Le système métrique, un encerclement cognitif sans pareil

Mesurer est un acte banal. A la source de toute activité humaine, il sous-tend une démarche scientifique dont la dimension sociale, économique et géographique compte dans notre quotidien. Mesurer a interrogé et tourmenté, des siècles durant, dirigeants et populations de ce monde. Il faudra attendre une révolution pour que l’idée de poids et de mesures dédiée "à tous les hommes et à tous les temps", se fige enfin… et des dizaines d’années d’un encerclement cognitif mené par des scientifiques et des diplomates pour une adoption définitive du système métrique par tous les pays, exception faite des États-Unis, du Liberia et de la Birmanie.

Quand les cahiers de doléances engagent le mouvement

À la fin de l'Ancien Régime, la multiplicité des mesures en France s'apparente à un véritable chaos. Talleyrand, le « diable boiteux » mais le prince des diplomates, dénonce, en 1790, « cette variété dont la seule étude épouvante ». On recense alors, entre 600 et 800 unités de mesure. Le peuple qui s’exprime à travers les cahiers de doléances des trois ordres (clergé, noblesse et tiers état) revendique une des principales demandes, à savoir qu’il n’y ait qu’un poids et une seule mesure. Louis XVI, peu enclin à la politique mais attiré par les sciences, est favorable à ce projet et accompagne le mouvement.

La voie au processus de réforme des poids et mesures est alors ouverte la nuit du 4 août 1789 avec l'abolition au nombre des privilèges de celui de l'étalonnage, premier début d’un encerclement cognitif. Le 9 mars 1790, Talleyrand relaie, auprès de l'Assemblée constituante, les suggestions des scientifiques de l’Académie : chercher dans la nature, une mesure universelle et invariable. Le terme du mètre apparaît alors, mais n'est officialisé qu'avec la loi du 1er août 1793. Par ce texte, la Convention donne la première version du système métrique, c’est-à-dire un mètre "provisoire".

Parallèlement, commence alors l’épopée du calcul du mètre pour les géodésiens Pierre Méchain (1744-1804) et Jean-Baptiste Delambre (1749-1822). Ils sont dépêchés par les révolutionnaires à mesurer physiquement l’arc de méridien entre Dunkerque et Barcelone, et passant par l’Observatoire de Paris, cher à la royauté. Leur but : définir précisément la longueur du mètre, fixée à la dix millionième partie du quart du méridien terrestre, selon les savants de l'Académie. « Le mètre serait éternel car tiré de la Terre, elle-même éternelle, sans aucune référence aux intérêts de l'homme. Il serait indépendant de toute négociation sociale et de tout changement temporel ».

Périple hautement romanesque, les deux hommes quittent la capitale dans une berline avec les cercles répétiteurs de Borda, leurs précieux instruments de calcul.  Les deux tiers supérieurs, de Dunkerque à Rodez, incombent à Delambre et le parcours Rodez-Barcelone, à Méchain. Ils utiliseront la méthode de triangulation qui va nécessiter plus de cent triangles pour jalonner l’arc du méridien. Sur ce parcours nos deux géodésiens vont connaître bien des mésaventures : arrestations, révocations temporaires, ou encore endommagements et destructions de leurs ouvrages géodésiques. En effet, les signaux de repérage qu’ils utilisaient pour leurs observations excitaient la méfiance de la population ; les étoffes de couleur blanche rappelaient la royauté, une couleur contre révolutionnaire ! Les deux géodésiens achèveront tout de même leur mission et leur calcul.

Une transition poussive

La transition entre l'ancien système de mesures et le nouveau système métrique décimal ne se fait pas sans résistance. L’idée généreuse du début est confrontée à la réalité quotidienne de la population pourtant demanderesse ! Le système métrique est rendu obligatoire en France à l’occasion de son cinquième anniversaire par l'arrêté du 13 brumaire an IX (4 novembre 1800), l'emploi de tout autre système étant interdit. Dans ses mémoires de Saint-Hélène, Napoléon, qui avait naguère soutenu l'expédition géodésique en vue de déterminer la nouvelle mesure, mais pris conscience de la difficulté d'acclimatation à ces nouvelles unités, écrit : « Le besoin de l'uniformité des poids et mesures a été senti dans tous les siècles ; plusieurs fois les états généraux l'ont signalé […]. La loi en cette matière était si simple, qu'elle pouvait être rédigée dans vingt-quatre heures […]. Il fallait rendre commune dans toutes les provinces l'unité des poids et mesures de la ville de Paris […]. Les géomètres, les algébristes, furent consultés dans une question qui n'était que du ressort de l'administration. Ils pensèrent que l'unité des poids et mesures devait être déduite d'un ordre naturel, afin qu'elle fût adoptée par toutes les Nations […]. Dès ce moment on décréta une nouvelle unité de poids et mesures qui ne cadra ni avec les règlements de l'administration publique, ni avec les tables de dimensions de tous les arts […]. Il n'y avait pas d'avantage à ce que ce système s'étendît à tout l'univers ; cela était d'ailleurs impossible : l'esprit national des Anglais et des Allemands s'y fût opposé […] ». L’empereur fustige les scientifiques, mais ne voit pas que celui qui écrit la norme détient le pouvoir.

Les Etats l’ont pourtant bien compris surtout les deux ennemis de la France. Derrière le système métrique, se cache la première révolution industrielle naissante qui a besoin d’un système de mesure cohérent et stable. Ce faisant, deux actions vont parallèlement se jouer et travailler les esprits des populations au cours des XVIIIe et XIXe siècles.  La première action est clairement un enjeu pragmatique qui permet d’assoir la puissance des Etats à travers la cartographie, qui est soutenue indirectement par les observatoires et les académies des sciences, fleurissant en Europe. La deuxième est une action diplomatique au long cours qui cherchera à imposer, à Paris, l’institution gardienne des mesures.

Le dessous des cartes

Au XVIIIe siècle, l'Angleterre et la France, soucieuses d’entretenir leurs flottes en temps de paix et de renforcer leur prestige, vont organiser des voyages scientifiques, considérés comme de véritables opérations de relations publiques et de renseignements tactiques.

Derrières ces périples, les marins assuraient le repérage de nouvelles bases navales, des étapes de rafraîchissement, mais aussi cherchaient à apprécier les pays susceptibles de fournir du bois, des goudrons, et autres matériaux indispensables pour maintenir en place des escadres loin de la mère patrie. De là, découla la fondation de l'Australie, les prises de contact avec la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, etc. Par souci d'économie, il arriva aussi que certaines expéditions reçurent un double objectif, à la fois scientifique et politique, telle celle de Bougainville, (membre du Bureau des longitudes) aux Malouines.

Le monopole de la cartographie marine en France, garantie de secrets et source de revenus, fut officiellement attribué au « Dépôt » en 1773. Il devint, en 1886, le Service hydrographique et océanographique de la marine, le S.H.0.M. qui, actuellement établi à Brest, continue de perfectionner les cartes marines françaises. Le Dépôt développa assez tôt une activité éditoriale, publiant et vendant cartes et atlas de sa fabrication, intitulés Neptunes ou Pilotes. Ces publications vendues librement valurent à la France un grand rayonnement. L’organisation d’une administration calquée sur le Dépôt de la marine, sera bientôt imitée par les autres pays européens.

Une action diplomatique sur fond d’exposition universelle

Sur terre, le système métrique décimal à la fois simple et universel commence à se propager hors de France. Le développement des réseaux ferroviaires, l'essor de l'industrie, la multiplication des échanges exigent des mesures précises. Adopté dès le début du XIXe siècle dans plusieurs provinces italiennes, le système métrique est rendu obligatoire aux Pays-Bas dès 1816 et choisi par l'Espagne en 1849.

L'Exposition universelle de Paris de 1867, véritable opération d’influence, lance un comité des poids et mesures qui se prononce en faveur de l'adoption universelle du système métrique. Cette même année, la conférence géodésique internationale recommande la construction d'un nouvel étalon du mètre et se prononce également pour la création d'un bureau international des poids et mesures.

Napoléon III approuve, par décret le 1er septembre 1869, la création d'une commission scientifique internationale ayant pour but de propager l'usage général du système de mesure métrique. La Convention internationale du mètre se tient à Paris d'abord en 1870, stoppée nette par la guerre, puis redémarrée en 1872. Les travaux de cette commission aboutissent à la fabrication de nouveaux prototypes métriques. En effet, les pays sont dépendants de la France chaque fois qu'il s'agit d'obtenir des copies exactes des étalons du mètre et du kilogramme. Cette subordination à la France, ajoutée au manque d'uniformité dans l'établissement des copies, risquait de compromettre l'unification souhaitée. Le 20 mai 1875 c’est alors, à Paris, la signature par les plénipotentiaires de 17 Etats du traité connu sous le nom de Convention du mètre. Le Bureau international des poids et mesures (BIPM) est créé à cette occasion.

Dans un premier temps, le Bureau international des poids et mesures a pour mission de fabriquer les prototypes internationaux du mètre et du kilogramme qui constituent les deux unités fondamentales. Pour cela, le BIPM est doté d'un crédit de 260 000 francs et l'immeuble domaniale du Pavillon de Breteuil ainsi que ses dépendances lui sont attribués.

Le cas des Etats-Unis d’Amérique

Les missions du BIPM se sont élargies au fil du temps, et progressivement orientées vers l'étude des problèmes métrologiques et des constantes physiques qui conditionnent l’exactitude des mesures lors de la définition des unités (tel que la thermométrie par exemple). Puis, au fil des développements industriels, ses attributions ont été étendues à de nouveaux domaines : les unités électriques (1937), photométriques (1937) ou les étalons de mesure pour les rayonnements ionisants (1960).

Quelques pays refusent l’adoption du système comme les Etats-Unis d’Amérique… Pourtant, aux termes de la section 8 de l’article I de la Constitution des États-Unis, le Congrès a le pouvoir de fixer le standard de poids et de mesures ». Les principales raisons pour lesquelles les États-Unis n’ont pas adopté le système métrique sont simplement le temps et l’argent. Lorsque la révolution industrielle a commencé dans le pays, les usines de fabrication coûteuses sont devenues une source principale d’emplois et de produits de consommation américains. Étant donné que le système de mesures impérial (IS) (mesures britanniques) était en place à ce moment-là, les machines utilisées dans ces usines ont été conçues et tous les travailleurs formés sur ces unités IS. Au Congrès, chaque fois que la discussion sur les systèmes de commutation changeait, l’adoption d’un projet de loi favorisant le système métrique était contrecarrée par les grandes entreprises et les citoyens américains qui ne voulaient pas passer par le fastidieux et coûteux processus de transformation de toute l’infrastructure du pays. Beaucoup ont également estimé que les États-Unis devraient conserver leur système particulier, le différenciant des autres pays et symbolisant leur statut de leader plutôt que de suiveur.

Pour la petite histoire en 1999, un satellite américain s'écrasa sur Mars à la suite d'une confusion d'unités dans un logiciel, preuve qu'un système d'unités réellement universel est scientifiquement nécessaire.

 

Eric Roubert