L’enjeu stratégique du lupin pour répondre aux menaces sur les engrais à la suite de la guerre en Ukraine

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il existe un risque de pénurie d’engrais pour les exploitants agricoles en France. Avec la crise ukrainienne et ses conséquences imprévisibles à tous points de vue, la situation déjà très compliquée l'an dernier devient encore plus difficile et notre capacité à assurer une fertilisation optimum de nos cultures, à maintenir le niveau de notre production alimentaire est potentiellement menacée. La question de la sécurité alimentaire est de nouveau un problème d’actualité pour un certain nombre de pays qui estimaient être moins impactés par cette forme de menace. Le lupin pourrait être un substitut partiel aux engrais azotés issus du gaz norvégien (entreprise Yara), dont les prix flambent depuis déjà 2021.

Les potentialités du lupin

Le lupin comme engrais vert n'est pas une panacée mais ce pourrait être un élément de solution. Le lupin une légumineuse qui contient autant de protéines végétales que le soja.

- C'est une plante qui constitue aussi un fertilisant azoté très riche, en plus d'être une plante excellente pour la structure des sols.

Apport également, mais moindre, en phosphore et en potassium. Avec le lupin on ainsi une part de la fameuse triade NPK en une seule plante.

- Et le lupin c'est aussi de précieux alcaloïdes avec notamment des applications en santé, en cosmétique, en produits phytosanitaires naturels.

Cette plante est très ancienne en Europe. Elle est cultivée depuis l'Antiquité en Méditerranée, puis au nord de la Loire depuis le 18ème siècle. Par exemple il semblerait qu'avant l'importation et l'acclimatation des haricots blancs du Nouveau Monde notre traditionnel cassoulet était fait avec du lupin.

Les ressources du lupin

L'apport en azote des lupins est d'au moins 250 kg par hectare. Les travaux russes ont montré des apports allant même jusqu'à 400 / 450 kg d'azote à l'hectare. Ils ont mesuré en outre des apports de 80 kg /ha en phosphore, et même chose pour l'apport en potassium. Les ressources en semences sont en France, en Allemagne, et en Pologne (3ème producteur mondial de lupin, pas loin de la Russie).  Au Portugal, au Pays-Bas et en Hongrie aussi dans une moindre mesure. 

Au-delà de l'Europe c'est l'Australie, premier producteur mondial, mais il nous faut des semences adaptées à nos latitudes.

Il y a des lupins de printemps mais aussi des lupins d'hiver. Donc pour 2022 il est encore temps de semer : septembre. Le lupin en tant qu'engrais, autrement dit comme substitut possible à des engrais azotés conventionnels (et en substitut beaucoup plus partiel à la potasse et au phosphore) se sème en juin / début juillet, et se fauche environ deux mois plus tard. C'est juste la matière verte, à ce stade, il n'y a pas de grains dans ce cas. Broyage et enfouissement, et après ça on sème à la Toussaint les blés d'hiver par exemple.

Les limites provisoires de l'exploitation du lupin

Les lupins à l’état “sauvage” contiennent beaucoup d’alcaloïdes, qui rendent la plante potentiellement toxique. Aussi dans les années 1920, des chercheurs allemands et soviétiques mirent au point des sélections variétales de lupins doux les rendant beaucoup plus appétant pour le bétail. Ce faisant ils ont cependant rendu la plante moins résistante aux maladies*, ce qui fut un frein à son développement à partir des années 70 (épiphyties de fusariose, puis d’anthracnose). Le procédé mis au point à Florence permettait d’extraire (à température ambiante !) les alcaloïdes des lupins.

Il existait un procédé industriel européen de séparation des alcaloïdes d'avec la plante, qui fut mis au point sur fonds communautaires dans un laboratoire de recherche de la CEE à Florence, par une équipe de chimistes allemands dans les années 80. Une publication scientifique était parue sur les propriétés bio-stimulante des lupins, et le prototype industriel était prêt. Au même moment en France, François Mitterrand avait été convaincu par Michel Jobert de développer la filière. Tout s'annonçait bien. Et puis les choses ont coincé à Bruxelles, à cause de la RFA. A cause des Etats-Unis ? A Florence tout a été arrêté, le labo a été détruit, et les brevets rachetés par une entreprise suisse qui les a mis au placard pendant 20 ans.

Pourquoi la séparation des alcaloïdes du lupin est-elle importante ?

Cette technique pourrait changer la donne pour la filière :

1- Suppression totale de l’amertume dans le produit final. Ainsi il redevient possible de cultiver des lupins amers, plus résistants aux maladies. On pourrait même développer des lupins super amers (de façon contrôlée bien sûr (ne pas créer une plante invasive)).

2- Il a été démontré (publications scientifiques) que les alcaloïdes des lupins ont des propriétés biostimulantes spectaculaires. Des travaux allemands postérieurs au démantèlement du laboratoire ont montré par ailleurs que ces alkaloïdes avaient aussi des propriétés phytosanitaires naturelles (répulsives, contre les limaces par exemple). Depuis une vingtaine d'années des travaux, italiens entre autres (Université de Milan), se sont concentrés sur les applications en médecine (maladies cardio-vasculaires), et les propriétés anti-oxydantes des lupins intéressent l'industrie cosmétique en Russie. 

L'extraction des alcaloïdes des lupins apporteraient une plus-value considérable à la production de cette plante, alors qu'elle a déjà des atouts formidables pour contribuer à l’autonomie alimentaire de la France.

Le lupin aurait pu être un enjeu agricole stratégique pour notre élevage

Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont mené une campagne d’influence dans les pays européens, dont la France, pour imposer le soja dans l’alimentation animale. Le monde agricole français a accepté cette dépendance qui a été négocié lors du plan Marshall. Cette situation dura plusieurs décennies.

Cela fait un demi-siècle que l'Etat en France montre une volonté politique très limitée pour nous défaire de notre dépendance au soja américain. Les travaux de l'INRA sur le lupin avaient été lancés sous Giscard, quelques années après la pénurie de soja américain de 1973. 

Le programme INRA s'est achevé en 2003. Un GIE avec Terrena, Valorex et l'INRA a ensuite été créé. Mais la filière n’a pas décollé.

Entre 2017 et 2019, il a été question de développer davantage la filière lupin en l'élargissant au-delà des deux acteurs nationaux actuels, tout en intégrant ces deux entreprises à la démarche, à savoir Valorex (alimentation du bétail) et le groupe Terrena, qui a racheté les travaux de l'INRA sur le lupin (sélections variétales, brevets sur les semences) et mène aussi des travaux sur le lupin en alimentation humaine.

Des contacts ont été pris avec la Russie car elle était devenue le deuxième producteur mondial et possédait un institut agronomique dédié au lupin depuis 1987. Les initiateurs du projet étaient deux anciens professionnels du secteur agricole, dont un chef d'entreprise, l'ex PDG de Valorex, qui venait tout juste de passer la main à son successeur. Ils ont finalement renoncé à poursuivre et préféré s'investir dans d'autres projets. Valorex, avait en fait d'autres priorités : la création d'un GIE lupin en Bretagne (différent de son GIE avec Terrena et l'INRA).

La guerre en Ukraine réouvre de nouveau débat. Aujourd’hui, la création d’une puissante filière nationale concernant l’exploitation du lupin pourrait sécuriser notre ressource en protéines végétales pour alimenter notre élevage, et se substituer, en bonne partie au moins, au soja OGM en provenance des Etats-Unis (+ Brésil + Argentine).

 

Pierre Versant