l’exploitation reste en elle-même soumise à des impératifs de fiabilité, de stabilité et de sécurité qu’aucun gouvernement local (somalien ou somalilandais) n’est en mesure d’apporter à l’heure actuelle. Malgré la présence confirmée d’immenses réserves de pétrole et de gaz off et onshore dès 1980 et la volonté chinoise et taïwanaise d’investir dans les infrastructures d’extraction et de raffinage, la Somalie n’est, à ce jour, toujours pas un pays capable d’extraire massivement ses hydrocarbures.

Attaques médiatiques et cristallisation des tensions depuis la crise de la Covid 19

Dès 2010, la Chine a proposé des partenariats dans l’énergie, la santé et les transports au Somaliland. D’abord enthousiaste sur la possibilité de percevoir une aide financière du rival de Taipei, le Somaliland a effectué un tournant brutal de sa politique étrangère à partir de 2019, mettant clairement en exergue la séparation entre son alliance avec Taipei et celle entre Beijing et Mogadiscio.

En Juillet 2020, après plusieurs mois de négociations secrètes, le Somaliland et Taïwan annoncent l’ouverture de représentations et la nomination d’un ambassadeur dans chacun des deux pays, Beijing et Mogadiscio critiquent ouvertement une « provocation ».  Depuis cette déclaration, les deux camps resserrent leurs liens diplomatiquement et économiquement, on assiste à l’alignement de Mogadiscio sur la position de Beijing (vote à L’ONU en soutien de la Chine dans le cadre du traitement des Ouïghours, rupture de contrat avec des pays alliés à Taïwan) et à un partenariat entre Hargeisa et Taipei plus que jamais renforcé.

On constate également une recrudescence des provocations via des médias interposés depuis 2020, le gouvernement somalien intervient après chaque investissement étranger au Somaliland en les considérant nuls et non avenus, la Chine multiplie désormais les déclarations sur le danger que représente le Somaliland pour l’intégrité territoriale somalienne. De leur côté, Taipei estime que Beijing « ne peut pas dicter au Somaliland ses relations avec Taiwan », tandis qu’en août dernier, l’ambassadeur chinois en Somalie désirant venir rendre hommage aux victimes d’un incendie à Hargeisa s’est vu refuser sa visite.

Mathis Laurier (SIE 26 de l’EGE)


Sources :

Askar, A - Taiwan-Somaliland Relations: Impact on the Future of Chinese Influence in the Horn of Africa – 09/08/2020.

Emerson Lim, « Taiwan opens representative office in Somaliland » - Focustaiwan.tw, 17/08/2020

Morice, F « Une solidarité diplomatique stratégique entre Taïwan et le Somaliland » 13/02/2022.

Munday, D - China, Taiwan and Africa: The case of Somaliland – 07/09/2020.

Shengchao, F - Distance, time no barrier to China-Somalia ties By Fei Shengchao – 02/11/2021 - China Daily.

Ya-shih, Somaliland sign energy cooperation agreement - 05/24/2022.

Le Somaliland ouvert à des investissements de Taïwan dans le secteur pétrolier et gazier – 14/02/2022.

Somaliland offers to resist growing Chinese influence in Africa as it seeks US recognition 15/01/2022. South China Morning Post.com

https://global.chinadaily.com.cn/a/202111/02/WS618084d7a310cdd39bc72af5.html

https://www.submarinecablemap.com/submarine-cable/peace-cable