Le Sénégal au cœur d’une guerre de l’information au sujet de l’énergie électrique intelligente

Pour satisfaire les besoins énergétiques de ses quinze millions d’habitants, le Sénégal s’appuie presque exclusivement sur une société nationale dénommée SENELEC, la société nationale d’électricité du Sénégal. Cette société est une société anonyme (SA) à participation publique majoritaire avec un capital de 175,2 milliards de FCFA (26,7 Millions d’Euros). L’Etat du Sénégal a signé avec elle un contrat de concession portant sur la production, le transport, la distribution, l’achat et la vente en gros et au détail, l’importation et l’exportation de l’énergie électrique. En 2021, la Senelec présentait un chiffre d’affaires 468,2 milliards de FCFA soit 712,9 millions d’Euros et un résultat net de 44,9 milliards de FCFA soit 68,4 millions d’Euros. Cinq années auparavant, en 2016, la société présentait un chiffre d’affaires 335,5 milliards de FCFA soit 510,9 millions d’Euros et un résultat net de 30,5 milliards de FCFA soit 46,4 millions d’euros.

Des pertes électriques en ligne trop importantes

Malgré ces résultats plutôt reluisants, la Senelec fait face depuis sa création à un enjeu de taille, à savoir un taux de déperdition de l’énergie produite de l’ordre de 16% à 17% soit une perte qui se chiffre à 1273,4 milliards de FCFA (1,94 milliards d’euros) dont 636,7 milliards de FCFA (969,5 millions d’euros) de pertes non techniques (erreurs de facturations, fraudes, anomalies sur compteur…) en une décennie.

Ce problème de déperdition de l’énergie ajouté à plusieurs autres enjeux dont les besoins de montée en capacité de production et un meilleur maillage du territoire national ont poussé Mouhamadou Makhtar CISSE alors directeur général à commanditer un plan stratégique quadriennal baptisé Yessal (Renouveler en langue Wolof). Cette étude publiée en novembre 2016 visait à faire de la SENELEC, à l’horizon 2020, une entreprise performante, attractive au service de la satisfaction de ses clients et du développement économique et social du Sénégal.

La conception de nouvelles solutions 

La production du plan stratégique 2016-2020 Yessal est confiée au cabinet « Performances Group ». Amadou Ly, doté d’une expérience d’une dizaine d’années dans le secteur de l’Energie, notamment au sein du géant Français EDF est le consultant en charge de mener l’étude et de voir de l’intérieur les problématiques auxquelles la SENELEC est confrontée. Il est resté à la SENELEC en tant que consultant conseiller spécial du DG à l’issue de cette étude.

Ce rapport préconise le déploiement d’une nouvelle organisation et de plusieurs nouvelles solutions innovantes pour assurer le positionnement stratégique de la SENELEC à l’horizon 2020. L’axe 5 de l’étude, « Diversification des activités et innovation », préconise entre-autres :

. « D’étudier la faisabilité de développer une filiale de fabrication d’équipements électriques (montage de compteurs intelligents et prépayés, équipements et accessoires de réseau) pour accompagner l’électrification du pays ».

. « De développer ou soutenir le développement de solutions numériques à haute valeur ajoutée pour la clientèle permettant une gestion proactive de la relation client et le contrôle intelligent de la demande avec une priorité élevée. »

L’émergence d’un champion national 

Dès le mois de juin 2017 la SA AKILEE était créée. L’un des principaux objets de cette société est comme le dit son Directeur Général, Amadou Ly, « réduire drastiquement les niveaux de pertes techniques et non techniques (faut-il rappeler que dans la plupart de nos pays les pertes se situent autour de 16 à 17% dans la distribution et représentent le plus souvent des centaines de millions d’euros dont nos économies ont besoin par ailleurs) ».

AKILEE propose des réseaux intelligents (Smartgrid) pour l’identification, la localisation et la réduction drastique des pertes (notamment celles non techniques) et un système de comptage intelligent (Advanced Metering Infrastructure) pour accroitre la performance opérationnelle des producteurs/distributeurs d’énergie électrique.

AKILEE est détenu à 34% par la SENELEC et majoritairement par le groupe Integrated-Negawatt-Energy-Services (I-NES) créé cinq années plus tôt par Amadou Ly. Le conseil d’administration de AKILEE est dirigé par un haut cadre de la SENELEC.

L’année suivante AKILEE démarrait les négociations avec la SENELEC pour la fourniture de compteurs intelligents et le système d’information inhérent à ces compteurs. Le 11 février 2019, AKILEE et la SENELEC signaient un accord qui devrait permettre à la SENELEC de réduire 27% de ses pertes sur une durée de dix ans. Le contrat est une convention règlementée Ohada négociée entre les deux parties sans appel d’offre, pour un montant total de 187 milliards de FCFA (284,8 millions d’Euros). Il est signé par le DG Mouhamadou Makhtar CISSE par habilitation unanime du Conseil d’administration, dont un certain Pape Mademba BITEYE, membre siégeant.

AKILEE entend équiper la SENELEC de 2,7 millions de compteurs intelligents, ce qui permettrait une réduction des pertes de 17% à 12,8% sur la période et permettrait donc de recouvrer 345,2 milliards de FCFA (525,6 millions d’euros) de perte sur un potentiel de 1273,4 milliards de FCFA (1,9 milliards d’euros) pour la période allant de 2019 à 2028. Ce déploiement serait accompagné de la mise en place d'une solution de paiement des clients par monnaie électronique et l’installation et l’exploitation du système de comptage et du SIA.

Les deux entreprises avaient bien-entendu signé une clause réciproque d’exclusivité et de non-concurrence.

AKILEE envisageait de créer avec ce contrat 750 emplois directs et 2500 emplois indirects. Le patronat Sénégalais tenait avec cette nouvelle boite son PME champion, futur conquérant du marché Africain des compteurs intelligents.

Les leviers de la contre-attaque informationnelle

Le dévoilement de ce contrat, qui est comme nous l’avons démontré ci-haut, le produit d’une haute stratégie de positionnement économique par l’usage de l’information a déclenché une contre-attaque informationnelle impitoyable avec l’apparition de plusieurs acteurs, dans toutes les strates de la société Sénégalaise.

Les lobbies internes à la Sénélec

Certains cadres de la SENELEC et les syndicats ont été les premiers à dénoncer le contrat. Ceux-ci avaient en effet eu vent des démarches d’Amadou Ly et y voyaient une menace pour la pérennité de leur entreprise, un démembrement et une privatisation rampante d’un fleuron national.

Le secrétaire général du Syndicat Sutelec affirmait « Jusqu’ici les informations que nous avons, ne nous ont pas convaincues et les termes qui sont établis dans le contrat font que jusqu’à présent nous demandons l’annulation du contrat. On n’est même pas d’accord pour une renégociation. On veut que le contrat soit rompu ». Même son de cloche pour Serges Dethié Cissé, secrétaire général du syndicat des cadres de SENELEC (SICAS).

La presse

De très nombreux articles dénonçant le contrat sont apparus dans la presse en ligne et la presse écrite :

. « Le Sutelec sur le contrat Akilee : Cet acte répugnant n’est rien d’autre qu’un délit d’initié » - Le Quotidien, le 18 mai 2020

. « Le contrat SENELEC-Akilee est corrompu » - Seneplus le 29 Mai 2020

. « Grosse Arnaque : Le contrat Akilee secoue la Senelec » - Limametti le 5 déc. 2019 

. « Polémique SENELEC/Akilee au Sénégal : que s'est-il vraiment passé ? » - Jeune Afrique le 8 juin 2020

La société civile

La société civile sénégalaise s’est aussi saisie de l’affaire. Les plateformes de lutte « Aar Li Nu Bokk » et « Noo Lank » très actifs dans les luttes de la société civiles ont demandé une renégociation pure et simple du contrat en affirmant que « Ce n’est pas parce que l’investisseur est sénégalais qu’on doit mal négocier le contrat ».

Ils demandent aussi « à l’Etat de revoir la composition du conseil d’administration de la Senelec en y intégrant des représentants du personnel et des consommateurs à travers la société civile ».

Les réseaux sociaux

La guerre d’information n’a pas épargné les réseaux sociaux, notamment Facebook, qui a joué le rôle d’une plateforme de persuasion et d’influence. Une rude bataille entre soutiens et pourfendeurs du contrat a eu lieu. Pendant que les uns dénonçaient un délit d’initié et un contrat mal ficelé, les autres saluaient l’initiative portée pour une fois par le secteur privé national et le rendement d’un tel investissement pour la Senelec. Les influenceurs, avec des milliers d’abonnés n’ont pas hésité à se positionner, alimentant un débat devenu national.

Les lobbys patronaux

La guerre informationnelle par le contenu n’a pas épargné le monde patronal Sénégalais. Le 17 mai 2020, le Président du conseil d’administration du Club des Investisseurs du Sénégal (CIS), Babacar Ngom, publiait par l’entremise de son directeur exécutif une motion de soutien pour l’entreprise AKILEE.

À la suite de cela, le CIS a connu plusieurs démissions dont celles du promoteur immobilier Khadim Kébé (Focus SA), du magnat des médias Madiambal Diagne ou de l’ancien ministre des Finances du Sénégal, Amadou Kane. Ces derniers ont accusé Babacar Ngom d’avoir signé cette motion de censure sans l’approbation et sans la consultation des membres du conseil d’administration du club des investisseurs.

Babacar Ngom, Président du conseil d’administration a fini par s’excuser dans une lettre publique, le 23 mai 2020. Dr Abdourahmane Diouf, Directeur exécutif du CIS démissionne le 14 octobre 2021.

Le monde politique

D’après le député Mamadou Lamine DIALLO, «la Senelec peut gérer les compteurs intelligents en interne…. Ce contrat doit être annulé et les auteurs de cette forfaiture traduits en justice ».

Pour la Convergence Républicaine Démocratique regroupant entre autres les partis de l’ex-Premier ministre Abdoul Mbaye et de l’ancien ministre de l’Énergie Thierno Alassane Sall il y a manifestement « délit d’initié ». Ils dénoncent « la distinction opérée entre la propriété des compteurs et la plateforme de leur gestion, qui empêche la SENELEC de changer de fournisseur et de prestataire au terme des dix années de contrat, sauf à devoir changer tous ses compteurs et à acquérir une autre plateforme ».

La guerre politico-juridique

Le 24 avril 2019 Pape Mademba BITEYE, ancien membre du conseil d’administration de SENELEC, ayant précédemment approuvé le contrat avec AKILEE est nommé directeur général de la société, en remplacement de Mouhamadou Makhtar CISSE devenu Ministre du pétrole et des énergies. Dès lors une guerre souterraine va se déclarer entre les deux hommes.

Le nouveau DG dénonce le contrat qu’il avait jadis approuvé. On dit qu’il est soutenu dans ce combat pour les hautes instances du palais présidentiel ; son adversaire aurait les dents longues et lorgnerait un peu trop tôt le fauteuil présidentiel.

La nouvelle direction de la Senelec, jugeant scandaleuses les conditions de création d’Akilee, dans laquelle elle détenait 34%, avait fini de saisir le tribunal pour une dissolution pure et simple de celle-ci. Dans son verdict rendu le 17 février 2021, la première chambre correctionnelle a rejeté la requête de la Senelec. Elle a suivi l’avis des enquêteurs de l' Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP), qui fut saisie un peu plus tôt par les syndicalistes de la Senelec avaient considéré que la société Akilee pouvait être analysée comme une filiale de la Senelec, en ce que cette dernière détenant 34% du capital social, peut, en droit des sociétés, faire obstacle à une prise de décision au cours d’une assemblée générale de cette société. « De plus les conditions de création de cette filiale … sont conformes avec le droit commun des sociétés commerciales ».

Selon la cellule d’enquête « le contrat liant Senelec à Akilee, relatif au déploiement et à l’exploitation d’un système de comptage intelligent, est le résultat d’un long processus de contractualisation placée sous l’égide des dispositions de l’acte uniforme de l’Ohada sur les sociétés commerciales ».

Cette cellule d’enquête préconisait enfin une renégociation du contrat notamment celle de la clause d’exclusivité et en incluant par exemple une clause d’adaptation et de stabilité des prix.

Le 31 mai 2020, Amadou Ly annonçait dans les médias qu’il était prêt à renégocier.

La victoire du troisième larron

Le 05 juillet 2021, cette guerre économique autour du marché des compteurs électriques intelligents a vu l’apparition d’un acteur qui, jusque-là, était inconnu. En effet la direction centrale des marchés publics (DCMP) avait émis un avis négatif sur la demande de passage d’un marché en entente directe entre la Sénélec et la société PowerCom pour le déploiement de compteurs intelligents.

POWERCOM LD est un groupe Israélien dirigé par Yackov Dar. La Sénélec souhaitait donc passer avec cette société une entente directe (marché de gré à gré) d’une valeur de 12,8 milliards de FCFA (19,5 millions d’euros) pour la fourniture de 250.000 compteurs modulaires prépayés intelligents.

Après ce refus de la DCMP, la Sénélec a saisi le 13 juillet 2021 l’autorité de régulation des marchés publics (ARMP) pour solliciter l'autorisation de conclure le marché par entente directe avec POWERCOM LD.

Le comité de règlement des différends de l’ARMP, par la note « 171/2021/armp/Crd/Def » du 15 décembre 2021 donnait l’autorisation à la Senelec de procéder à la signature du contrat.

Entre-temps, par une lettre à la date du 14 décembre 2021 (Lettre n°0653 PR/MSG/CS-MD), le Ministre Secrétaire général de la présidence de la République du Sénégal avait appuyé la demande de passage du marché de gré à gré entre la Sénélec et POWERCOM LD. Le ministre a tenu à certifier que « la conclusion du marché par entente directe entre la Sénélec et la société POWERCOM LD et son classement au registre du secret doivent être autorisés immédiatement ».

L’article 76 du code des marchés publics venait de mettre fin au débat. Le groupe POWERCOM LD avait gagné une grande bataille informationnelle par le contenu ; le groupe AKILEE n’avait pas perdu la guerre, elle est encore à ce jour filiale de la Senelec.

 Cheikh Tidiane Cisse
Auditeur de la 41è promotion de la MSIE de l’EGE

Sources